La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Re: La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Messagede Pïérô » 01 Juin 2013, 23:54

Mort de Pierre Morain, incarcéré à Loos en 1955 pour son soutien aux révolutionnaires algériens

Mort de Pierre Morain, incarcéré à Loos en 1955 pour son soutien aux révolutionnaires algériens

« Moi je ne suis pas français, je suis ouvrier ». Voilà ce que répondit Pierre Morain au tribunal de Lille qui lui demandait pourquoi lui, Français, participait aux côtés des travailleurs algériens aux violentes émeutes qui retournèrent le centre-ville de Lille ce 1er mai 1955. Pierre Morain, ouvrier du bâtiment installé à Roubaix, anarchiste, sera le premier métropolitain incarcéré pour son soutien aux révolutionnaires algériens. Il est décédé le 27 mai 2013. L’historien Jean-René Genty lui rend cet hommage.

Image

Pierre Morain, à la sortie de la prison de la Santé en mars 1956
(source : tract annonçant la sortie de la brochure « Un homme, une cause… »)


Mort d’un anarchiste !

Pierre Morain est mort le 27 mai 2013 au Larzac où il résidait avec son épouse Suzanne depuis les années soixante-dix. Tous deux participaient à la lutte des agriculteurs du plateau contre l’extension du camp militaire. Au moment de son installation sur le plateau, Pierre Morain comptabilisait alors déjà de nombreuses années de militantisme. Jeune ouvrier du bâtiment dans la région parisienne au début des années cinquante, il militait à la Fédération Communiste Libertaire (FCL) et appartenait à son cercle le plus restreint, « l’Organisation Pensée Bataille » emmenée par Georges Fontenis.

C’est à ce titre qu’il fut envoyé dans le Nord en avril 1955 à la demande du Mouvement National Algérien avec mission d’organiser un comité de soutien aux militants algériens. Les contacts entre Messali Hadj et la FCL étaient alors étroits via l’intermédiaire de Daniel Guérin, qui se réclamait à la fois du communisme libertaire et de la lutte anticolonialiste. Pierre Morain expliquait que, se retrouvant à Roubaix, il n’avait pas eu vraiment le temps de trouver des contacts dans les milieux métropolitains. En revanche, il fut rapidement adopté par les Algériens de Roubaix, travaillant le jour comme manœuvre terrassier chez Carette-Duburcq et diffusant le soir et le week-end Le Libertaire dans les cafés algériens. Le journal consacrait une large place à l’activité des révolutionnaires algériens et Pierre Morain rédigea plusieurs articles importants consacrés à la vie quotidienne des Algériens de Roubaix.

Il fut partie prenante des événements du 1er mai 1955 à Lille au cours desquels les Algériens du Nord encadrés par le service d’ordre messaliste affrontèrent pendant cinq heures les charges des forces de police et de gendarmerie mobile qui tentaient de s’emparer des banderoles proclamant l’Algérie libre et des portraits du Zaïm. Pierre Morain participa aux affrontements aux côtés de ses camarades algériens. Repéré par les différents services – il signait de son nom les articles publiés dans Le Libertaire – il fut contrôlé par des douaniers (la bataille de la frontière entre nationalistes algériens et forces de l’ordre commençait) le 23 mai. Le 24 mai, il fut interpellé par la DST puis relâché. Le 29 mai, Pierre Morain fut arrêté et emprisonné à Loos où il rejoignit les cadres algériens incarcérés à la suite de la manifestation. Tous étaient poursuivis pour « reconstitution de ligue dissoute ». Pierre Morain fut condamné à cinq mois de prison. Après appel interjeté par le parquet, la Cour d’appel de Douai élevait sa peine à un an de prison.

La condamnation du premier « Frère des Frères » de la guerre d’indépendance algérienne en métropole passa assez inaperçue et le cas Morain sortit peu à peu de l’anonymat grâce à l’action du comité de défense emmené par Jean Cassou, Daniel Guérin, Claude Bourdet et Yves Dechezelles. Mais ce fut la prise de position d’Albert Camus dans L’Express du 8 novembre 1955 qui attira l’attention de l’opinion publique sur « la situation d’un jeune militant (…) placé sous les verrous pour avoir manifesté un mauvais esprit en matière de politique algérienne. La protestation, jusqu’à présent a été limitée à d’étroits secteurs de l’opinion. Morain ayant le double tort d’être ouvrier et anarchiste ». Rappelons que jusqu’à sa mort, Camus demeura fidèle à ses contacts avec l’anarchisme et le messalisme.

Pierre Morain quitta la prison de la Santé à la fin du mois de mars 1956 mais il demeurait sous le coup d’une inculpation pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. En janvier 1957, il participait à l’assaut donné par un groupe de « l’Organisation Pensée Bataille » contre la permanence du mouvement Poujade, rue Blomet dans le 16ème arrondissement.

L’aventure du groupe « Organisation Pensée Bataille » se termina par le passage dans la clandestinité et l’arrestation de son principal dirigeant, Georges Fontenis.

Par la suite, Pierre Morain continuera à militer dans la mouvance anarchiste puis alternative.

J.-R. GENTY

Sources : Fontenis Georges, L’autre communisme, histoire subversive du mouvement libertaire, Lucée, Acratie, 1990 ; Comité Pierre Morain, Un homme, une cause, Pierre Morain prisonnier d’Etat, Paris, 1956 ; Témoignage de Pierre Morain, 22 août 1992, archives privées J.-R. Genty ; Témoignage de Georges Fontenis, 23 juin 1992, archives privées J.-R. GENTY ; Collection du journal Le Libertaire, BDIC de Nanterre. Genty J.-R., L’immigration algérienne dans le Nord-pas-de-Calais, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Genty J.-R., Fidaou el Dzezaïr, les nationalistes algériens dans le Nord, Paris, L’Harmattan, 2008.

http://labrique.net/numeros/en-ligne-un ... ncarcere-a
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Messagede bipbip » 13 Juin 2013, 12:31

articles de Pierre Morain dans Le Libertaire (1917-1956)
http://www.lelibertaire.net/catalogue/a ... auteur=360


vidéo.
Reportage réalisé à l'occasion de la sortie du DVD des 10 ans le la CCIPPP, juin 2011.




Le militantisme sans faille de Suzanne et Pierre Morain, 73 ans chacun

LE MONDE | 07.08.03 | 13h08

"Ils sont où les Morain ?" Vingt fois par jour, l'interpellation résonne. Et, à chaque fois, c'est tout le plateau du Larzac qui s'inquiète pour son couple de vieux militants. Inséparables, donnant le coup de main encore et toujours aux "copains". Sans jamais transiger.

A 73 ans chacun, Suzanne et Pierre Morain restent soudés dans la même rigueur militante. Le 14 juillet, malgré la fatigue et la chaleur, ils montaient en car de Millau (Aveyron) pour des opérations coups-de-poing en faveur de la libération de José Bové. Depuis, membres du collectif Construire un monde solidaire, qui organise le rassemblement du plateau du Larzac des 8, 9 et 10 août, ils sont de tous les préparatifs.

Suzanne n'entend plus très bien. Et Pierre n'a jamais été un causeur. Lui, accent titi parisien, un peu ours, était dans le bâtiment. "Maçon" ou "manœuvre", selon le patron qui acceptait de prendre ce syndiqué CGT peu commode, et en général assez vite viré pour son activisme. Suzanne, elle, était institutrice. Le plateau les a accueillis en 1976. Après une histoire déjà longue en batailles.

A 25 ans, jeune communiste libertaire, Pierre a été un des premiers militants français à faire de la prison pour son soutien aux indépendantistes algériens. Après une distribution de tracts appelant au sabotage du matériel de guerre et un 1er Mai à Roubaix (Nord) où il fait le coup de poing avec la police qui impose au cortège syndical de sortir les Algériens de ses rangs, il purge "un an de taule" à Loos pour "atteinte à la sûreté de l'Etat". On est en 1955. Deux ans plus tard, direction la Santé, à la suite d'un plasticage des locaux du mouvement poujadiste à Paris.

"Suzanne et moi, on participait à toutes les bagarres contre l'extension du camp militaire du Larzac. Alors, les gens nous ont dit : pourquoi vous vous installez pas ici ?", raconte-t-il. Pour occuper le terrain face aux militaires, ils s'installent au cœur de la zone expropriée, dans une ferme abandonnée au lieu-dit Les Mares. Vingt- sept ans après, ils y habitent toujours.

Entre-temps, il y aura eu le soutien aux Kanaks mais aussi aux Polynésiens contre les essais nucléaires, aux Japonais qui protestaient contre l'extension d'un aérodrome militaire, aux villages sandinistes, au début de la révolution nicaraguayenne. Sans oublier les mobilisations de la Confédération paysanne.

"Tout cela, c'est beaucoup de travail, mais c'est ce qu'on appelle le retour de solidarité. Tous ces gens qui étaient venus d'ailleurs pour nous aider sur la bataille du Larzac, fallait qu'on les aide à notre tour", soulignent les Morain. Et quand on leur demande si, à leur âge, ils n'auraient pas un peu envie de souffler, Pierre grogne : "On n'a pas à subir la société qu'on nous impose. Et puis, combattre isolément, on s'en sort pas."

Caroline Monnot

[Source : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,32 ... 3-,00.html]

http://nantes.indymedia.org/article/1038



Alter Echo 30 mai (Hommage à Pierre Morain)
émission sur Radio Larzac

Notre ami, compagnon de lutte et voisin, Pierre Morain est décédé lundi 27 mai 2013.

Pierre était le défenseur de tous les "sans", sans-papiers, sans logement, Palestiniens, Faucheurs volontaires... Il était de toutes les luttes avec sa femme Suzanne.
Sa femme qu'il a rencontrée car, emprisoné pendant la guerre d'Algérie, elle lui a écrit en prison pour le soutenir. la guerre d'Algérie, il s'est battu contre à une époque où cet engagement était loin d'être unanime. Pierre faisait partie de ceux qui savent dire "non" au bon moment. De ceux qui font avancer les idéaux de justice et de fraternité. Il était venu en parler à la radio en mars 2009 avec Michel Lefeuvre qui a lutté aussi à sa façon contre cette guerre violente et coloniale.

Salut camarade et toutes nos amitiés à ta femme, Suzanne !

à écouter
(59m 12s - 84.8 Mo - 200 kbps , pour télécharger, utiliser le bouton droit de la souris et faites "Enregistrer la cible du lien sous") :
http://www.radiolarzac.org/telecharger/ ... morain.mp3
.


