Budapest 1956, Allemagne de l’Est 1953, Prague 68

Re: Budapest 1956, Allemagne de l’Est 1953, Prague 68

Messagede bipbip » 28 Aoû 2018, 18:25

Dossier Tchécoslovaquie (IV) «Les Conseils ouvriers tchécoslovaques 1968-1969» (2)

Par Karel Kovanda

Nous publions ici la seconde partie de l’analyse faite [voir première partie publiée le 2 août] par Karel Kovanda sur l’émergence et les développements des «conseils ouvriers» (au sens de conseil de production) – initialement qualifiés de «conseils d’entreprise» – puis sur leur extinction. Cette analyse a été publiée, en langue anglaise, dans la revue Telos (Washington University), numéro 28, été 1976.

Nous avons initié l’édition (qui se prolongera) de dossiers consacrés à la situation en Tchécoslovaquie au cours des années 1960 en qualifiant ce processus de «révolution interrompue». D’aucuns peuvent percevoir dans le terme «interruption» une référence réduite à l’intervention des forces armées du Pacte de Varsovie dans la nuit du 20 au 21 août 1968. Ce serait une lecture mal fondée. L’essor post-août 1968 du mouvement des conseils – qui était alors dans son premier âge – révèle l’ampleur et la profondeur d’un mouvement social qui va se prolonger jusqu’au-delà du premier semestre 1969. Il renvoie certes à une résistance massive à l’invasion. Mais il s’inscrit dans cette une interaction, perceptible dès 1966-1967, entre, d’une part, une crise socio-économique se profilant sous la forme initiale d’une «gestion économique déficiente» et, d’autre part, la fêlure de structures du parti-syndicat-Etat qui facilite des initiatives multiples.

Toutefois, la formule «révolution interrompue» n’implique pas, a contrario, que ce processus aurait abouti – sans «intervention» du Pacte de Varsovie – à un «socialisme démocratique» qui n’a jamais existé historiquement. Pour paraphraser Karel Kosik (dont nous publierons la traduction d’une de ses contributions du printemps 1968): dans l’histoire rien n’est absolument nécessaire et rien n’est absolument accidentel. Ce que tendent à démontrer les dénouements des divers affrontements sociaux-politiques (y compris insurrectionnels) contre lesdits «régimes bureaucratiques» («socialisme d’Etat», ou autres qualifications). De même, le peu de consistance politique comme organisationnelle des courants radicaux issus de ces affrontements est un indicateur de leurs impasses. Or, ils étaient pourtant censés pouvoir capter et cultiver les éléments les plus vivifiants d’un processus de transformation socio-politique en profondeur que Joseph et Vladimir Fisera résumaient de la sorte: «organiser une nouvelle économie et nouvelle politique autour de l’autogestion».

Certes, ce processus fut défait par une contre-révolution. Mais cela n’élimine pas qu’il était gros d’une large praxis sociale qui aurait pu irriguer une fraction (même relativement restreinte) de celles et ceux qui en constituaient l’aile la plus dynamique. Ce ne fut pas le cas. C’est ce qui ressort des années qui suivirent. N’en découle pas qu’il faille, le moins du monde, mésestimer l’importance et le rôle de la Charte 1977, qui agissait dans un autre contexte et sur un autre terrain socio-politique.

Dès lors, de tels processus («révolution-contre-révolution», «réformes-contre-réformes») dans de telles formations sociales (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, pour faire exemple) nécessitent un examen serré de ce qui s’est révélé historiquement une voie sans issue: celle «d’une révolution politique», pour reprendre une formulation propre, entre autres, au courant trotskyste.

Parmi les contributions en français portant sur le thème abordé ici par Karel Kovanda, on peut se référer, entre autres, pour ce qui a trait aux contributions d’auteurs tchécoslovaques, aux numéros 9-10 septembre-décembre 1969 et 11-12 mars-juin 1970 de la revue Autogestion, ainsi qu’à la revue L’Homme et la Société octobre-décembre 1969: D. Slejska, «Le modèle d’autogestion et ses conditions en Tchécoslovaquie après janvier 1968». La revue de l’Est, vol. 2, 1971 contient l’ample article de Joseph Fisera et Vladimir Fisera, «Cogestion des entreprises et économie socialiste. L’expérience tchécoslovaque, 1967-1970» et celui de Joseph Jebavy, «Les conseils d’entreprise en Tchécoslovaquie à la lumière d’une enquête récente».

Ces textes avaient marqué de leur empreinte politique la perception de ceux et celles qui, au cours de ces années, envisageaient une possible perspective socialiste et démocratique issue de multiples combats contre les pouvoirs bureaucratiques, répressifs et autoritaires certes ayant des différences entre eux, dans la forme et le temps. (Charles-André Udry)

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Le document du SKRO (Commission d’Etat pour la gestion et l’organisation) exposait les grandes lignes de nombreux thèmes portant sur les conseils qui réapparaîtront dans tous les documents technocratiques de 1968. Il présentait plusieurs alternatives en vue de débats ultérieurs. En ce qui concerne le pouvoir des conseils, trois positions étaient avancées: les modèles symbolique, faible et fort.

