L'anarchisme en Amérique du Sud

Re: L'anarchisme en Amérique du Sud

Messagede Pïérô » 28 Aoû 2017, 01:26

DOSSIER: Le mouvement anarchiste en Amérique Latine

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Re: L'anarchisme en Amérique du Sud

Messagede Pïérô » 03 Déc 2017, 13:06

Histoire et actualité de l'anarchisme au Brésil

Profitant de son passage en Europe, Résistances Libertaires donne la parole à Livio, notre compagnon de la FARJ, pour nous parler de la situation politique et sociale au Brésil. En revenant sur les périodes importantes de l'histoire contemporaines du pays, il nous livre quelques billes pour comprendre ce qu'il s'est passé depuis le vaste mouvement protestataire de juin 2013. Il est aussi question, dans cet article, de l'anarchisme social tel qu'il est pratiqué par la FARJ.

Le Brésil, une ancienne colonie devenue terre d'accueil

« Il est important d'effectuer un panorama historique du Brésil pour comprendre ce qu'il se passe aujourd’hui. Ancienne colonie portugaise, l'indépendance du Brésil a été réalisée par la famille royale portugaise elle-même, contrairement à l'empire espagnol qui s'est morcelé en plusieurs 'petits' États, expliquant la superficie actuelle du Brésil. Depuis les années 1500 jusqu'à aujourd'hui, il y a toujours eu des moments de lutte. Certains conflits ont duré plus de 100 ans, opposant les esclaves et les paysan·ne·s face aux troupes impériales ou coloniales. Le Brésil est un pays marqué par une grande violence sociale tout au long de son histoire, avec beaucoup de luttes mais aussi beaucoup de répression.

C'est dans ce contexte, au début du XXe siècle, que sont arrivé·e·s beaucoup de migrant·e·s européen·ne·s, principalement d'Espagne et d'Italie dans un premier temps, puis de France, de Suisse et d'Allemagne. Contrairement à ce que dit l'histoire officielle – dans une vision un peu colonialiste –, ce ne sont pas les européen·ne·s qui ont importé la lutte sociale au Brésil. Nous avons en réalité assisté à une convergence entre des moyens de lutte différents et des histoires différentes. Cette explication est valable pour tout le continent américain. »

La répression des anarchistes au XXe siècle

« Le début du mouvement anarchiste a été profondément marqué par la répression[1] ; on a même enfermé des anarchistes dans des camps de concentration simplement parce qu'ils étaient anarchistes. À partir des années 1930, pendant la dictature de Getúlio Vargas, les réformes du droit du travail mises en place vont favoriser l'incorporation des syndicats dans l'appareil étatique. Or, jusque-là, le mouvement anarchiste était très lié au mouvement syndical, expliquant d'ailleurs l'une des difficultés de construire une organisation spécifique anarchiste. Ces réformes vont marquer le déclin de l'influence et de la militance anarchistes dans les syndicats, qui vont subir une répression très importante, facilitant de facto l'ascension du Parti Communiste Brésilien (PCB), peu touché par la répression.

Jusqu'en 1964, le mouvement anarchiste était relativement marginal, conservant malgré tout une activité de propagande (journaux, tracts). En 1964, la dictature militaire a réprimé avec une grande violence l'ensemble des mouvements sociaux et des syndicats. Cette nouvelle donne obligea les groupes anarchistes brésiliens et le mouvement étudiant libertaire à entrer dans la clandestinité. La résistance anarchiste à la dictature avait pour but de perpétuer la mémoire du mouvement anarchiste. »