Dans le dictionnaire des militants anarchistes
MORAIN, Pierre

Au début des années 1950, ouvrier du bâtiment et membre du Syndicat Unique du bâtiment (SUB) de la CNTF, Pierre Morain collaborait au Combat Syndicaliste et le 29 novembre 1953, lors du congrès régional de la 2è Union régionale (Paris) de la CNTF avait été élu à la commission administrative. Il avait également adhéré à la Fédération anarchiste où il était membre du groupe clandestin Organisation Pensée Bataille (OPB) constitué autour de G. Fontenis pour contrôler l’organisation qui devint alors la Fédération communiste libertaire (FCL).

En accord avec le Mouvement National Algérien (MNA) de Messali Hadj, il fut envoyé au printemps 1953 dans le Nord pour y organiser l’agitation anticolonolialiste et la solidarité avec les militants algériens. Il fut l’auteur à cette époque de plusieurs articles parus dans Le Libertaire sur les conditions de vie des travailleurs algériens à Roubaix. Le 1er mai 1955 il participait à Lille aux violents affrontements survenus lors de la manifestation entre les forces de l’ordre et les travailleurs algériens porteurs de banderoles réclamant L’Algérie libre . Arrêté le 29 mai, il fut emprisonné à Loos et poursuivi avec plusieurs responsables du MNA pour « reconstitution de ligue dissoute ». Lors du procès tenu à Lille en août, lorsque le Président lui avait demandé pourquoi en tant que Français il avait manifesté avec les travailleurs algériens, il avait répondu « Non je ne suis pas français, je suis ouvrier ». Condamné avec trois militants algériens à 5 mois de prison, la peine fut portée en septembre à un an à la suite d’un appel du parquet et il fut écroué à la prison de Loos. Il fut le premier français métropolitain emprisonné pour soutien aux révolutionnaires algériens.

Pris en charge par un comité de défense parrainé notamment par Daniel Guérin, Yves Dechezelles, Claude Bourdet, Jean Cassou et avec le soutien d’Albert Camus, Pierre Morain qui avait été interné à la prison de la Santé, fut remis en liberté fin mars 1956 mais resta sous l’inculpation « d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat » suite à un article anti-colonialiste paru avant son incarcération dans Le Libertaire. En février précédent était paru la brochure Un homme, une cause, Pierre Morain prisonnier d’Etat » éditée par le comité de défense.

A sa sortie de prison il rencontra la militante FCL Suzanne Gouillardon avec laquelle il devait se marier en 1957.

En janvier 1957 il participa à l’attaque par un groupe de la FCL du local du mouvement poujadiste rue Blomet dans le 15eme arrondissement de Paris ce qui lui valut d’être arrêté avec plusieurs autres militants de la FCL dont André Nedelec, Jean Le Gars, Paulette Pertois, Gabrielle Bernard et Manuel Rodriguez et d’être condamné avec Le Gars à une très forte amende qui sera couverte par une souscription spéciale et d’être incarcéré à la Santé puis à Poissy jusqu’au printemps 1958.

A sa libération et après la disparition de la FCL suite notamment à la répression, P. Morain s’intalla avec sa compagne dans la Nièvre où il allait militer au syndicat CGT du bâtiment de Nevers et adhérer au Parti communiste dont il fut par la suite exclu à la fin des années 1960 pour « orientation pro-chinoise ». Début mai 1968 il fut avec Georges Fontenis l’auteur d’un appel aux anciens de la FCL et aux militants de lUnion des groupes anarchistes communistes (’UGAC). Lié un temps à la Gauche Prolétarienne, il constitua au début des années 1970 le groupe autonome ouvriers paysans de la Nièvre et en 1974 participa à la tentative de regroupement Pour qu’une force s’assemble (PQFS) initialisée par l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA) pour fédérer divers groupes intervenant dans les entreprises et les quartiers. PQFS avait été constitué lors d’une réunion tenue les 4-5 janvier 1974 à Paris et réunissant essentiellement des militants de l’ORA ( groupes du Rail enchaîné, du Postier Affranchi, du Canard du 13ème, militants d’Air-France, Usinor-Dunkerque, etc…) et un bulletin de Contribution au débat fut édité (5 numéros) ; puis le regroupement élargi à des groupes non-léninistes dont le groupe de la Nièvre, devint Pour un mouvement révolutionnaire des travailleurs (PMRT) qui disparaîtra en 1975 après avoir publié au moins 5 numéros d’un bulletin de même nom.

Puis vers 1976 il s’était installé avec sa compagne Suzanne sur le plateau du Larzac où tous deux participèrent aux luttes contre l’extension du camp militaire. Il s’impliqua par la suite dans la solidarité avec les Kanaks, la révolution nicaraguayenne le soutien aux Palestiniens et la lutte contre les OGM.

Pierre Morain est décédé le 27 mai 2013 et a été enterré le 30 à Saint Martin du Larzac (Aveyron) en présence de nombreux militants (Alternative Libertaire, Confédération paysanne, Faucheurs volontaires, Campagne civile pour la protection du peuple palestinien, etc).



Sources : G. Fontenis « L’autre communisme… », op. cit.// Alternative Libertaire, juin et été 2013 (nécro. De G. Davranche)// G. Lenormant & D. Goude « Une résistance oubliée : des libertaires dans la guerre d’Algérie (1954-1957) » (DVD, 2001)// « L’insurrection algérienne et les communistes libertaires » (Ed. Alternative libertaire)// Notes D. Dupuy//

http://militants-anarchistes.info/spip.php?article9565
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Re: La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Messagede Blackwater » 04 Jan 2015, 14:46

George Fontenis - Pour un communisme libertaire

George Fontenis - Pour un communisme libertaire

Dépasser, d'une main, l'anarchisme incantatoire, idéaliste et naïf et, de l'autre, le communisme autoritaire, bureaucratique et fossoyeur d'autonomie ? Fédérer le meilleur de ces deux traditions qui, depuis la célèbre rixe qui opposa Marx à Proudhon, s'affrontèrent à l'envi — et parfois dans le sang ? C'est ce que tenta Georges Fontenis, figure importante, quoique fort peu connue hors des cercles militants, du communisme libertaire français. Engagé dans la lutte anticolonialiste lors de la guerre d'Algérie, complice d'une tentative d'attentat contre Franco, ce militant inlassable fut aussi un personnage controversé, tant il bouscula, avec plus ou moins de succès, les lignes de sa propre famille politique.

« On peut dire que des attitudes, des réflexions, des manières d'agir que nous pouvons qualifier de révoltées, de non conformistes, d'anarchistes au sens vague du terme, ont toujours existé. Mais la formulation cohérente d'une théorie communiste anarchiste remonte à la fin du XIXe siècle, et se poursuit chaque jour, se précise, se perfectionne avec l'apport de l'expérience historique », écrivit en 1953 Georges Fontenis, dans le Manifeste du communisme libertaire. Et ce fut là tout son engagement, tout son combat. À l’anarchisme qu'il jugeait fossilisé, littéraire, vague et sentimental, il opposa une autre conception, à la fois communiste et libertaire, qui prenait racine au sein de la 1ère Internationale, avec les apports des penseurs et militants Mikhaïl Bakounine et Karl Marx.

Georges Fontenis, c'est un parcours parfois aventureux et toujours à la recherche de la voie qui selon lui serait la bonne, quitte à briser les tabous et les dogmes entretenus par quelques gardiens autoproclamés du « temple anarchiste » — ceux-là mêmes qui n’eurent de cesse de le salir (et continuent de le faire). Mais pourquoi ce personnage a-t-il à ce point divisé, bousculé et clivé le mouvement libertaire français ?

De la découverte du socialisme à la Fédération anarchiste

Né dans une famille ouvrière, Fontenis passe son enfance en banlieue parisienne. À partir de 1934, il dévore les journaux syndicalistes et socialistes révolutionnaires. C’est à l’age de dix-sept ans que ses idées politiques se précisent et qu’il décide de rejoindre l’Union anarchiste. Il y découvre les œuvres de Bakounine et de Kropotkine puis vend Le libertaire à la criée.

« Mais pourquoi ce personnage a-t-il à ce point divisé, bousculé et clivé le mouvement libertaire français ? »

Sous l’Occupation, il parvient à éviter le Service du travail obligatoire en Allemagne et, une fois instituteur, il rejoindra le syndicat des instituteurs de la CGT clandestine. À la libération de Paris, il devient l'un des animateurs (puis bientôt le secrétaire) de la Commission des jeunes du syndicat puis sera désigné pour siéger à la Commission d’épuration de l’Éducation nationale, afin d’élucider les faits de collaboration dans l’enseignement (il sera en charge des cas les plus conséquents : les recteurs et les inspecteurs d’Académie qui servirent, non sans zèle, le régime de Vichy et l’occupant nazi). Après un passage à la CNT, il participe, au début des années 1950, à la refondation de L’École émancipée — une tendance révolutionnaire du syndicalisme enseignant.

Après avoir pris part au congrès fondateur de la Fédération anarchiste (FA) en octobre 1945, et suite à plusieurs sollicitations de ses camarades, il intervient un an plus tard, au nom des Jeunesses Anarchistes (dont il est le secrétaire) à la fin du congrès de Dijon. Le discours est fort. Sans gants ni détours, il dénonce les « démolisseurs, les contemplateurs de leur nombril, les “enfileurs de phrases” vains et néfastes » qui paralysent le congrès. Ce jeune homme, qui semblait faire consensus au sein d’une FA divisée en ces temps d'après-guerre, n'a que vingt-six ans.


Afin de bien comprendre le mouvement anarchiste, fort complexe et divers au demeurant, ainsi que la critique virulente que formula Fontenis, il est fondamental d’opérer certaines distinctions. La FA est une organisation anarchiste synthétiste. Cela signifie qu’elle trouve sa source idéologique et organisationnelle dans une tradition libertaire historique dont l’écrit de référence reste sans doute La synthèse anarchiste de Sébastien Faure. Grand militant et orateur anarchiste actif à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, personnage respecté et de renommée internationale, Faure est reconnu pour son soutien indéfectible à ses camarades, ses talents de conférencier (il y ciblait sans ménagement l’État, le Capital et la religion), ses recherches sur la pédagogie ou encore son engagement dreyfusard, dans une France où l’antisémitisme faisait figure de norme (y compris chez certains libertaires…).