• Le modèle symbolique aurait attribué aux directions d’entreprise des pouvoirs pratiquement illimités et maintenu des liens étroits entre la direction et la bureaucratie d’Etat – ces mêmes liens que les réformateurs économiques souhaitaient rompre. Dans ce modèle, les conseils occupaient une place tellement secondaire, qu’ils en devenaient insignifiants, indépendamment de leur composition. Ce modèle réunissait peu de défenseurs, y compris parmi les auteurs du document du SKRO, mais il fit un retour en force extraordinaire un an plus tard, lors du dénouement final des conseils.

• Le modèle faible, quant à lui, attribuait aux conseils le pouvoir de nommer et de démettre le directeur de l’entreprise ainsi que potentiellement d’autres membres des directions; de décider de la répartition des profits (en direction de nouveaux investissements, de la rémunération des travailleurs, etc.); d’adopter un bilan comptable annuel ainsi que de superviser la direction. Dans ce modèle, les conseils avaient une certaine importance, celle-ci restait toutefois limitée. La nomination des membres des directions fut une question brûlante en 1968. Toutefois, elle n’aurait été possible qu’une fois dans un laps de plusieurs années. La répartition des profits serait discutée une fois par année. Mais, même dans ce cas, le conseil suivrait très probablement les recommandations des directions, du fait qu’il n’exercerait qu’un faible contrôle sur d’autres décisions.

• En ce qui concerne le modèle fort, le conseil jouirait de l’ensemble des pouvoirs du modèle précédent, auxquels s’ajouteraient les suivantes: la détermination des politiques sur le long terme en ce qui concerne les finances, les échanges, la technologie, le personnel et la production ainsi qu’un contrôle sur la mise en œuvre de ces politiques; une décision sur les changements organisationnels importants de l’entreprise, tels que le désinvestissement ou la fusion de l’entreprise, les restructurations organisationnelles, etc.; l’allocation des investissements de capitaux dans de nouvelles constructions et l’établissement de limites au crédit; l’approbation des contrats commerciaux à haut risque ou encore la détermination de changements du champ d’activité de l’entreprise. Il s’agissait effectivement de droits substantiels. L’application de ceux-ci aurait signifié une garantie des intérêts de l’ensemble de la population laborieuse, en particulier si la composition des conseils favorisait également les travailleurs.

«Conseil des managers» ou «conseils des travailleurs»?

Pour ce qui avait trait à la composition des conseils, l’idée la plus populaire parmi les auteurs du SKRO est devenue connue sous le nom de «concept des trois tiers». Sur cette base, les travailleurs éliraient un tiers des membres du conseil. Un autre tiers serait composé d’experts externes, provenant d’instituts de recherche, d’universités, etc. ; alors que le dernier représenterait le «créateur» de l’entreprise, c’est-à-dire, la bureaucratie d’Etat.

Une importante divergence de vues portait sur la question de savoir si la direction de l’entreprise devait siéger ex officio [soit suite à la fonction exercée] au sein du conseil, ce qui effacerait substantiellement la distinction entre le «législatif» et «l’exécutif» de l’entreprise. Le «concept des trois tiers» était, d’un certain point de vue, analogue au système allemand de la Mitbestimmung [avant la révision de la loi en 1976, donc elle datant de 1951 – Réd. A l’Encontre] ou des comités de travailleurs polonais qui, en 1958, virent leur rôle émasculé par rapport à celui les conseils antérieurs. [En novembre 1956, en Pologne, suite au développement «spontané», post-1956, des conseils ouvriers, classiquement un décret gouvernemental les reconnut, certes avec des droits limités au plan local. L’objectif du parti (POUP) était de faire obstacle à une structure prenant une dimension nationale. En 1957, on dénombrait l’existence de 1936 conseils ouvriers. La contre-attaque du «sommet» va s’effectuer ainsi: en avril 1958 une dite Conférence des conseils de gestion, dans laquelle les officiels des syndicats et du POUP avaient largement le dessus ; les conseils devinrent un organe captant les mécontentements et servant à la direction du Parti-Etat de baromètre et soupape de sécurité – Réd. A l’Encontre)

Le document du SKRO n’était décidément pas favorable à l’attribution d’un rôle prépondérant aux travailleurs dans les prises de décision. Une influence des travailleurs sur les directions aurait représenté un système de participation ouvrière fonctionnant bien. Cela aurait sans aucun doute représenté une amélioration vis-à-vis des pratiques antérieures, mais certainement pas suffisantes pour répondre à l’atmosphère qui régnait en 1968, revendiquant un certain degré d’autogestion.