Le réveil du mouvement anarchiste

« Pendant les années 1980, de nombreuses grèves massives vont réveiller la lutte des classes, là aussi avec une très forte répression. Avec la fin de la dictature militaire en 1985, de nombreuses publications et de nombreux débats ont vu le jour sur la question de l'organisation des anarchistes. À Rio Grande Sud, les anarchistes sont entré·e·s en contact avec la FAU (Fédération Anarchiste Uruguayenne), qui existait depuis 1956 et qui avait réussi à survivre à la dictature militaire en Uruguay. La FAU, lors de son premier congrès, a utilisé le terme d'especifisme pour qualifier leur courant anarchiste, basé sur les textes de Bakounine et Malatesta ainsi que l'expérience syndicale du début du siècle. En 1995, la FARJ s'est créée, puis peu à peu d'autres groupes anarchistes ont vu le jour. Au début des années 2000, le texte de la Plateforme[2] s'est diffusé dans le mouvement anarchiste brésilien. Pour nous, en tant qu'especifistes, la Plateforme correspondait en grande partie à notre vision du communisme libertaire. En 2002 a eu lieu un Forum de l'anarchisme organisé, qui a abouti – après de nombreuses discussions – à la création de plusieurs organisations, dont la Coordination Anarchiste Brésilienne (CAB). »

Qui sème la révolte, récolte la colère

« En juin 2013[3], il est important de souligner que ce n'était pas une étincelle venue de nulle part, comme on a parfois pu l'entendre. La révolte de juin 2013 est le fruit d'un travail réalisé bien en amont, et pas uniquement par les anars, depuis la chute de la dictature militaire. Depuis 2005, les mouvements de protestation contre l'augmentation du prix du billet de transport ont donné naissance à la création d'un mouvement pour les transports gratuits. La révolte de 2013 est donc le fruit de 8 ans de lutte. Par exemple, en avril 2013, à Rio Grande do Sul, il y avait déjà une lutte (victorieuse) contre une augmentation du ticket de bus, avec une présence importante des libertaires. Localisé d'abord à Sao Paulo, le mouvement de juin 2013 pour les transports gratuits s'est diffusé un peu partout dans le pays, notamment avec le soutien de la FARJ concernant la ville de Rio. Il s'agissait d'un vrai mouvement populaire, répondant à un besoin tout à fait essentiel. Selon les chiffres officiels, 37 millions de personnes sont piétonnes car elles n'ont pas d'argent pour payer les transports publics. Cette lutte a été très radicale, dépassant largement le seul cadre de l'accès aux transports.

Le 20 juin a été l'occasion de manifestations massives dans tout le pays, sans doute les plus importantes depuis 1985. La révolte était si puissante que les médias ont été obligés de changer de tactique vis-à-vis du mouvement. Alors que les médias avaient l'habitude de qualifier les manifestant·e·s de truands ou de marginaux, ils ont progressivement donné les vraies raisons de la colère populaire et ont même convoqué la population aux manifestations, bien évidemment du fait de la pression populaire. Cependant, le revirement des médias a renforcé le caractère peu lisible des revendications, puisqu'ils appelaient la population aux manifestations sur des mots d'ordre différents (contre la corruption, les politiciens). Au final, on a eu des millions de personnes dans les rues mais sans objectif clair. Sans organisations capables d'orienter cette colère, cette révolte s'est terminée rapidement.

Pendant cette période, la répression de l'anarchisme a été importante, notamment la Federação Anarquista Gaúcha (FAG) qui a eu son siège deux fois pris d'assaut par la police du Parti des Travailleurs au pouvoir[4]. La « découverte » de matériel anarchiste dans le local a ainsi justifié l'emprisonnement de plusieurs militant·e·s anarchistes. C'est l'organisation qui était attaquée. »

Mondial 2014 : la coupe est pleine !

« La coupe du monde au Brésil était un événement parmi d'autres, comme les Journées Mondiales de la Jeunesse du pape à Rio ou encore les Jeux olympiques... Elle a accéléré un processus de gentrification, massif, agressif et violent[5]. Jusqu'à quelques mois avant la coupe, la lutte a été très importante et positive avec une vraie union des forces de gauche, une participation populaire et l'implication de personnes qui n'avaient jamais milité de leur vie. Mais avec l'arrivée imminente de la coupe du monde, le gouvernement a réalisé des accords avec quelques mouvements sociaux et a accordé certaines revendication pour calmer ces mouvements. D'autres facteurs ont également empêché la poursuite de la mobilisation jusqu'à la coupe du monde : la peur de la répression, la maladie du sectarisme, le manque de compréhension stratégique de la situation... Tous ces ingrédients ont entraîné la division des forces politiques de gauche qui voulaient réitérer la révolte de juin 2013 pendant la coupe du monde, alors que la situation était très différente.