« Se fédérer autour d'une ambition politique commune : bâtir une société libertaire nourrie de toutes les sensibilités. »

Ce synthétisme avançait l'idée que les tendances communistes libertaires, anarcho-syndicalistes, individualistes, humanistes et pacifistes pouvaient, et devaient, se fédérer au sein d’une organisation autour d'une ambition politique commune : bâtir une société libertaire nourrie de toutes ces sensibilités plurielles et parfois contradictoires. Mais, en réalité, l’absence de ligne claire a toujours empêché une véritable cohésion. Les individualistes, notamment, n’étaient guère enthousiastes, c'était le moins que l'on pût dire, dès qu'il s’agissait d’opérer des efforts de structuration. Les tendances cohabitaient assez mal au sein de la FA. Georges Fontenis va donc s'employer — d’une manière d’ailleurs discutable — à transformer de fond en comble la FA, durant plusieurs années et de manière clandestine : c’est l’OPB (Organisation, Pensée, Bataille).

L’OPB, une tentative de rénovation de l’anarchisme

L’anarchisme de Georges Fontenis s'élève contre l’idéalisme fumeux ; il le souhaite ancré dans les luttes sociales. Sa conviction est celle des plateformistes : l'anarchisme doit être un mouvement politique et non un milieu philosophique et culturel, un mode de vie. Fontenis, séduit par le matérialisme de Karl Marx, est partisan d’une autre tradition anarchiste : celle qui en appelle, d'un même élan, au communisme.

Le terme « plateformisme » n'évoque, fort logiquement, rien au tout-venant. Que signifie-t-il ? Il fait référence à la plateforme d’organisation des communistes libertaires, rédigée en 1926 par Piotr Archinov et quelques autres anarchistes russes en exil — parmi lesquels Ida Mett et Nestor Makhno. Ce texte analyse l’échec des libertaires face aux bolcheviks lors de la Révolution de 1917-1921. Il en appelle très clairement à balayer toutes les idées abstraites et fantaisistes parfois présentes dans la tradition anarchiste, insiste sur la primauté de la lutte des classes et du matérialisme et loue une ligne claire, définie, unie (tout en rejetant, bien sûr, le communisme de caserne). Les synthétistes qualifient volontiers les plateformistes de « bolchevisés » (ou de « marxisants »), tandis qu’à l’inverse les synthétistes sont accusés de confusionnisme et de dilettantisme... Le mouvement anarchiste français est donc scindé entre ces deux courants principaux. Dans une Fédération Anarchiste où certaines fractions rejettent d’emblée le syndicalisme, la critique marxienne de la société, la lutte des classes, voire la rupture révolutionnaire avec le capitalisme, Georges Fontenis va réagir selon ses convictions et celles de ses partisans : il tente, par le biais de l'OPB, une mutation de cette organisation qu’il juge vieillotte, sectaire et incapable d’évoluer. Ses membres sont recrutés au fil du temps, par cooptation.

En quelques années, l’OPB et ses thèses deviennent majoritaires au sein de la FA. Elles finissent même par triompher en 1953 : l’organisation clandestine s’auto-dissout et la FA se transforme en FCL (Fédération communiste libertaire). Ligne politique unique avec la volonté de peser et d'offrir une véritable orientation au sein du mouvement social : discipline, matérialisme, analyse marxienne du capitalisme, affirmation de la nécessité de la révolution et d'une rupture radicale avec la société bourgeoise, syndicalisme, luttes sociales. Georges Fontenis, et ceux qui ont œuvré à ses cotés (Louis Estève, Roger Caron, Serge Ninn…) ont réussi leur coup.

« L'anarchisme doit être un mouvement politique et non un milieu philosophique et culturel, un mode de vie. »

D’autres anarchistes, réunis notamment autour de Maurice Joyeux (alors une grande figure du mouvement), n’ont pas digéré ces méthodes : ils vont créer une nouvelle FA. C’est, en France, une page du mouvement anarchiste qui passionne encore ici ou là, même si les principaux protagonistes de l’époque disparaissent au fil du temps. Nous n'entrerons pas dans ces querelles anciennes. À l'évidence, les méthodes de l’OPB — de ce que l’on en sait — ne furent pas toujours des plus reluisantes eu égard à leur manque de transparence. Bien que critique quant à ses excès, Georges Fontenis ne reniera rien : tout cela fut nécessaire tant les désaccords, qui plombaient la dynamique du mouvement, s'avéraient irréductibles.

Pour terminer, soulignons que, de 1951 à 1953, les positions défendues en congrès par l’OPB seront approuvées par la majorité de la FA. Sans aucun trucage. Mohamed Saïl, volontaire durant la Guerre d'Espagne et membre de l’UA puis de la FA (il n’appartenait cependant pas à l’OPB), écrira, dans une lettre adressée à Fontenis en janvier 1952 : « Mon vieux Fontenis, vous êtes jeune pour la plupart des camarades dits majoritaires et c’est pourquoi vous ignorez que vous êtes, vous, dans la véritable ligne traditionnelle de l’anarchisme¹ ».

Une organisation communiste libertaire

La même année, Georges Fontenis publie un livre : le Manifeste du communisme libertaire. On y trouve ce que Daniel Guérin — qui est pour sa part issu du trotskysme — théorisera quelques années plus tard, avec, notamment, la publication de Jeunesse du socialisme libertaire ou d'À la recherche d'un communisme libertaire. Daniel Guérin et Georges Fontenis militeront d’ailleurs souvent ensemble et le travail théorique et intellectuel du premier influencera grandement le courant communiste libertaire.

« Fontenis aspire à provoquer, jusqu'à la dernière limite, les anarchistes les plus orthodoxes. »

À la lecture du Manifeste, on comprend sans peine pourquoi ses détracteurs purent qualifier Fontenis de « Lénine du mouvement anarchiste ». Certaines formules firent sursauter plus d'un lecteur anarchiste : « parti », « dictature du prolétariat », « ligne politique », « discipline », « avant-garde »… Si le long développement sur l’avant-garde se distingue de la conception léniniste (« Il nous faut développer, écrit Fontenis, expliquer comment la minorité agissante, l'avant-garde révolutionnaire, est nécessaire sans pour cela devenir un état-major, une dictature sur les masses. En d'autres termes, il nous faut montrer que la conception anarchiste de la minorité agissante n'a rien d'aristocratique, d'oligarchique, de hiérarchique. »), le vocabulaire a parfois, et non sans raisons, de quoi heurter. Et quid de la fameuse et tant redoutée « dictature du prolétariat » ? « Peut-elle signifier l'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière victorieuse ? interroge Fontenis. Non car l'exercice du politique au sens classique de "pouvoir politique" ne peut se faire qu'à travers un groupe limité, exerçant un monopole, une suprématie, se séparant ainsi de la classe, n'en faisant plus partie, et l'opprimant. Et c'est ainsi qu'en voulant se servir d'un appareil d'État, on réduit la dictature du prolétariat à la dictature du parti sur les masses. Mais si on entend par dictature du prolétariat un exercice collectif et direct du "pouvoir politique" par la classe, on signifie par là que le "pouvoir politique" disparaît puisqu'il a pour caractères distinctifs : la suprématie, l'exclusivité, le monopole. Ce n'est plus l'exercice du pouvoir politique ou sa conquête, c'est sa liquidation ! »

Fontenis aspire à provoquer, jusqu'à la dernière limite, les anarchistes les plus orthodoxes. Guy Bourgeois, ancien militant de la FCL, fera savoir dans une préface qu'il rédigera à la réédition du Manifeste, en 1985 : « Le Manifeste utilise le vocabulaire proscrit en cours chez les marxistes : parti, ligne politique, discipline. On se sert du terme "dictature du prolétariat" pour faire une tête de paragraphe, même si on en nie ensuite le principe dans le texte. On ne craint pas d’affirmer que les autres tendances n’ont qu’un lien vague avec l’anarchisme dont notre courant constitue le seul représentant. […] Pourtant, le Manifeste du communiste libertaire a été nécessaire. Il a marqué pour la première fois au sein du mouvement libertaire de l’après-guerre une coupure nette avec les tendances humanistes de conciliation. »

Le Manifeste du communisme libertaire a bien sûr vieilli : les positions, obéissant à une ligne strictement plateformiste et énoncées de façon succinctes, peuvent pêcher par « ouvriérisme » et négligent les questions féministes et écologistes. La FCL, en toute logique, sera portée par les mêmes forces et les mêmes faiblesses (et excès) que le Manifeste. En 1954, le groupe Kronstadt de la FA (puis de la tendance clandestine que fut l'OPB) est exclu de la FCL. Il publiera un Mémorandum jugé accablant pour cette dernière — il appartient à chacun de le lire et de se positionner dessus (Georges Fontenis tiendra d'ailleurs à l'intégrer en annexe de ses mémoires). Cela n'empêchera guère la FCL de poursuivre son combat sur bien des fronts ! Le principal sera, par la force des événements, la guerre d'Algérie.

Lutte anti-coloniale et lutte des classes

La toute nouvelle FCL n'a pas pour ambition de passer son temps à débattre autour de vieux livres poussiéreux. Son credo : le dynamisme, l’action, les luttes ! En 1948, Fontenis avait déjà participé à une tentative d’attentat contre le général Franco, avec des anarchistes espagnols en exil de la CNT-FAI, même si son rôle se limita à faire office de prête-nom afin d’acheter l’avion de tourisme qui sera transformé en bombardier. Mais un événement historique majeur va survenir en 1954 : l’insurrection de la Toussaint. Une vague d’attentats — dont certains furent meurtriers — secoue l’Algérie. Au lendemain de la défaite des forces française en Indochine, les envies de liberté et d’autodétermination bouillonnent sur la terre nord-africaine colonisée depuis 1830.