Tandis que le document du SKRO peut être considéré comme une déclaration technocratique majeure, il n’existe pas d’équivalent, sous la forme d’une plateforme aussi complète, des positions démocratiques radicales. Le document du SKRO, en particulier son «concept des trois tiers», fit l’objet d’une contestation vigoureuse autant de la part membres de l’intelligentsia que de fractions des travailleurs. A partir du printemps 1968, cette contestation comprenait la menace de grève ainsi que d’arrêt de travail occasionnels. L’autogestion était le dénominateur commun de toute cette activité [de contestation].

Les journalistes, les animateurs de la presse et ceux exerçant une activité dans le domaine des sciences sociales furent les partisans les plus éloquents de l’autogestion. Le quotidien syndical, Práce, lança une croisade en faveur de cette idée, exigeant pour les travailleurs les pouvoirs les plus étendus. La question qui ouvrit le débat se présentait, sans équivoque, sous cette forme: «conseils ouvriers ou conseils des managers»? [9]

Par la suite, les articles défendant l’autogestion se succédèrent les uns après les autres, accompagnés d’autres s’opposant à cette idée en des termes que les travailleurs trouvèrent sans doute hautement indigestes. Parmi les principaux avocats de l’autogestion figuraient Pavel Ernst, un jeune économiste provenant de l’Institut économique d’Ota Sik, et Dragoslav Slejška, le sociologue du monde industriel. Ailleurs, Karel Kosík discuta de la position des travailleurs au sein de la société dans une série d’essais portant le titre de «Notre présente crise» [10]. Pour lui, l’établissement de conseils ouvriers représentait une condition indispensable dans la reconstitution de la classe laborieuse comme force politique à part entière.

La même idée fut inscrite dans un contexte politique encore plus large par Robert Kalivoda, un historien de premier plan, qui insistait sur la nécessité de conjuguer des formes de démocratie indirecte, que le pays était sur le point de rétablir, avec des formes de démocratie directe qui «seraient graduellement transformées en autogestion socialiste» [11]. Les conseils ouvriers seraient l’une des formes prises par la démocratie directe. Kalivoda fut l’un des premiers à lier des modalités démocratiques générales du pays avec leurs implications politiques sur la façon dont les réformes économiques étaient mises en œuvre.

Ivan Sviták déplora que ses collègues intellectuels négligeaient – dans leurs discours publics – ce que représentaient les droits civiques pour les travailleurs [12]. A ses yeux, les droits les plus importants devaient comprendre le droit de grève, le droit à un syndicalisme fort ainsi que le droit des collectifs de travailleurs à élire les directions des entreprises.

En avril 1968, l’hebdomadaire Reportér, l’une des périodiques les plus influents et les meilleurs du pays, publia une «Lettre ouverte aux travailleurs tchécoslovaques» [13]. L’esprit de la lettre consistait en un appel pour la constitution d’un mouvement de travailleurs allant vers l’autogestion. Un changement de personnalités au sommet du Parti communiste était une bonne chose, mais il n’était pas suffisant pour garantir les progrès à venir du mouvement de démocratisation.

En rester là aurait pour seul résultat l’émergence d’une «nouvelle oligarchie bureaucratique», même si elle était pluripartiste. Sans des actions ouvrières concrètes, poursuivait la lettre, même la nouvelle liberté de la presse n’aboutirait à rien d’autre qu’à être une «simple parure pour un nouveau, “plus éclairé”, système bureaucratique». Les organes ouvriers d’autogestion doivent être rapidement élus, afin «d’administrer ce qui appartient légitimement aux travailleurs».

Du ruisseau au fleuve naissant

A ce stade, il convient de passer en revue quelle était réellement la situation des travailleurs et travailleuses. Jusqu’ici, les réformes économiques ne leur avaient donné que bien peu de pouvoir. Elles avaient en réalité contenu le danger d’une gestion managériale désinhibée qui était encore plus exacerbé par l’absence de protections syndicales. Les travailleurs avaient fait bien trop souvent l’expérience de décisions des directions d’entreprises dirigées directement contre eux – même lors de l’introduction des réformes économiques.

Les normes de production étaient parfois durcies sans que les ouvriers aient leur mot à dire [14]. L’exploitation des femmes était particulièrement rude, bien que ce problème fût finalement atténué [15]. Et, bien sûr, existait la question non négligeable de la fermeture d’entreprises ou de certaines productions non profitables. Il s’agissait, de loin, d’un problème non seulement économique, mais aussi politique, social et humain. Il fut toutefois insuffisamment traité, provoquant ainsi l’amertume, l’angoisse et l’insécurité [16].

