La plate-forme communiste libertaire de 1971
I — Les révoltes individuelles et collectives jalonnent une histoire de l'humanité qui est une succession de sociétés d'exploitation. A toute époque, des penseurs ont abouti à une réflexion remettant en cause la société. Mais c'est avec l'avènement de la société capitaliste moderne que la division de la société en deux classes antagonistes fondamentales apparaît clairement, et c'est à travers la lutte des classes, moteur de l'évolution de la société capitaliste, que le chemin se fait qui conduit de la révolte à la prise de conscience révolutionnaire.
Aujourd'hui, parce qu'elle a changé de forme, la lutte des classes est parfois niée et l'on invoque, soit l'embourgeoisement et l'intégration de la classe ouvrière, soit la naissance d'une nouvelle classe ouvrière qui s'insérerait pour ainsi dire naturellement dans les centres de décision de la société capitaliste. En fait, les anciennes couches sociales disparaissent, la polarisation des classes en deux classes fondamentales s'accentue, et il y a toujours quelque part dans le monde un point où la guerre des classes se rallume.
Quelles que soient les formes idéologiques qu'il revêt, le mode de production capitaliste est mondialement un. Que ce soit sous la forme qui, partie du «libéralisme», s'achemine vers le capitalisme monopoliste d'État, ou sous celle du capitalisme bureaucratique d'État, le capitalisme ne peut qu'accroître l'exploitation du travail pour tenter d'échapper à la crise mortelle qui le menace. Les massacres, la ruine générale des conditions de vie, de même que toutes les exploitations et aliénations plus particulières à tel ou tel groupe humain (femmes, jeunes, minorités raciales ou sexuelles, etc.) sont des manifestations que l'on ne peut séparer de la division de la société en deux classes : celle qui dispose des richesses, de la vie des travailleurs et qui crée ou perpétue les superstructures (mœurs, valeurs morales, droit, culture en général), et celle qui produit les richesses.
Aujourd'hui le prolétariat peut être défini par la notion élargie suivante : ceux qui, à un niveau ou à un autre, créent de la plus-value, ou contribuent à sa réalisation. Viennent s'adjoindre au prolétariat ceux qui, appartenant à des couches non prolétariennes, se rallient aux objectifs prolétariens (intellectuels, étudiants...).
II — La lutte des classes et la révolution ne sont pas des processus purement objectifs, ne sont pas les résultats de nécessités mécaniques indépendantes de l'activité des exploités. La lutte des classes n'est pas un simple phénomène que l'on constate, elle est le moteur qui modifie sans cesse la situation et les données de la société capitaliste. La révolution en est l'aboutissement. Elle est la prise en main, par les exploités, des instruments de production et d'échange, des armes, la destruction des centres et des moyens du pouvoir d'État.
Certes, la guerre de classe est jalonnée de difficultés, d'échecs, de défaites sanglantes, mais l'action du prolétariat resurgit périodiquement, plus puissante et plus étendue.
1. Elle se manifeste d'abord sur le plan de l'affrontement direct sur les lieux de travail ; elle se manifeste aussi sur le plan des problèmes de la vie quotidienne, sur le plan des luttes contre l'oppression des femmes, des jeunes, des minorités, sur le plan de la mise en cause de l'école, de la culture, de l'art, des valeurs, etc. Mais jamais ces luttes ne doivent être séparées de la lutte de classe. Attaquer l'État, les superstructures, c'est aussi attaquer la domination capitaliste. Lutter pour des conditions de travail ou pour des augmentations de salaire, c'est mener la même lutte. Mais il est clair que poser le problème du genre de vie plus que du niveau salarial peut donner à la lutte une allure plus radicale quand elle signifie une mise en mouvement des masses pour toute une conception de la vie, et non plus seulement pour des améliorations quantitatives.
2. L'analyse historique met en évidence une tendance profonde, manifestée par les travailleurs à travers leurs luttes directes contre le capital et l'État, à l'auto-organisation, et dans les formes prises par l'action révolutionnaire, apparaissent de façon embryonnaire les structures de la société sans classes. Au cours des luttes les plus quotidiennes, la tendance à l'action autonome se manifeste : grèves sauvages, séquestrations, formes diverses d'action directe s'opposant aux directions bureaucratiques, comités d'action, comités de base, etc. Avec la revendication du pouvoir aux assemblées générales de travailleurs et le refus de la permanence des délégués, c'est une véritable autogestion des luttes qui est à l'ordre du jour.