« Au lendemain de la défaite des forces française en Indochine, les envies de liberté et d’autodétermination bouillonnent sur la terre nord-africaine. »

La FA ne prendra pas position — au prétexte qu’il s’agirait seulement de « nationalistes algériens » opposés à des « nationalistes français » — et l’extrême gauche va également largement tergiverser. Le Parti communiste français condamnera les attentats du Front de libération nationale algérien en 1954 et sa direction ne s’opposera pas au « Front républicain » : elle poussera même l’ignominie jusqu’à voter, en mars 1956, les pleins pouvoirs au gouvernement Mollet, légitimant ainsi la répression en Algérie ! Pendant ce temps, la FCL apportera d’emblée son « soutien critique » à la cause indépendantiste². Il faut dire que les positions de la FCL sont très nettes concernant le colonialisme : « Les sections de l’Internationale appuieront les luttes de peuples coloniaux pour l’indépendance parce que ces luttes contribuent à affaiblir l’impérialisme, le mettent en crise et font avancer la perspective révolutionnaire dans les métropoles et dans le monde entier. L’appui donné à ces luttes ne comporte pas, en cas de victoire des mouvements pour l’indépendance des pays coloniaux, l’appui aux gouvernements créés par le capitalisme indigène, destiné du reste à rentrer dans l’orbite de l’une ou l’autre centrale impérialiste, mais cet appui comporte la solidarité avec le prolétariat colonial dans la lutte qu’il ne manquera pas de développer contre l’exploitation et contre l’impérialisme. »

Si le soutien de la FCL se veut critique, c’est justement parce qu'elle craignait (l’Histoire se chargera de lui donner raison) un simple « remplacement » d’oppression : qu’une bourgeoisie algérienne succède à l’impérialisme français, sans œuvrer à une véritable transformation socio-économique. La FCL tentera d’alimenter la réflexion sur ces sujets, y compris au sein de la résistance algérienne. Lié à la Fédération, un mouvement nommé MLNA (Mouvement libertaire nord-africain) agira sur place, notamment grâce à Léandre Valéro. En butte à une répression féroce, l'organisation se délitera courant 1956. Les communistes libertaires français s'engagèrent clandestinement dans la constitution de réseaux de « porteurs de valises » (armement, fonds financiers, matériels divers…) afin d’appuyer les maquisards. Parallèlement, il s’agissait de répandre certaines idées dans l’opinion. Les campagnes d’affichage de la célèbre « Vive l’Algérie libre ! », comme les numéros du Libertaire (le journal de l’organisation), s'échinent à défendre la cause algérienne. Mais tout cela à des conséquences. Après un collage massif, il y aura une perquisition quai de Valmy, à leur local. Les militants ne roulent pas sur l'or et les numéros du Libertaire ne cessent d’être saisis sur ordre du ministre de l’Intérieur de l’époque, un certain François Mitterrand. À cela il faut ajouter l'arrestation du militant Pierre Morain (le premier Français à être interpellé pour son soutien à l'indépendance algérienne), qui va purger un an de prison pour « reconstitution de ligue dissoute ». Dans cette période très tendue où le pouvoir refusait de parler de « guerre », les propos tenus par Le Libertaire tranchaient : « Exigeons le retrait du contingent et des troupes ! », « Les travailleurs Algériens veulent en finir avec 125 ans d’exploitation » !

Lorsqu’un numéro est saisi, on tente de le ressortir avec des modifications de forme en espérant que la censure ne frappera pas derechef. En 1956, Georges Fontenis et plusieurs compagnons se présentent aux législatives. Les motivations sont diverses : l’organisation stagnait au sens où elle ne grossissait plus, la guerre d’Algérie battait son plein et posséder un élu permettrait d’avoir un écho. Fontenis et ses camarades ne sont pas abstentionnistes par principe, comme la plupart des anarchistes, mais se veulent pragmatiques — ils n’oublient pas que l’anarcho-syndicalisme espagnol s’est accru après la victoire du Front populaire aux élections, ils n'oublient pas que Bakounine avait soutenu, en 1870, les candidatures italiennes de Gambuzzi et Fanelli. Pourtant, Georges Fontenis avouera par la suite à quel point ils mirent, en participant au processus électoral et à la mascarade parlementaire, « les pieds dans le crottin ». Ce fut une « erreur considérable ».

La répression, le manque d'argent, les erreurs stratégiques qui causent des tensions légitimes chez des libertaires, conduisent à l'usure. La lutte, dans les formes présentes, devient difficile à continuer. La Fédération prend fin et plusieurs de ses membres décident de passer à la clandestinité.

En quête d’un communisme libertaire

Entre l'arrêt de la FCL et le surgissement de Mai 68, Fontenis passera globalement ce qu’il nommera lui-même des années grises : « Il se passa d’ailleurs fort peu de temps avant que la gendarmerie (puisque nous étions désormais poursuivis par le pouvoir militaire) ne vienne me chercher à mon domicile. Je vivais à l’autre bout de Paris, dans un "studio" sans chauffage appartenant à l’amie d’un des nôtres non poursuivi. Inutile de souligner que l’hiver 1956-1957 ayant été spécialement rigoureux, je garderai pour toujours la phobie des nuits d’insomnie glacées, en dépit des amoncellements de couvertures » (Changer le monde… Histoire du mouvement communiste libertaire)

« La répression, le manque d'argent, les erreurs stratégiques qui causent des tensions légitimes chez des libertaires, conduisent à l'usure. La lutte, dans les formes présentes, devient difficile à continuer. »

Condamné une dizaine de fois pour des articles du Libertaire (deux ans de prison et un million d’anciens francs d’amende), il ne restera cependant que peu de temps en prison — suite à la prise de pouvoir de de Gaulle en 1959, l’amnistie est décrétée. Mais il faudra régler les amendes et les frais de justice (40 000 nouveaux francs pour lui seul, somme à laquelle il faut ajouter les condamnations des camarades s’élevant à vingt-quatre mille nouveaux francs). Fontenis avait réussi à réintégrer, non sans mal, l’Éducation nationale en 1958. Même la direction de son syndicat fut réticente à défendre sa réintégration, considérant que Fontenis n’avait pas à soutenir « les Arabes », eux aussi « nationalistes » et ayant « soumis les Berbères fixés avant eux en Afrique du Nord ». Pour Fontenis, cela rappelle de tristes souvenirs et de vains débats, le spectre des dissensions passées au sein de la FA : « Comme quoi le discours apparemment puriste sert d’argument pour justifier la désertion du combat réel, aussi bien chez la plupart des socialistes (ils sont, avec Lacoste au gouvernement général de l’Algérie, solidaires de la répression) que chez certains anarchistes ».

Mais Fontenis peut toujours compter sur la généreuse solidarité d’un camarade qu’il a connu du temps de la FA d’avant 1953, et qui fut secrétaire de rédaction du Libertaire : Georges Brassens. « Il vient souvent sur le coup de midi m’attendre à la sortie de l’école du 4, rue Fessart où je suis instituteur. J’habite en face, au numéro 7. Nous cassons la croûte ensemble, puis Georges Brassens chante et joue sur le piano que nous possédons et qui semble le fasciner », racontera Fontenis dans ses mémoires. Inconnu lorsqu'il se rapproche du mouvement libertaire à l'époque, Brassens s’est impliqué au sein du mouvement, de son journal, et il aidera financièrement le courant libertaire lorsqu’il commencera à rencontrer le succès et à gagner de l’argent. Tout autant la FCL que la nouvelle FA à la fin des années 1950, d’ailleurs. Les deux Georges, Brassens et Fontenis, resteront liés par une amitié solide.

Même si Fontenis s’investit au sein de La Voie Communiste (un regroupement d’extrême gauche « œcuménique ») et qu’il mène de discrètes activités anticolonialistes et antifranquistes, tout en continuant de tisser des liens avec divers militant.e.s, cette décennie 1958-1968 ressemble à une véritable traversée du désert. Le courant politique qui lui est cher, le communisme libertaire, se trouve privé d’une organisation structurée et conséquente. Mais l’Histoire n'a pas dit son dernier mot ; elle permettra à Fontenis de retrouver un rôle véritable dans la reconstruction d’une organisation : en 1968, à Tours, il repère des cheminots qui arborent un drapeau rouge et noir (que le service d’ordre du PCF tente d’éliminer, selon ses dires). Après discussions, c’est avec eux, et des étudiants, que va se fonder à Tours le CAR (Comité d’action révolutionnaire) — qui ne manquera pas d'inquiéter la préfecture et le ministre de l’Intérieur. Le CAR est présent dans les facs, dans les usines ainsi que dans plusieurs entreprises (SNCF, Indreco, SKF…), mais il s’essoufflera à mesure que les événements de 1968 retomberont. Lors de l’agitation, Fontenis constate l’impuissance et l'inorganisation du mouvement libertaire ; il écrira d’ailleurs que c’est « l’absence d’une réelle avant garde réfléchie et organisée, face à la puissance encore hégémonique du PC qui, en dernière analyse, fut cause de l’arrêt, puis du recul, enfin de la défaite politique ».

« Georges Fontenis est quant à lui devenu un vieil homme, mais il reste fidèle à ses engagements de toujours. »

Il s'engage au sein du Mouvement communiste libertaire puis, en 1979, rejoint l'Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL). Neuf ans plus tard, Daniel Guérin décède. Georges Fontenis est quant à lui devenu un vieil homme, mais il reste fidèle à ses engagements de toujours. Il continue d'œuvrer au sein de la vie associative et politique locale, à Tours. Athée convaincu, militant au sein de La Libre Pensée, il fera d'ailleurs une dernière sortie remarquée, grimé en faux pape, lors de la venue de Jean-Paul II en 1996... Il continue de militer à l’UTCL. Patrice Spadoni, le cofondateur de l’UTCL, dira de sa première rencontre avec Fontenis : « Le voici donc parmi nous au congrès, les cheveux courts, l’air un peu sévère, vêtu d’un imperméable strict, alors que nous étions tous plus ou moins chevelus, avec des looks bigarrés de gauchos et de babas cools. Georges Fontenis était de beaucoup notre aîné — plus de trente ans le séparaient de la plupart d’entre nous. Et il nous impressionnait. »

Plus tard, le même Spadoni ajoutera après avoir longuement milité aux côtés du personnage : « Ce qui revient en premier en mémoire en pensant à ces trois décennies de combats communs, c’est son sourire caustique mais bienveillant. Son intelligence constructive. Sa patience, quand nous étions moins réalistes que lui. La constance de son engagement, sa présence solide à nos côtés… » Georges Fontenis adhère à Alternative Libertaire lorsque, en 1991, cette organisation naît : il s’agit d’un auto-dépassement de l’UTCL et d’une fusion avec un groupe de jeunes libertaires. Georges Fontenis restera membre de l’AL jusqu’à sa mort, en 2010, à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Toujours cohérent et fidèle à sa conviction profonde : qu’une organisation spécifiquement communiste libertaire doit exister, peser, influer. AL est à la fois héritière indirecte de la FCL, et héritière directe de l’UTCL, issu de l’ORA.