Concernant la grève des travailleurs et travailleuses du métro de Sao Paulo, elle est une conséquence directe de la révolte de 2013. Les travailleurs et travailleuses ont vu qu'il était possible de s'organiser et de lutter pour conquérir des droits. La grève a subi une grande répression de la part de la police et du patronat (43 grévistes licencié·e·s), même si quelques unes des revendications ont pu être conquises. »

L'insertion sociale au service de la révolution

« La stratégie de la CAB est de construire les mouvements sociaux sur des bases horizontales, en renforçant la "force" du peuple pour qu'il soit capable d'initier un processus de révolution sociale. La CAB n'a pas comme objectif principal d'augmenter le nombre de ses militant·e·s, mais d'étendre son influence au sein des mouvements sociaux pour les renforcer et contribuer à la construction d'un contre-pouvoir populaire.

Notre insertion sociale passe par plusieurs projets, dont l'éducation populaire. Nous participons actuellement à des écoles ayant pour but d'aider ceux et celles qui n'ont pas les moyens de passer la baccalauréat. Nous développons également d'autres projets d'éducation populaire au sein des mouvements sociaux, comme le muralisme. Le muralisme est une technique de peinture, avec de grands dessins sur les murs des villes représentant des luttes, impliquant des ados, des enfants et des adultes. On fait d'abord une assemblée générale pour se mettre d'accord sur la peinture puis on se met à l'ouvrage. L'idée paraît simpliste au premier abord, certaines organisations nous regardent en haussant les épaules, mais elle permet en réalité de créer du lien entre ceux et celles qui peignent sur la base d'une démocratie directe. Les personnes qui s'y impliquent s'approprient la peinture et sont fier·e·s de l'avoir réalisée lorsqu'ils et elles la regardent.

Depuis leur création, les organisations anarchistes au Brésil ont réfléchi au lien entre organisation politique et mouvement social, dans le but de ne pas superposer les deux sphères. Lorsqu'on fait du muralisme ou de l'occupation de terres ou de l'éducation populaire, nous agissons toujours au sein du mouvement social. C'est ce qui nous distingue de tous les autres courants politiques, puisque nous assumons de parler d'éthique, de responsabilité et de discipline du ou de la militant·e. »

Les difficultés du travail syndical

« Concernant notre insertion dans les syndicats, il n'y a pas de différences notables avec ce qu'il se fait en Europe. En revanche, le système syndical brésilien est très différent de ce qui existe en Europe. Comme aux États-Unis, dans chaque branche et dans chaque secteur il ne peut y avoir qu'un seul syndicat. Il s'agit d'un système très corporatiste, où les syndicats reçoivent des subventions des gouvernements. Certes, il peut y avoir plusieurs tendances dans chaque syndicat, mais il est très difficile d'agir en tant que libertaire au sein d'un syndicat.

Il existe également des grandes centrales syndicales, dites libres et indépendantes. Dans le secteur de l'éducation, la majorité des syndicats sont de gauche, ce qui permet d'avoir plus de luttes dans ce secteur. Par contre, les syndicats de routiers et de métallos sont contrôlés par les patrons. Les syndicats combatifs subissent la répression de plein fouet, comme par exemple le syndicat des chauffeurs de bus à Rio qui possède malheureusement une longue liste de travailleurs syndiqués assassinés. Il existe aussi, de manière plus confidentielle, la COB (Confederação Operária Brasileira), affilié à l'AIT (Association Internationale des Travailleurs, de tendance anarcho-syndicaliste), mais dont les effectifs sont minces et qui reste sur des positions très sectaires.

Le travail de la CAB dans le syndicat se fait à travers leurs militant·e·s qui sont dans leur syndicat de secteur, même s'ils et elles ne sont pas toujours adhérent·e·s de ces syndicats.