Il n'y a pas pour nous de coupure historique et formelle entre l'émergence du prolétariat au pouvoir et ses luttes pour réaliser cette émergence, mais un développement continu et dialectique des pratiques autogestionnaires depuis la lutte des classes, jusqu'à la victoire du prolétariat et l'instauration de la société sans classes.
Un mode d'organisation spécifiquement prolétarien, le «pouvoir des conseils», surgit à travers des périodes révolutionnaires comme la Commune de Paris (1871), l'Ukraine makhnoviste (1918-1921), les conseils ouvriers d'Italie (1918-1922), la république des conseils de Bavière (1918-1919), la Commune de Budapest (1919), la Commune de Kronstadt (1921), la Révolution espagnole (1936-1937), les révoltes hongroise (1956) et tchèque (1968), Mai 68.
Le pouvoir des conseils réalisant l'autogestion généralisée à tous les domaines de l'activité humaine, ne peut être précisé dans ses formes organisationnelles que par la pratique historique elle-même, et toute tentative de définition du monde nouveau ne peut être qu'une approche, un projet, une recherche.
L'apparition et la généralisation des formes directes du pouvoir ouvrier impliquent que le processus révolutionnaire est déjà fortement avancé. Cependant, il est à présumer qu'à ce niveau-là, le pouvoir bourgeois est encore loin d'être totalement liquidé. Il s'installe donc provisoirement une dualité entre les structures révolutionnaires et socialistes mises en place par la classe ouvrière et les forces contre-révolutionnaires.
A cette période, la lutte des classes, loin d'être en voie d'atténuation, atteint son paroxysme, et c'est là même que les termes de guerre des classes prennent toute leur acuité ; de l'issue de cette guerre dépend l'avenir de la révolution. Cependant, il serait dangereux de concevoir le processus selon des normes bien définies. En effet, la nature du pouvoir d'État, c'est-à-dire contre-révolutionnaire, en lutte contre les conseils, peut prendre différentes formes. Ce qui est fondamental, c'est que le pouvoir des conseils est antagoniste de tout pouvoir d'État puisqu'il s'exprime au sein même de la société par les assemblées générales dont les délégués, dans les divers organismes mis en place, ne sont que l'émanation, et restent révocables en permanence.
Pouvoir et société ne sont plus alors séparés, les conditions maximales étant réalisées pour la satisfaction des besoins, tendances, aspirations des individus et des groupes sociaux, l'homme échappant à sa condition d'objet pour devenir le sujet créateur de sa propre vie.
Il est donc évident que la révolution ne peut pas être faite par personnes interposées, elle est le produit de l'action spontanée du mouvement des masses et non d'un état-major de spécialistes, ou d'une avant-garde prétendument seule consciente et chargée de la direction et de l'orientation des luttes. Lorsque le mot «spontané» est employé ici, son usage ne doit absolument pas être interprété comme une adhésion à une conception dite «spontanéiste» privilégiant la spontanéité des masses aux dépens de la conscience révolutionnaire qui en est le complément et le dépassement indispensables. En d'autres termes, un mauvais emploi de la notion de spontanéité consisterait à l'assimiler une activité «désordonnée», «instinctuelle», qui serait incapable d'engendrer la conscience révolutionnaire comme l'ont prétendu Kautsky et, à sa suite, Lénine dans Que faire ?
Il est non moins évident que la révolution ne peut être une simple restructuration politique et économique de l'ancienne société, mais qu'elle bouleverse à la fois tous les domaines en brisant les rapports de production capitalistes, en brisant l'État, elle est non seulement politique, économique, mais culturelle, à tout instant, et c'est en ce sens que l'on peut utiliser le concept de révolution totale.
III — L'avant-garde réelle, ce n'est pas tel ou tel groupe qui se proclame la conscience historique du prolétariat, c'est effectivement ceux des travailleurs en lutte qui sont à la pointe des combats offensifs, ou ceux qui maintiennent un certain degré de conscience même dans les périodes de recul.