« Le Prince des Ténèbres »

Georges Fontenis traîna toute son existence une réputation sulfureuse. En introduction de ses mémoires, il écrivit ainsi : « Il ne m’a pas toujours été facile de garder le sang-froid face aux ragots, aux calomnies, aux élucubrations de ceux auxquels les années qui passent n’ont rien apporté, pas même un peu de raison. Considéré comme celui par qui tout le mal est arrivé, je suis resté pour eux "le Prince des Ténèbres" qui a ruiné le mouvement anarchiste. Et ils renouvellent, périodiquement, tels des inquisiteurs, les pratiques d’exorcisme. »

Maurice Joyeux, de la FA, alla jusqu’à publier une brochure, L’Hydre de Lerne, afin d'expliquer en quoi des « marxisants » s'appliquèrent à piller, dénaturer et finalement détruire l’anarchisme, et comment, telle la créature mythologique dont les têtes repoussent après être coupées, ils venaient et revenaient inlassablement. Mais tout ne fut pas aussi ridicule. Certaines critiques de la FA sont compréhensibles. La peur d’un excès d’organisation, d’une bureaucratisation, de dérives autoritaires… Fontenis parut flirter avec la limite et comit des erreurs qui constituaient autant de bâtons pour se faire battre. Elles ont été évoquées : des manières peu démocratiques pour transformer la FA, une aventure électorale, une rigueur organisationnelle jugée autoritaire (aggravée par les provocations lexicales du Manifeste)... Et n’oublions pas une autre errance, plus tardive, au sein de la franc-maçonnerie — si l'intéressé ne le regretta pas, il fit savoir que cela ne lui apporta rien pour autant… Et l'on ne peut reprocher aux partisans de la synthèse anarchiste d’en vouloir à l’OPB puisqu'elle a transformé — mais, de fait, détruit — leur organisation. Les complots paranoïaques comme les surnoms démoniaques et autres opuscules pamphlétaires qui ont plu sur Fontenis semblent difficiles à justifier aujourd’hui et prêtent volontiers à sourire… Car la FA ne fut pas exempte d'excès : d'aucuns, parmi ses partisans, ne voulant absolument pas que l’anarchisme fût un mouvement politique sérieux, organisé, crédible et conséquent dans les luttes...

Dans l’ombre de Daniel Guérin

Georges Fontenis n’eut jamais la renommée d’un Guérin — ou d’un Bensaïd chez les marxistes. Mais par son action, il se retrouva confronté à des situations qui nécessitaient de faire des choix pour le moins concrets. Il s’y heurta de plein fouet, n'hésitant pas à prendre ses responsabilités, préférant agir quitte à se tromper plutôt que de céder à l’immobilisme. Sa diabolisation est d'autant plus évidente lorsque l'on sait que Daniel Guérin connut lui aussi ses périodes de tâtonnements, de retours en arrière et ses erreurs de parcours : attachement obstiné à Ben Bella et Bourguiba, soutien à Poher en 1969, à l'occasion de l'élection présidentielle (il votera également pour Mitterrand en 1981), illusions sur la démarche authentiquement autogestionnaire algérienne jusque dans les années 1970...

« Il nous faut montrer que le socialisme, ce n'est ni le libéralisme honteux des sociaux-démocrates ni l'épouvantable mensonge issu, à travers Staline et les siens, du prétendu marxisme-léninisme. »

Seules les personnes qui n'agissent pas ni ne pensent risquent de ne jamais se tromper. Ramène-t-on constamment Daniel Guérin à ses manquements, ses déficits et ses lacunes ? Nierait-on son apport fondamental au courant communiste libertaire, et même bien au-delà ? Sûrement pas ! Fontenis a su affronter, avec d'autres, des questions qui irritent et traversent encore le mouvement anarchiste et l'extrême gauche en France et dans le monde : les luttes d’indépendances nationales, les élections « bourgeoises », la nécessité d’une organisation avec une ligne politique unique, pour ne pas parler de la nécessité de s’organiser tout court, l’implication dans les syndicats ou les associations de luttes, la notion et l'utilité d'une avant-garde, etc.

À la lumière de l’Histoire, de la réflexion, enrichie par les débats et les expériences, ces questions se résolvent, des réponses s'esquissent, d’autres sont en suspend… Comme Fontenis, nous bénéficions de notre passé, et tentons de dessiner l’avenir en essayant, par nous-mêmes, cahin-caha, de trouver « une voie ». Sans sacrifier l’action et l’indispensable lutte qui se déroule ici et maintenant. Cette lutte qui participe à construire une société nouvelle pour demain. Nous ne l'ignorons pas : ne rien faire reste souvent la pire des choses. Alors, Georges Fontenis, agent marxiste sans foi ni loi venu piétiner et salir l'anarchisme ? Ou personnage courageux, mais excessif, ayant eu le mérite de sortir l'anarchisme d'une certaine philosophie abstraite, idéaliste et naïve, en lui insufflant une ligne claire, les pieds dans le réel ? Les réponses ne parviennent toujours pas à s'accorder. Ce sera donc à chacun de se faire son opinion : les brochures de Joyeux, le Manifeste du communisme libertaire, les mémoires de Fontenis, et tout un tas de documents comme le Memorandum du groupe Kronstadt ainsi que divers témoignages sont largement accessibles de nos jours, sur papier ou sur Internet. Laissons à Fontenis le mot de la fin, qui clôt aussi ses mémoires : « Il faut espérer et oser. Le courant communiste libertaire ne peut sans doute à lui seul ouvrir les voies nouvelles mais il peut, en achevant de se construire, être un des ferments du vaste mouvement autogestionnaire qui ne peut manquer de se développer, dans la perspective d'une pensée révolutionnaire autonome et d'une politique libératrice. Aujourd'hui, après une période de marasme, et même d'abandon de tout espoir pour certains, il nous faut montrer que le socialisme, ce n'est ni le libéralisme honteux des sociaux-démocrates ni l'épouvantable mensonge issu, à travers Staline et les siens, du prétendu marxisme-léninisme — autre mystification —, ce mensonge dissimulant sous l'étiquette socialiste un capitalisme bureaucratique d'État. »

NOTES

1. Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, Les éditions de l'Atelier, 2014.
2. Le PCI (Parti communiste internationaliste) apportera également son soutien.
3. La FCL n’existant plus, juste avant 1968, c’est une tendance « lutte des classes » de la nouvelle Fédération Anarchiste (celle refondée en 1953) qui naquit en 1967 : L’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA). À cette époque Georges Fontenis est investi au sein du Mouvement communiste libertaire (MCL), qui deviendra l’Organisation communiste libertaire (OCL-1) et disparaîtra en 1976. Plusieurs ruptures auront lieu et des médiations (avec Daniel Guérin, notamment) seront tentées entre ces organisations (MCL-ORA, surtout), ainsi que, localement, certaines fusions. Mais allons à l’essentiel. En 1971, l’ORA devient une organisation à part entière, mais son existence sera de courte durée. En effet, à cette époque, Mai 68 reste dans toutes les têtes. Une partie de l’ORA semble convaincue que la révolution est pour demain : elle regarde du côté de l’autonomie italienne (groupuscules d’actions révolutionnaires franches et violentes, d’où les fameuses Brigades rouges sont issues, persuadés d’un mouvement révolutionnaire à venir et totalement coupés des masses), prêche une stratégie dite « mouvementiste et rupturiste », refuse l’institutionnalisation des luttes, critique largement les syndicats, etc. Cette partie transformera l’ORA en nouvelle Organisation communiste libertaire (OCL-2). Cette organisation existe toujours à l’heure actuelle. Elle fut à cette époque largement tournée vers la mouvance autonome. L’autre composante se rebaptisera Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), expulsée de l’ORA en 1976, et rejointe par Fontenis et Guérin en 1979. L’UTCL reprochait à l’ORA sa dérive « gauchiste » et antisyndicale. Elle pensait que, bien au contraire, la révolution n’était pas pour demain, et qu’il fallait investir les entreprises, relancer l’anarchisme dans le mouvement ouvrier et l’action syndicale. L’UTCL – entre organisation et réseau de syndicalistes révolutionnaires selon les périodes – publie un journal, Tout le pouvoir aux travailleurs — ce qui fera hurler certains anarchistes, fondamentalement hostiles à la notion de pouvoir. Lors de la fusion entre l'UTCL et l'OCA (Organisation Combat anarchiste), l'UTCL sera là encore intransigeante. Un désaccord retarde la fusion : l'OCA avait comme logo le A cerclé de Anarchie et y était très attaché. Pour l'UTCL, il s'agissait d'un symbole juvénile (et archaïque) qui pourrait rebuter les travailleurs. Une longue discussion sera nécessaire afin de faire abandonner le A cerclé à l'OCA.

http://www.revue-ballast.fr/georges-fon ... ibertaire/
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Re: La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Messagede bipbip » 01 Jan 2018, 19:23

Le Manifeste du Communisme libertaire

Présentation au Manifeste du Communisme libertaire

Le Manifeste du Communisme libertaire, rédigé par Georges Fontenis dans les années 50, est censé être l’expression réactualisée des positions d’un courant du mouvement anarchiste qui a entamé, après la révolution russe, une réflexion sur les échecs de l’anarchisme en Russie à cette époque.

Ces militants russes, parmi lesquels se trouvaient Nestor Makhno et Piotr Archinov, ont rédigé une « plate-forme organisationnelle » destinée à être discutée par le mouvement anarchiste européen. En Europe, cette plate-forme a été très mal reçue – et très mal perçue – et a provoqué des réactions passionnelles assez peu compréhensibles aujourd’hui.

Les auteurs de cette plateforme n’ont jamais caché que leur texte était destiné à être discuté par ceux des anarchistes qui acceptaient le principe de lutte des classes.

Il convient de dire que les principes qui animaient les rédacteurs de la plateforme ont souvent été mal compris et dévoyés dans un sens extrêmement « autoritaire ». Ce dévoiement a produit en France une véritable catastrophe en ce sens que des militants qui se réclamaient de la plateforme d’Archinov, ont provoqué au nom de ces principes, dans les années 50, une régression terrible dont le mouvement anarchiste s’est difficilement remis : ils n’ont rien réussi à bâtir de durable, mais ils ont réussi à détruire une organisation certes imparfaite, mais qui avait mis des dizaines d’années à se construire. Cette régression s’est faite à l’initiative notamment d’un homme, Georges Fontenis.

Il ne s’agit pas de contester aux partisans d’un courant légitime du mouvement anarchiste le droit de tenter leur propre expérience organisationnelle ; il s’agit d’affirmer que l’expression d’une approche particulière de la pensée et de l’action libertaires ne consiste pas à détruire ce qui existe.