Une autre particularité du mouvement social brésilien est l'importance du mouvement paysan, avec les paysan·ne·s sans terre. La CAB est très présente dans ce mouvement, via la FARJ. Les liens entre mouvements ouvriers et paysans sont apparus pendant les années 1990, période pendant laquelle le mouvement ouvrier et le mouvement paysan étaient bien plus unis et faisaient des luttes ensemble. Mais avec la victoire du PT, la CUT (Centrale unique des Travailleurs, majoritaire) a arrêté de lutter. Il subsiste malgré tout des petites expériences intéressantes, comme des aides financières de la part des syndicats pour que les paysan·ne·s puissent avoir des infrastructures, se réunir... Les travailleurs et travailleuses des syndicats mettent aussi en place des associations similaires aux Amaps (Association pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne), achètent leur café au sein des coopératives etc... »

La FARJ aujourd'hui

« La FARJ dispose d'un centre social dans un quartier de la zone nord de Rio. Au sein du centre, avec d'autres mouvements sociaux, nous concentrons toute notre activité politique à l'attention du quartier dans lequel nous sommes. Nous essayons d'organiser un maximum d'activités (bibliothèque, atelier d'écriture, friperies, théâtre libertaire, capoeira, kung-fu...), comme le projet d'éducation population, dans une perspective autogestionnaire : les personnes s'organisent elles-mêmes pour savoir ce qu'elles veulent faire. Le but de tout cela est de créer un espace physique qui puisse accueillir la population du quartier et ainsi contribuer à l'autonomie populaire. En plus de ce travail au sein des quartiers populaires, nous sommes très acti·f·ve·s dans les luttes paysannes.

Le travail de quartier est important car c'est généralement l'extrême-droite qui occupe le terrain, notamment via leurs églises pentecôtistes, extrêmement conservatrices, basées sur la discipline et une rigueur dans leur action à long terme ; leur travail donne des résultats. On comprend donc que le travail dans les quartiers, sachant que le syndicalisme est très bureaucratisé, est notre principale tâche pour organiser la population dans un but de transformation sociale. C'est un travail très dur, qui prend beaucoup de temps, où l'on se confronte régulièrement aux mafias gérant le trafic de drogues ; mafias qui regroupent d'anciens policiers, en lien avec les gouvernants et qui ne tolèrent aucun travail politique. Les ONG nous mettent également régulièrement des bâtons dans les roues...

Une autre difficulté concrète à laquelle nous sommes confronté·e·s est l'occupation militaire de la police et parfois de l'armée de quelques quartiers populaires des favelas, qui s'est en plus renforcée en raison de la coupe du monde et des JO... Je ne sais pas qui est le pire (le trafic de drogues, la police ou les milices), mais on doit quand même faire avec.

Nous effectuons un travail de base que la gauche ne fait pas, puisqu'elle préfère concentrer ses efforts dans les luttes intestines du mouvement syndical et dans la course électorale. Du simple fait que nous ne suivons pas le même axe programmatique, on nous accuse de ne pas être dans les mouvements populaires, alors que justement nous y sommes de plein pied (et eux – la gauche – n'y sont pas). Ceci est d'autant plus vrai que depuis 2013, les tendances sectaires et les divisions au sein des assemblées populaires nous ont poussé·e·s à les quitter pour retourner dans les lieux où nous avons toujours été, c'est-à-dire les quartiers populaires, où nous effectuons un travail quotidien. »

Propos recueillis par Dadou (Région parisienne)


[1]Alexandre SAMIS, Clevelândia. Anarquismo, sindicalismo e repressão politica no Brasil, Rio/São Paulo, Achiamé-Imaginário, 2002, 342 p., 307 p. Voir le compte rendu de l'ouvrage par Frank Mintz : http://acontretemps.org/spip.php?article16

[2]La Plateforme est un texte datant de 1926, rédigé par des exilés russes, « écrit dans l'intention de trouver une alternative théorique et une solution organisationnelle en réponse à l'échec enduré par le mouvement anarchiste russe et une volonté de trouver des moyens au mouvement ouvrier face au léninisme ». (Source : anarchopedia.org)

[3]Le mouvement de juin 2013 au Brésil désigne un vaste mouvement social, dont les revendications portaient initialement sur la hausse des tarifs d'accès aux transports publics.