L'organisation des révolutionnaires est le lieu de rencontre, d'échanges, d'informations, de réflexions, permettant l'élaboration de la théorie et de la pratique révolutionnaire qui ne sont que deux aspects d'un même mouvement. Elle regroupe les militants qui se reconnaissent sur un même niveau de réflexion, d'activité, de cohésion. Elle ne peut en aucun cas se substituer au mouvement prolétarien lui-même, ni lui imposer une direction, ni prétendre en être la conscience achevée.
Elle doit en revanche tendre à synthétiser les expériences des luttes, aider à la prise de conscience révolutionnaire maximale, rechercher la cohérence la plus grande possible dans la perspective de cette prise de conscience, considérée non comme un but ou existant dans l'abstrait, mais comme une dynamique.
En résumé, son rôle est d'appuyer l'avant-garde prolétarienne, d'aider à l'auto-organisation du prolétariat en jouant soit collectivement, soit par l'intervention des militants, un rôle de diffuseur, de catalyseur, de révélateur, et en permettant aux révolutionnaires qui la composent des interventions coordonnées et convergentes, sur le plan de l'information, de la propagande, de l'appui d'actions exemplaires.
Une conséquence de cette conception de l'organisation des révolutionnaires est sa vocation à disparaître non par une décision mécanique, mais lorsqu'elle ne correspond plus aux fonctions qui la justifiaient ; elle se dissout alors dans la société sans classes.
La pratique des révolutionnaires se fait au sein des masses, et l'élaboration théorique n'a de sens que si elle est constamment liée aux luttes du prolétariat. Ainsi, la théorie révolutionnaire est à l'opposé des redites idéologiques recouvrant l'absence de toute pratique réellement prolétarienne.
Il en résulte que l'organisation des révolutionnaires se donne pour vocation de regrouper les militants qui sont en accord avec ce qui précède et indépendamment de tout «label» marxiste, anarchiste, conseilliste, communiste libertaire, le label pouvant recouvrir en fait une conception dirigiste et élitaire de l'avant-garde que l'on retrouve certes chez les léninistes, mais également chez de prétendus libertaires.
Elle ne se recommande exclusivement d'aucun théoricien particulier, ni d'aucune organisation préexistante, tout en reconnaissant les apports positifs de ceux qui ont systématisé, précisé, répandu, les idées puisées dans le mouvement même des masses, mais elle se situe comme suite des expressions du courant ouvrier anti-autoritaire de la Ière Internationale, courant qui, historiquement, est connu sous le nom d'anarchisme communiste ou communisme libertaire, courant que les organisations dites «anarchistes» ont souvent malheureusement caricaturé grossièrement.
L'organisation des révolutionnaires est autogérée. Elle doit préfigurer dans ses structures et son fonctionnement la société non bureaucratique qui voit disparaître la distinction dirigeant-exécutant, et qui instaure la délégation uniquement pour des tâches techniques et avec le correctif de la révocabilité permanente.
Les connaissances techniques et les capacités de toutes sortes doivent être généralisées au maximum, de telle sorte que l'on arrive à une rotation effective des tâches. La discussion et l'élaboration doivent être donc le fait de tous les militants et plus que les normes organisationnelles indispensables et révisables à tout instant, c'est le niveau de cohérence et de conscience des responsabilités atteint par chacun qui est le meilleur antidote de toute déviation bureaucratique.
(Cette plate-forme a été discutée et adoptée au cours d'une réunion tenue à Marseille le 11 juillet 1971. Celle-ci avait été convoquée par le Mouvement communiste libertaire [MCL], fondé par des groupes et individus pour la plupart issus de l'ex-Fédération communiste libertaire [FCL], de la Jeunesse anarchiste communiste [JAC], de l'Union des groupes anarchistes-communistes [UGAC], à la suite de Mai 68, dans le cadre d'une fusion avec plusieurs groupes locaux de l'Organisation révolutionnaire anarchiste [ORA]. Daniel Guérin a activement participé aux discussions concernant sa rédaction finale, sur la base d'un canevas proposé par Georges Fontenis. Elle a été publiée dans Guerre de classes, journal de l'OCL, en novembre 1971.
In À la recherche d'un communisme libertaire.
Auteur : GUERIN Daniel
Lieu d'édition : Paris
Editeur : Spartacus
Année d'édition : 1984 )