Notre opinion est que cette malheureuse expérience, dont le Manifeste du communisme libertaire est le document fondateur, ne doit rien à Makhno, à Archinov et à leur plate-forme organisationnelle. C’est la raison pour laquelle nous ne développerons pas ici une analyse critique du contenu de cette plate-forme, qui présente par ailleurs, dans le contexte historique qui a présidé à sa rédaction, de nombreux points intéressants.

Il reste que le Manifeste de Fontenis mérite d’être connu, ne serait-ce que pour que le lecteur se fasse par lui-même une idée de ce qui y est écrit.

(La version proposée ici est la version originale. Il en existe une version numérisée sur Internet mais elle est pratiquement illisible du fait des nombreuses transformations qui ont été faites dans le texte original par les manipulations graphiques et bien-pensantes des féministes réformatrices de la langue française.)


doc PDF : http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Fonten ... ion_A6.pdf

http://monde-nouveau.net/spip.php?article368
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Re: La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Messagede bipbip » 04 Jan 2018, 20:43

La F.C.L. et les élections du 2 janvier 1956

Par Christian Lagant in Noir et rouge # 9 Hiver 1957-1958

La F.C.L. et les élections du 2 janvier 1956

L’article ci-contre n’est pas une « analyse » aux conclusions définitives, pas plus qu’une polémique destinée à rallumer de vieilles querelles. Depuis le premier numéro de « Noir & Rouge », nous avons toujours dit que les anarchistes devaient, pour se libérer d’un certain complexe « histoire de famille », résolument abandonner dans leurs écrits tout état d’esprit ou ton propres à prolonger indéfiniment des conflits au caractère personnel par trop marqué. Cela ne doit toutefois pas nous empêcher, comme nous l’avons également déclaré au début de notre travail, de revenir sans hésitation sur certains problèmes théoriques ou tactiques de l’anarchisme ayant parfois engendré des erreurs, des déviations et aussi, pourquoi ne pas le dire, des trahisons.

Nous avons pensé que le rappel de l’expérience d’une organisation s’étant réclamée, malgré tout, du communisme libertaire comme l’ex F.C.L. (l’ancienne Fédération anarchiste avait en effet changé son appellation en décembre 1953 pour celle de Fédération communiste libertaire) pourrait contribuer, par son aspect concret et relativement récent, à illustrer d’éloquente façon la pensée parfois contradictoire des anarchistes sur un problème toujours actuel.

Essayons d’y voir clair

Comment l’idée de présenter une liste de « candidats » aux élections législatives du 2 janvier 1956 a-t-elle pu être acceptée par une organisation dont l’organe s’appelait « Le Libertaire » et dont le but officiel, résultat logique de sa position théorique anti-étatique, était le triomphe du communisme, libertaire ? En réalité l’affaire n’est pas si simple, et une étude rapide des faits nous montrera que l’opération « participation » fut l’aboutissement d’un long processus que le congrès F.C.L. De 1955 marquera définitivement de son empreinte en adoptant les thèses « participationnistes-révolutionnaires » développées auparavant dans le bulletin intérieur de l’organisation, après une préparation psychologique des militants que nous suivrons dans ses différentes phases. Les thèses adoptées prévoyaient une participation « conditionnelle » dont les détails sont exposés au cours de cet article. N’importe, le principe était accepté, et de la théorie aux réalités il n’y ’avait qu’un pas, vite franchi avec la tenue des élections anticipées du Jour de l’An 56.

Pour bien comprendre, ou du moins essayer de comprendre les évènements passée, il est nécessaire d’écarter au maximum les éléments subjectifs de notre jugement sur les hommes responsables de l’aventure électorale de la F.C.L. Il n’importe pas en effet de savoir si tel ou tel militant avait certaines arrière-pensées en préconisant la participation, si tel ou tel « candidat » placé sur la liste F.C.L. obéissait plus à un réflexe d’orgueil personnel qu’à ce qu’il croyait être son devoir (tant pis pour l’expression) de militant révolutionnaire. Là-dessus, chacun de nous ne peut que supposer. De la pensée profonde des individus, aucune certitude. Aussi la simple objectivité oblige-t-elle à ne juger que sur pièces, c’est ce que nous tenterons de faire en présentant les arguments politiques avancés par les partisans de la participation. Un peu d’histoire, ou plutôt de petite histoire, auparavant, nous aidera toutefois à y voir un peu plus clair.

Cheminement de l’idée au sein de l’organisation

Depuis déjà plusieurs semaines, les discussions sur le problème circulaient de bouche à oreille, si l’on peut dire, au sein des groupes de la F.C.L. en ce début d’année 1955. À l’origine, le prétexte invoqué fut un rappel de notre [1] prise de position aux élections municipales du 26 avril 1953. À cette époque, la Fédération anarchiste déclarait sur une page affiche (« Lib » 23/4/53, n°357) :

« Ces élections sont une imposture (…) C’est vrai, travailleurs, comme vous le disent tous les partis, tous les partis ayant eu en main une municipalité ont réalisé quelque chose : terrain de sport, salle des fêtes, améliorations des cantines scolaires, etc (…) Mais le chômage, le fascisme, la guerre sont là (…) L’État poursuivant sa politique de guerre a détruit les possibilités réalisatrices des communes (… ) Nous ne marchons pas (…) Aux travailleurs qui malgré cela voudront voter en pensant choisir un moindre mal, nous rappelons que la droite c’est la réaction et la gauche, la trahison. Nous disons : « Votez donc, mais ce ne sera qu’une expérience de plus » (…) Abstention massive ! Non parce que nous nous désintéressons des questions communales, mais au contraire parce que tout le régime est en cause, et que ces élections ne seront qu’une imposture (…) etc. »

Et la F.A. appelait en conclusion à l’action révolutionnaire pour balayer le régime. Certains militants se rappelleront peut-être encore l’opposition acharnée des partis politiques (les staliniens entre autres) dans des secteurs aussi divers que Maisons-Alfort et Ménilmontant-Belleville, à notre campagne anti-électorale. Or, alors que les augures prévoyaient un abstentionnisme encore accru, le pourcentage des non-votants fut au contraire très faible ! Sur le moment, nous fumes assez surpris et certains camarades émirent l’idée qu’il serait bon de réviser notre tactique « anti », en fonction des derniers résultats. Les choses en restèrent toutefois là, sans changer la position officielle de la fédération sur le problème.

C’est en janvier-février 1955 que cette vieille question revient sur la sellette. Rappelant les élections 1953, des camarades disent qu’il serait peut-être préférable de supprimer carrément toute propagande abstentionniste à 100%, que là est la faiblesse des libertaires, qu’on peut nous le reprocher, etc. Et le dialogue s’amorce. Mais les discussions prennent un tour plus particulier très rapidement et certains expriment déjà le vœu que la F.C.L. adopte une position-tactique plus « souple » en participant à d’éventuelles élections sur le seul plan communal. On n’allait pas en rester là et en mars 1955 l’attaque était officiellement déclenchée dans le « Lien », bulletin intérieur de l’organisation, par une motion du groupe F.C.L. de Maisons-Alfortville (nous précisons, le groupe F.C.L., c’est qu’à cette époque existaient 2 groupes libertaires à Maisons-Alfort. Celui de la F.C.L. et celui de la nouvelle Fédération Anarchiste, reconstituée à Noël 1953). Voici l’intégralité de cette motion :

« Le groupe de M.A.A. demande s’il ne serait pas opportun, à l’occasion du prochain congrès national, d’ouvrir un débat sur les moyens d’amplifier la propagande communiste-libertaire. Nous constatons que nous sommes présents dans la rue, dans les syndicats, pourquoi n’envisagerions-nous pas de faire porter notre action sur le terrain politique proprement dit ? Dans l’éventualité d’une campagne électorale, qu’elle serait l’attitude de la fédération ? Devrons-nous nous contenter de nous réclamer du principe traditionnel et formel de l’abstentionnisme ? Ne conviendrait-il pas, au contraire, de reconsidérer cette notion d’abstentionnisme pour voir dans quelle mesure elle est susceptible de déterminer notre comportement sans nous mettre en contradiction avec les idées-forces qui sont à l’origine de la création de la F.C.L. : lutte de classe à outrance, action directe ? En nous abstenant systématiquement, ne risquerons nous pas de perdre notre influence parmi la classe ouvrière ? Au contraire, la bataille électorale étant devenue une forme de la lutte de classe, ne pourrions-nous pas envisager cette question comme une question de tactique liée aux circonstances et aux faits du combat social ? Dans la crainte de heurter des idées préconçues, devrons-nous nous en tenir à un révolutionnarisme de mauvais aloi qui équivaudrait à une démission pure et simple ? Faudra-t-il, par manque de cohésion, de directive, et par peur des mots, comme par le passé, compromettre la révolution communiste-libertaire ?

Motion votée à l’unanimité le 25/2/55 à M.A »

Nous avons tenu à publier cette motion entièrement, car elle est extrêmement significative sur l’état d’esprit de certains camarades à l’époque, en pleine confusion idéologique.

Dans le même « Lien », le comité national F.C.L. Soumettait une synthèse des propositions d’ordre du jour envoyées par quelques groupes pour le congrès de mai. À l’alinéa 4 de cette proposition de synthèse (orientation et tactique), le point « b » mentionnait : le problème de la participation électorale. D’où la preuve que cette question avait été soigneusement préparée et qu’elle était maintenant lancée en avant. En avril, le « Lien » publiait 1) L’ ordre du jour du congrès, définitif, avec l’adoption du point « B ». 2) Un très long article en 9 pages du camarade F [2], intitulé : « Pour le praticisme révolutionnaire ». Citer l’article en entier serait trop long et quelque peu fastidieux pour le lecteur, voyons-en seulement la conclusion en quatre points :

a) antiparlementarisme et praticisme révolutionnaire.
b) participation électorale lorsque existent des conditions réelles pour l’élection de représentants ouvriers révolutionnaires, donc détermination de notre position suivant chaque situation concrète.
c) contrôle sévère des élus par l’organisation.
d) la participation électorale ne peut être qu’une des formes d’agitation de l’organisation et ne doit en aucun cas prévaloir sur d’autres formes.

Pour édification des camarades, précisons que par « praticisme révolutionnaire » le rédacteur de l’article entendait répondre à la question : en quoi la participation aux élections n’est-elle pas à confondre avec le parlementarisme, le réformisme ? Après une rapide explication justifiant la lutte des révolutionnaires en faveur des revendications sans que pour cela ceux-ci sombrassent dans le syndicalisme réformiste, il concluait :

« (…) De même, nous pouvons participer aux luttes électorales, avoir des représentants dans les municipalités ou les assemblées en considérant que nous occuperons alors non des postes de législateurs, mais d’agitateurs. Nous voyons là une forme d’agitation qu’on ne peut négliger. On peut dire qu’une telle position n’est nullement du réformisme, mais du praticisme révolutionnaire (…) ».