[4]Voir le communiqué de la FAG d'octobre 2013 : http://www.anarkismo.net/article/26294

[5]http://www.c-g-a.org/motion/coupe-du-monde-de-football-au-bresil-une-arme-de-guerre-sociale


https://www.c-g-a.org/motion/histoire-e ... -au-bresil
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Re: L'anarchisme en Amérique du Sud

Messagede bipbip » 15 Aoû 2018, 19:32

Réflexions sur le rapport entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire en Argentine

Réflexions sur le rapport entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire en Argentine

En Argentine le rapport entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire ne suit pas du tout le même schéma qu’en France. Alors que le syndicalisme révolutionnaire est une production spontanée – je préfère en fait dire une production naturelle – de la classe ouvrière française, en Argentine il est une importation corrompue de la doctrine originelle.
Le syndicalisme révolutionnaire de la CGT française est apparu vers 1902-1904 sur un socle qui avait été initialement bâti par les anarchistes entre 1892 et 1902 : il y eut une dizaine d’années pendant lesquelles l’anarchisme a totalement déterminé le mouvement syndical français : c’est la période des bourses du travail, qui n’ont pas été créées par les anarchistes mais dans lesquelles ceux-ci ont joué un rôle déterminant.
Contrairement aux affirmations à la fois de Michael Schmidt et Lucien van der Walt et d’Edilene Toledo, la fondation de la CGT en 1895 n’est pas la fondation du syndicalisme révolutionnaire : la CGT est alors une structure instable, peu développée, encore influencée par le guesdisme. La véritable fondation de la CGT date du congrès de 1902, lorsque la CGT et la Fédération des bourses du travail fusionnent – une fusion qui avait laissé les bourses du travail très réticentes.
On a peut-être ici un point commun entre la France et l’Argentine : l’organisation de classe du mouvement ouvrier fut initialement une organisation de type anarchiste : seulement, cette situation cessa d’être effective en France à partir de 1902 tandis qu’elle perdura en Argentine. Alors qu’en France le syndicalisme révolutionnaire est le produit d’une fusion entre anarchisme et d’autres courants fermement attachés à l’autonomie du mouvement syndical par rapport à l’Etat et aux partis, en Argentine il n’y eut pas de rapprochement entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire : ils se trouvèrent au contraire en opposition.
Cette opposition s’explique par le fait que le syndicalisme révolutionnaire qui fut « importé » en Argentine était une théorisation faite par un certain nombre d’intellectuels plus ou moins marxistes autour de Georges Sorel, qui considérait que la grève générale était un mythe utile mais rien de plus. Sorel et ses disciples pensaient que le socialisme parlementaire et la conquête du pouvoir par les élections étaient une déviation des idées de Marx – ce qui va à l’encontre des faits historiques car Marx fut un authentique fondateur de la social-démocratie, c’est-à-dire de la conquête du pouvoir par les élections. Pour ces intellectuels, le syndicalisme révolutionnaire était l’incarnation du vrai marxisme de leur temps. Cependant, lorsque le syndicalisme révolutionnaire déclina vers 1909-1910, Sorel se tourna vers l’Action française, le courant royaliste. Ensuite il se fit un admirateur de Lénine avant de s’intéresser à Mussolini.
C’est ce syndicalisme révolutionnaire-la qui fut importé en Argentine, c’est-à-dire un corps totalement étranger à la classe ouvrière.
C’est donc au sein du mouvement socialiste argentin que le syndicalisme révolutionnaire se développa et qu’il édita à partir de 1905 un périodique, La Acción socialista. Les syndicalistes révolutionnaires pénètrent alors dans l’UGT, une centrale syndicale socialiste dont ils prennent la direction et obtiennent le rejet de l’action parlementaire. Plusieurs tentatives d’unification avec la FORA échouent en 1907, 1909 et 1912 : la FORA est en effet totalement opposée à l’idée de « neutralité » syndicale qui, en France après la congrès d’Amiens, avait finalement abouti à légitimer la stratégie parlementaire.
En 1909 l’UGT change son nom en CORA – Confédération ouvrière de la région argentine – avec des statuts très proches de ceux de la FORA.