Enfin, dans ce même « Lien » d’avril, si quelques groupes affirmaient déjà leur accord à une éventuelle participation électorale de la F.C.L. « lorsque existent des conditions réelles » les futurs « oppositionnels », au congrès, manifestaient par contre leur vive hostilité à la motion d’Alfortville, ainsi le groupe de Lyon, celui de Mâcon qui déclarait notamment :

« (…) Le groupe tient à affirmer avec force que le texte M.A.A. (la bataille électorale étant devenue. une forme de la lutte de classes !) est à ses yeux une atteinte à la Déclaration de Principes de la F.C.L. qui déclare : “l’organisation spécifique communiste-libertaire est attachée aux luttes présentes des masses exploitées et opprimées, mais toujours dans le sens de l’action directe”. En conséquence, le groupe demande que le problème de la participation électorale soit retirée de l’ordre du jour du congrès. »

Et ainsi la discussion allait-elle se poursuivre croissant au sein de la F.C.L.. jusqu’au congrès national, sans que le « Lib » aie fait une quelconque publicité à la controverse intérieure au mouvement. Il convient toutefois de rappeler qu’en juin 1953, un article du « Lib » intitulé : « La défaite des démo-chrétiens est un signe de maturité du prolétariat italien. » avait causé quelque inquiétude et surprise aux lecteurs, renforcées les 10 et 24 septembre de la même année par deux articles sur le même thème — Votes ouvriers pour partis de gauche = maturité politique (« Lib » du 10 sept. 1953 — n°372 — article de A.V. correspondant des Groupes Anarchistes d’Action Prolétarienne (Italie) ; « la situation politique actuelle en. Italie » — « Lib » du 24 sep. 1953, n°375, « Halte au fascisme », de P.P.). Quand nous disions au début, qu’après les élections d’avril 1953 et certains reproches exprimés sur notre tactique les choses en étaient restées là au sein du mouvement, avions-nous ainsi négligé de mentionner ces quelques signes inquiétants, mea culpa ! Mais revenons à l’année 1955. Le « LIB » est donc discret sur la question électorale, à part peut-être un articulet (« Lib » du 28 avril 1955 — n°448 — « les élections cantonales » de R.J.) consacré aux élections cantonales et dont la conclusion semblera curieuse :

« (…) le fait qu’il y ait un glissement à gauche, au cours d’élections aussi stériles et après trahisons systématiques auxquelles se sont sont livrés tous les partis qui représentaient la gauche, montre une volonté accrue de lutte des travailleurs, un renouveau de combativité de la classe ouvrière. À nous de savoir permettre à cette volonté de lutte de s’affirmer et de se traduire dans les faits. »

Très curieux était en effet cette « volonté de lutte accrue » des travailleurs, parce que ceux-ci votaient ! Et qui plus est, pour des partis ayant systématiquement trahis !

Le congrès national accepte la participation

Les 28, 29, 30 mai 1955, le congrès F.C.L. se tenait à Paris. Au cours de celui-ci, les thèses de la participation « conditionnelle » (les conditions sont celles déjà mentionnées dans l’article « Praticisme révolutionnaire ») de notre organisation à de futures élections étaient adoptées à une assez forte majorité, malgré le « baroud d’honneur » des opposants à la nouvelle tactique électorale, soit les groupes de Lyon, Mâcon et quelques militants parisiens.

Certains efforts de conciliation avaient pourtant été tentés et nous étions prêts à abandonner la position abstentionniste à tout prix, certains d’entre-nous acceptant même à la rigueur la participation aux élections municipales, ce qui représentait une énorme concession déjà de notre part. L’affaire ayant été soigneusement « épluchée » dans les groupes, nous avions systématiquement amassé tous les arguments « pour » et « contre » et en faisions le décompte : rien à faire, la somme des « contre » était toujours la plus forte ! Le maximum de cas avait été également envisagé, et puisque nous étions sur le question électorale, autant y aller jusqu’au bout ! Pour commencer le principe même de l’antiparlementarisme était examiné : le Congrès fut d’accord dans son ensemble pour conserver celui-ci, encore qu’une certaine contradiction se révélât avec l’adoption des mesures qui allaient suivre. Un autre cas présenté fut la participation aux élections municipales : disons que cet argument était celui ayant le plus de force sur nous, ses partisans exposant le rôle utile aile pourraient avoir des élus F.C.L. sur le plan communal par exemple, l’avantage d’être plus étroitement en contact avec les électeurs qu’au cours d’élections législatives, la propagande pouvant résulter pour les idées communistes-libertaires d’une action énergiquement menée pour certaines réalisations. On nous montrait également la possibilité que nous aurions d’utiliser affiches et panneaux afin de faire mieux connaître nos idées et programmes, enfin et surtout le vieil appel, en définitive, à notre attachement libertaire à l’idée même de commune fut assez habilement utilisé, par des camarades se refusant précisément à tout « sentimentalisme ». Nous devons reconnaître que certains arguments invoqués ne manquaient pas de valeur mais nous ne pouvions nous empêcher de poser ces questions : même sur le plan strict de la commune ou de la municipalité, comment un élu (ou deux à la rigueur) se réclamant du principe anti-étatique aurait-il pu accomplir un travail utile sans être bientôt isolé au milieu de ses « collègues » politiciens, puis bientôt gêné et combattu, voire annihilé ? À cela les partisans répondaient que l’élu F.C.L. ainsi traité pourrait attaquer publiquement ses adversaires du Conseil municipal, en protestant contre leurs méthodes et le régime qui les favorise, et ainsi accroître notre. propagande au sein de la population. Il est toutefois permis de se demander si l’électeur, voyant la déconfiture de son élu « révolutionnaire » n’aurait pas tout bonnement pensé « N’avait qu’à pas y aller, puisqu’il savait ce qui l’attendait ! » d’où une propagande accrue pour l’électeur brutalement conscient d’’être le dindon de la farce (une fois de plus) ? Rien n’est moins sûr.

Un cas assez effarant fut également avancé : participation indirecte par soutien au parti « ouvrier » le plus proche des positions F.C.L. Nous pensons qu’il est inutile de trop s’étendre sur la question, ce que nous fîmes également à l’époque. En effet, demander quel parti « ouvrier » ? équivalait pour certains à répondre par « le plus à gauche » évidement, soit le P.C., le P.S., voire, les trotsystes, pourquoi pas ? Il est vrai que maintenant il y aurait l’Union de la Gauche Socialiste( !) mais encore une fois il s’agit de savoir si des militants anti-étatiques par principe sont prêts à s’engluer au milieu des rouages quelque peu crasseux de la machine d ’État afin de mieux démolit celle-ci de l’intérieur. Là est la seule question, et l’on peut après tout se suicider politiquement de plusieurs manières. Et puisque nous parlons suicide, la participation aux élections législatives proprement dites était enfin abordée. En clair, la possibilité pour un militant F.C.L. d’être présenté sur une liste patronnée par l’organisation, et s’il était d’aventure élu aller ainsi s’asseoir au Parlement au milieu des quelque 600 députés composant l’Assemblée nationale. On voit par là le chemin énorme déjà parcouru par certains camarades qui, quelques semaines auparavant prônaient la seule participation municipale !

Nous pensons qu’il est toutefois inutile de se récrier ou d’ironiser comme quelques anarchistes ont cru devoir le faire. Il est facile d’accuser des camarades qui se trompent de toutes les turpitudes (car cela existe aussi de se tromper) plus difficile déjà d’essayer de comprendre leurs mobiles. Il est permis de dire que beaucoup, parmi ces camarades, pensaient sincèrement (avec quelque peu de naïveté pour certains et un manque évident de formation politique pour d’autres, ce dont nous sommes tous responsables par ailleurs) qu’un ou des militants décidés et honnêtes pourraient sérieusement influer sur le destin des travailleurs en jouant au sein de l’Assemblée le rôle de « commandos de la révolution », ce mot qui allait être repris fréquemment par le « Libertaire » au cours de sa campagne électorale de fin d’année 1955. Ces camarades oubliaient tout simplement que le seul geste que puissent accomplir des révolutionnaires au sein de l’Assemblée, c’est d’y jeter des bombes, et que si l’on n’est pas, ou plus, partisan de cette vieille méthode par principe ou par peur, on n’a rien à y faire d’autre ! Et même en acceptant le côté purement « technique » de l’opération, qu’auraient pu faire quelques députés F.C.L. (et en disant quelques…) en se livrant à des scandales au Parlement ? Est-ce que l’agitation de Marty, avec sa ceinture de cuir, a pu changer quelque chose au sort des exploités, quand aux premières années de son mandat il se faisait « sortir » régulièrement par les huissiers de la Vénérable enceinte ? Et le risque de l’absorption du néodéputé par le système ? À cela on nous répondait que « l’organisation contrôlerait sévèrement ses élus ». De quelle manière ? et pour combien de temps ? Il n’est que de rappeler l’exemple, pénible pour nous tous anarchistes, des « camarades-ministres » pendant la révolution espagnole. Ceux-ci avaient pourtant derrière eux, théoriquement, une organisation autrement puissante que la F.C.L. pour les « contrôler » et on peut se poser cette question : quel a été le plus beau travail accompli à cette époque, celui de nos camarades de la « base » C.N.T.—F.A.I. ou celui des « camarades-ministres » ? On pourra nous répondre qu’il s’agit là d’un cas différent, qu’il y avait la guerre et qu’il est facile de critiquer après coup, c’est vrai. Mais cela ne nous a-t-il pas laissé à nous, libertaires, le même malaise ?

Pour en revenir au congrès, les avantages matériels furent également invoqués : remboursement des frais de propagande pendant la campagne, remboursement des cautionnements pour toute candidature recueillant plus de 5% des voix (c’est nous qui soulignons), indemnités perçues par les élus, etc. À ce dernier argument, l’expérience du 2 janvier 1956 allait répondre par des faits, justifiant les mises en garde les plus passionnées, voire les plus désespérées.

C’est ainsi que repoussant tout effort de conciliation, négligeant d’élémentaires appels à la prudence, le congrès de la F.C.L . acceptait le principe de la participation et courait à son destin.

La campagne électorale de la F.C.L.

C’est le 27 octobre 1955 que la position F.C.L. sur le problème électoral passa du stade intérieur au plan public, par l’entremise du Libertaire. Ce fut d’abord quelque chose d’anodin, bien sûr, un article qui se terminait ainsi :

« Un député ouvrier ne doit pas rentrer dans le jeu parlementariste de la classe bourgeoise. Il sait que ses interlocuteurs sont de mauvaise foi, qu’il n’y a pas de compromis parlementaires, qu’il doit s’appuyer sur l’action directe des travailleurs. » (« Lib » n°450, « Explications de vote et pantomime parlementaire. » M.H.)
En plus d’une incontestable contradiction dans tous les termes de cet épilogue, l’idée du « député ouvrier » était donc avancée. Les « Lib » suivants allaient étoffer tout ça, pour commencer par une suite d’articles « La F.C.L. et le Front Populaire » (« Lib » n° 451, 452, 453 – G.F.) et surtout par les éditoriaux, beaucoup plus directs. Celui du 17 novembre devenait encore plus précis et la future participation électorale de la F.C.L. s’y devinait avec transparence. Après le numéro de 8 décembre où une convocation extraordinaire du Conseil national F.C.L. en raison « de la gravité des circonstances et de la proximité de la campagne électorale » était annoncée, c’était la confirmation officielle du 15 décembre où la « Lib » déclarait : « La F.C.L. entre dans la lutte. » avec présentation d’une liste de 10 candidats et ouverture d’une souscription spéciale pour la campagne qui s’ouvrait ainsi. À partir de ce moment il est évident qu’un processus irréversible allait s’accomplir et la F.C.L. se trouver prise dans le système classique, avec son « programme », ses « réunions », etc. Ajoutons que, par divers camarades, nous apprîmes que la participation à ces élections n’avait pas été décidée sans tiraillements, certains « pour » au congrès brutalement mis au pied du mur par les évènements et commençant à réaliser les difficultés de l’entreprise.

Cependant Le Libertaire, organisait sa campagne. Le 24 novembre Camillo Berneri était appelé en renfort idéologique, et la publication d’un morceau de son article sur la question électorale (Adunata dei Refrattari, 25/4/1936) tendait à justifier la participation. Le 22 décembre les travailleurs algériens du 1er secteur de la Seine étaient appelés à voter pour la liste du « Lib »… par le « Lib » bien entendu. Sur les panneaux électoraux du Boul’ Mich’ ou de la porte de Versailles, l’affiche jaune de la liste, « Le Libertaire » reproduisait, outre les photographies des candidats F.C.L. (dont l’un est présentement membre du Comité de direction de l’U.G.S.) le programme de celle-ci : Lutte pour le niveau de vie, lutte contre la guerre et le colonialisme, lutte pour l’école laïque et les jeunes, lutte pour la femme « pour sa liberté et sa dignité », lutte pour les vieux. Certes, ce programme électoral, comme bien d’autres, paraissait séduisant à première vue et certaines préoccupations étaient même d’excellente facture (entre autres, la préconisation de l’avortement libre dans le cadre médical ainsi que la liberté des moyens anticonceptionnels ne pouvaient qu’avoir la sympathie de tous les gens un peu évolués, sans qu’on soit même « révolutionnaire » pour cela) mais on ne pouvait toutefois s’empêcher d’y relever la démagogie, obligatoire dans ces cas-là. Bien entendu, le « Lib » s’étendait longuement sur le rôle des « élus » à l’assemblée, leur action de « commandos révolutionnaires » etc. Quant aux réunions publiques organisées par la F.C.L., le « Lib » écrit par exemple le 29 décembre :

« (…) Il suffit de voir les réactions de la salle, d’entendre les applaudissements (…) » mais parle assez peu du nombre des assistants ! Comment ces réunions se passent-elles donc, qu’elle ambiance y règne-il ? C’est ce que nous allons voir au cours de deux meetings tenus dans la même soirée du 30 décembre.
Il est 21 heures. Nous sommes dans une petite salle-préau de l’école 36 bis rue Violet (15e). Comptons : il y a exactement treize personnes, dont cinq militants F.C.L. que nous connaissons de vue (il est vrai que nous sommes dans un quartier semi-bourgeois et cela peut expliquer le quasi désert de la salle, et de plus il fait froid). Un orateur, le camarade F., finit de parler avant de foncer à la seconde réunion tenue, elle, 18 rue du Moulin-des-Prés, en plein secteur prolétarien du 13e arrondissement cette fois. Afin de mieux nous rendre compte de la différence, suivons l’orateur itinérant pour nous retrouver peu après lui et vers les 22 heures dans cette modeste salle de gymnastique où nous dénombrons cette fois quinze personnes, dont six militants au minimum. La salle est amorphe, malgré le ton « popu » employé par l’orateur (dans le 15e en effet, les arguments étaient plus subtils, l’expression plus raffinée) et c’est peut-être là que l’on mesure le comique triste d’une telle situation. Les discours terminée, les contradicteurs sont priés d’expliquer leur position. Une fois, deux fois : pas de contradiction. L’électrophone déverse alors une « vibrante » « Internationale » pendant que les auditeurs, suivant l’exemple impérieux des militants, se dressent sur leur siège. Pour réchauffer l’enthousiasme, on aura, au cours d’autres réunions diffusé des chants et marches de guerre soviétiques…

C’était le 30 décembre, dernier jour de la campagne électorale. Le 2 janvier : 1956 la F.C.L. recueillait dans le 1er secteur de la Seine (13e, 14e, 15e, 5e, 6e, 7e arrondissements) 960 voix selon le premier résultat (« France Soir »), 1200 suivant un autre, 1600, 1800 selon le journal. On ne saura jamais au juste combien exactement, et à quelques dizaines près, voire centaines de voix près cela n’a pas une telle importance. Le Libertaire du 5 janvier annonçait, lui, très imprécisément : « Des milliers de travailleurs du 1er secteur de Paris ont manifesté leur accord à notre politique (….) ». Il nous semble logique de remarquer que la F.C.L. aurait dû être la première, elle, à donner un chiffre précis. Pourquoi cette ambiguïté ? Comme il faut toutefois donner un chiffre, et que les lecteurs s’étonnent, le « Lib » du 12 janvier annonce « près de 3000 voix ». En bref, on peut évaluer le nombre des votants F.C.L. à environ 2000 personnes. « VOTEZ EN MASSE » avait dit le Libertaire.

La conclusion

La conclusion ? Elle est assez simple à établir. Des militants se réclamant du communisme libertaire ont tenté l’aventure électoraliste. Quelle propagande anti-étatiste a pu se faire jour au cours de ces quelques semaines ? Et comment l’électeur éberlués, avisant la liste du Libertaire (alors que pour lui, Le Libertaire, c’était des anarchistes, quoi qu’on y fasse !) a-t-il pû faire une quelconque différence avec ladite liste et celles présentées de temps à autres par de petits partis comme les trotskystes et autres, dont le premier soin est de recommander en cas de second tour à leurs électeurs de voter pour le P.C.F. ? Les avantages matériels ? Nous croyons savoir qu’un certains nombre de camarades imprudemment fourvoyés en cette aventure ont eu pendant longtemps à payer, sur leurs économies, les différents frais occasionnés. Ainsi le cautionnement (les 5% n’ayant pas été atteint, et de loin), l’affichage, les multiples dépenses inhérentes à l’organisation d’une telle entreprise (Le « Lib » du 19 janvier mentionnait : la F.C.L. doit plus d’un million pour les frais de la campagne électorale — article de B.D. : « Les élections et la démocratie bourgeoise ») Et qu’ont pu penser ces camarades dont l’enthousiasme et la bonne foi étaient le principal capital ?

Le Libertaire lui-même, devant les résultats disproportionnés aux efforts déployés confessait le 12 janvier :

« (…) Nous ne sommes pas un parti où le bluff est roi, et nous croyons qu’une des conditions essentielles du Progrès est de voir les faits en face, même s’ils ne sont pas toujours de nature à créer l’enthousiasme. Nous ne nous dissimulons pas que le résultat obtenu par la F.C.L. est modeste (…) »

Il est évidemment difficile de se dissimuler ce qui sauté aux yeux, encore que pour les résultat nominaux le « Lib » cherche par une savante dialectique à prouver que les 3000 (mettons !) votants représentent en réalité 20 à 30000 travailleurs de la Région Parisienne influencés par sa propagande ! (« Lib » 461, « les leçons de notre participation »). Aussi les électeurs F.C.L. sont-ils convoqués à une réunion de discussion pour le 25 janvier, afin d’envisager la situation au lendemain des élections. C’était évidemment le moment de voir qui étaient, ce que pensaient les électeurs. Malheureusement, le compte-rendu qui aurait du suivre logiquement une telle réunion ne parut jamais dans le Lib et c’est sur ce dernier signe peu encourageant pour d’éventuels néo-paticipationnistes que nous terminerons la relation d’une expérience dont les anarchistes devraient au moins tirer parti.

Christian Lagant

Notes
[1] Le signataire a appartenu à la F.C.L. Jusqu’au congrès de juin 1955, démissionnant de cette organisation après le vote approuvant la participation électorale. D’autres camarades isolés, ainsi que les groupes de Lyon et Mâcon démissionnaient également vers cette époque.
[2] Nous ne pensons pas que le nom, en entier, des camarades mentionnés ait une grande importance, seuls les faits ayant ici leur intérêt.


http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/NOIR_R ... r_1956.pdf
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Re: La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Messagede bipbip » 06 Jan 2018, 19:47

Des libertaires dans la guerre d’Algérie
Une résistance oubliée.

Histoire de l’action de la Fédération communiste libertaire (FCL) et du Mouvement libertaire nord-africain (MLNA), qui formèrent dès 1954 les premiers réseaux de porteurs de valises, en soutien à la résistance algérienne. La répression policière liquida les deux organisations en 1957. Le film donne la parole à six acteurs et actrices de cet épisode méconnu de la guerre d’Algérie : Georges Fontenis, Line Caminade, Paul Philippe, Pierre Morain, Suzanne Morain et Léandre Valéro.

Un film de Daniel Goude et Guillaume Lenormant, 32 minutes, 2001.

https://vimeo.com/205203011
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Re: La Fédération Communiste Libertaire (F.C.L.)

Messagede bipbip » 04 Fév 2018, 17:48

L'OPB et la FCL (Fédération Communiste Libertaire)

Lecture de "Autonomie individuelle et force collective.
Les anarchistes et l'organisation." d'Alexandre Skirda

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