« En 1914, la CORA s’auto-dissout et ses adhérents intègrent les rangs de la FORA. Par ce stratagème, ils parviennent, un an plus tard, en 1915, à faire adopter le principe de neutralité idéologique par le 9e congrès de la FORA. L’abandon de la finalité anarchiste ne fut pas acceptée par tous les militants et, en 1916, un certain nombre de syndicats décident de refuser les résolutions du 9e congrès et de maintenir la déclaration en faveur du communisme libertaire adoptée lors du 5e congrès de la FORA. A partir de ce moment-là et jusqu’en 1922, il y aura deux FORA : la FORA 5e appelée aussi FORA “communiste” qui regroupe les organisations ouvrières se réclamant du communisme libertaire et la FORA 9e ou FORA “syndicaliste” favorable à la neutralité idéologique [1]. »

C’est en sachant cela qu’il faut interpréter l’opposition vigoureuse des militants de la FORA au syndicalisme révolutionnaire.
Ce qui ne signifie pas que la FORA adhérait à toutes les positions du « vrai » syndicalisme révolutionnaire, celui de la CGT française : elle « refuse le postulat suivant lequel le syndicat constituerait l’embryon de la société future, l’idée de remplacer le pouvoir de l’État par celui du syndicat allant à l’encontre de ses principes antiautoritaires. Ses militants sont partisans de la libre association des producteurs et de la libre fédération des associations de producteurs et de consommateurs. Pour eux, le syndicalisme est le produit du système capitaliste et doit disparaître avec lui » [2].
On retrouve donc dans la « doctrine » de la FORA des points de vue que la rapprochent des idées de Malatesta, avec lequel pourtant elle diverge sur d’autres points : par exemple « la FORA se sépare de toute une tradition du mouvement libertaire qui, à la suite de Malatesta, veut absolument différencier les organisations syndicales des groupes spécifiques anarchistes [3]. » En effet, les militants de la FORA sont opposés aux groupes anarchistes qui se consacrent à la propagande, aux groupes « spécifiques », qui n’auraient d’intérêt, selon eux, que pour prendre le relais de l’organisation ouvrière anarchiste lorsque l’action dans le mouvement social n’est pas possible :

« Leur position repose sur un constat : là où l’anarchisme a été essentiellement porté par des philosophes, fussent-ils de la taille d’un Kropotkine, ou par d’ardents propagandistes comme Emma Goldman ou Johann Most, c’est-à-dire en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, il ne s’est pas beaucoup développé. Par contre, l’Espagne et l’Argentine, qui comptent bien peu de théoriciens anarchistes, connaissent un mouvement puissant. La FORA en conclut que l’anarchisme se propage mal du haut vers le bas, des intellectuels vers le peuple et qu’il est préférable de le diffuser directement au sein du prolétariat, parce qu’il correspond à ses aspirations latentes [4]. »

Ariane Miéville cite Emilio López Arango et Diego Abad de Santillán, qui écrivent que l’anarchisme n’est pas une « découverte de laboratoire » mais « un mouvement spontané des opprimés et exploités » ; la philosophie contribue à la concrétisation des aspirations latentes des masses rebelles, « mais elle n’a pas le droit de s’approprier les conceptions de l’anarchisme » 5. Pour la FORA, il ne saurait y avoir de division organisationnelle du travail entre élaboration théorique et action. Les deux activités forment un ensemble indissociable. Etablir une distinction reviendrait à créer une hiérachie comparable à celle qui existe entre partis et syndicats dans le modèle social-démocrate.
Selon Jorge Solomonoff, cité par Miéville, le cas espagnol représenterait l’illustration du modèle « séparation des tâches » où la FAI se livrerait à l’activité idéologique et la CNT à l’activité syndicale.
Le problème est à mon avis plus compliqué. La FAI s’est à l’origine constituée moins pour assumer le rôle de direction idéologique du mouvement syndical libertaire que pour faire contrepoids à l’influence réformiste. Les échecs répétés de tentatives insurrectionnelles de la FAI en 1931-1932, en janvier, mai et décembre 1933 ne plaident pas en faveur d’une clairvoyance stratégique de l’organisation spécifique censée fournir les orientations idéologiques à l’organisation de masse. Enfin, le programme qui triomphe au congrès de Saragosse en 1936 alors que la FAI dirige les destinées de la CNT ne révèle pas une vision très en phase avec la réalité sociale du moment.
Ce programme politique fonde son inspisration dans les conceptions d’autonomie communale directement inspirées de Kropotkine, et en particulier de la Conquête du pain. Les résolutions du congrès de Saragosse expriment la méconnaissance des mécanismes économiques de la société, le mépris de la réalité économique et sociale. Le congrès développe dans son rapport final le « concept confédéral de communisme libertaire », fondé sur le modèle des plans d’organisation de la société future qui foisonnent dans la littérature socialiste du XIXe siècle. Le fondement de la société future est la commune libre. Chaque commune est libre de faire ce qu’elle veut. Celles qui refusent de s’intégrer, en dehors des accords de « conviviencia collectiva », à la société industrielle, pourront « choisir d’autres modes de vie commune, comme par exemple celles de naturistes et de nudistes, ou auront le droit d"avoir une administration autonome en dehors des accords de compromis généraux ». Ainsi, le rapport du congrès de Saragosse, déjà mentionné, aurait pu être écrit à n’importe quelle époque. II est absolument en dehors du temps.
A l’inverse, si on s’en tient à la description de Solomonoff, la réflexion politique et idéologique n’entrait pas dans les attributions de la CNT, ce qui est loin d’être le cas, dans la pratique.

L’Argentine offrit un modèle achevé de fusion entre organisation revendicative et organisation idéologique, empêchant la création d’organisations spécifiquement anarchistes, du moins jusqu’aux années 20. Un tel modèle ne cadre pas avec le schéma élaboré par Michael Schmidt et Lucien van der Walt, selon lesquels le syndicalisme révolutionnaire était une « stratégie » de l’anarchisme : la FORA récusait le qualificatif d’organisation syndicale ; et enfin la FORA était opposée à l’existence d’organisations spécifiquement anarchistes. Or ces trois constats n’apparaissent pas du tout dans leur livre, lorsqu’ils parlent de FORA.

René Berthier

[1] Arianne Miéville, "Anarchisme ouvrier contre “syndicalisme révolutionnaire”. – Un combat de la Fédération ouvrière régionale argentine", L’Affranchi no 9 (octobre-novembre 1994.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.


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Re: L'anarchisme en Amérique du Sud

Messagede bipbip » 02 Jan 2019, 21:05

L’Argentine pleure Osvaldo Bayer, l’anarchiste de la «Patagonia rebelde»

Son dernier "geste" de rébellion: mourir la veille de Noël, à 91 ans. Anarcho-pacifiste, socialiste libertaire, Osvaldo Bayer laisse un vide incommensurable. Journaliste, historien, défenseur des droits humains, il s’est investi dans la lutte pour les droits des peuples originaires à récupérer ses terres.

Auteur d’un ouvrage fondamental pour la culture politique argentine: La Patagonia rebelde * (La Patagonie rebelle) et la biographie de « Severino Di Giovanni, l'idéaliste de la violence » (1970), Osvaldo Bayer a dénoncé l'exploitation et la mort des travailleurs ruraux en Patagonie et a montré comment les familles de l’oligarchie et les secteurs dominants les opprimaient . Il a toujours élevé sa voix avec courage et fut porteur d’une éthique qui en font de lui le dernier grand anarchiste argentin du XXe siècle. Les menaces, la persécution et la censure de la Triple A en 1975 l'ont forcé à s'exiler en Allemagne, d'où il a dénoncé le terrorisme d'État pendant la dernière dictature civico-militaire (1976-1983).

... https://blogs.mediapart.fr/carlos-schme ... r=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20181227&M_BT=1181239064418
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