Avant l’introduction des réformes, le système de direction économique était inadéquat, obsolète et entraînait des gaspillages. L’ouvrier ou l’ouvrière savait toutefois où se trouvait sa place. Il-elle était parvenu à joindre les deux bouts et, au milieu des années 1960, commençait peut-être à jouir des conforts non essentiels les plus simples. Les réformes économiques [discuté des 1963 et de manière accentuée dès 1965] auraient signifié une amélioration d’ensemble des conditions d’existence.

Début 1968, elles n’étaient toutefois pas introduites de manière consistante. Après des années de discussions et après plus d’une année de mise en œuvre à l’échelle nationale, les effets positifs des réformes sur la vie des personnes ordinaires étaient négligeables. Au contraire, les prix de vente au détail avaient légèrement, mais de manière perceptible, augmenté, à l’instar du degré général d’insécurité en termes d’emploi. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs adoptèrent une attitude sceptique d’attentisme envers les réformes [17].

Les réformes n’en méritaient pas moins. Leur timide mise en œuvre n’était pas tant la faute des réformateurs que des contraints politiques avec lesquelles ils devaient composer. Les travailleurs connaissaient les réformes en ce qu’ils en faisaient l’expérience sur leur place de travail. Ils ne savaient guère – et il n’était pas possible de le leur dire – que ce qu’ils vivaient n’était que la version mutilée et bâtarde du programme original [de réformes].

Cette attitude attentiste commença à changer au printemps 1968. En particulier à Prague, les travailleurs commencèrent à pouvoir évaluer l’ensemble des effets des changements à la tête du Parti, un peu plus tard que les intellectuels mieux informés mais tout aussi clairement.

C’est tout un symbole que la véritable nature de ces changements fut rendue explicite par le seul véritable ami des travailleurs au sein de la direction du PCT, Josef Smrkovsky, dans un texte publié en janvier 1968 dans Práce [18]. C’était le début de l’écoulement d’un ruisseau de nouvelles qui devint bientôt un fleuve. Néanmoins, le ruisseau à lui seul arrivait déjà à remuer les usines. [Josef Smrkovsky joua un rôle important dans la résistance contre l’occupation nazie à Prague; il fut condamné à la prison à vie en 1951, conjointement au procès Slansky; libéré en 1955, il est réhabilité en 1963; il est l’un des leaders les plus populaires du PCT en 1968. Le 9 février 1968, dans un autre article-programme, publié dans Rudé Pravó, le quotidien du PCT, il écrivait: «Nous devons maintenant clarifier les relations entre le parti et les organes de l’Etat, entre les organes de l’Etat et les entreprises, entre les organes administratifs de l’Etat et la sphère économique, et entre l’appareil et les organes élus. Si toutes ces relations ne sont pas précisément délimitées et si leur sphère en termes de droits ainsi que la responsabilité des organes décisionnels particuliers ne sont pas correctement établies, il ne sera pas possible d’améliorer la qualité de la gestion ou de mettre en œuvre l’exigence que chacun d’entre nous soit responsable de ses actions, de son travail et de ses décisions. Le public doit savoir non seulement qui décide, à quel niveau, mais aussi qui assume l’entière responsabilité de ces instances selon leur niveau. Réd. A l’Encontre].

Les travailleurs tentèrent donc immédiatement de regagner le terrain perdu au profit de la bureaucratie au cours des années précédentes ainsi que de démocratiser le mouvement ouvrier, dont le sommet, le Conseil central des syndicats (URO) était l’un des organes les plus conservateurs du pays. Au cours des premières semaines de 1968, l’URO reçut environ 1600 résolutions de sections locales du ROH [syndicat] portant sur la question des droits perdus par les travailleurs, la structure interne non démocratique du ROH ainsi que sur les réticences de l’URO à soutenir Dubcek.

Dès mars, les ouvriers devinrent une force politique indépendante [L’explosion des critiques s’exprima sans détours lors de la session plénière de l’URO, les 21 et 22 mars 1968, Réd A l’Encontre]. Ils se mobilisaient non seulement en faveur de la nouvelle direction nationale [du PCT] ainsi que pour l’intelligentsia du pays, mais ils posèrent également les jalons de revendications visant à exercer un contrôle sur leur environnement immédiat: les usines.

Par le biais de réunions de masse, d’arrêts de travail et de quelques grèves, ils attirèrent l’attention sur les questions concrètes portant sur le contrôle des entreprises. Lors d’actions exemplaires suscitant un intérêt national extraordinaire, les travailleurs à Písek, en Bohème du sud, firent grève à propos de la fusion et de la cession d’entreprises (ce qui avait un impact direct et profond sur la profitabilité et donc sur les salaires). Les mineurs de Doubrava à Ostrava, en Moravie du nord, contraignirent le directeur à démissionner [19]. Ces questions étaient restées jusqu’ici des prérogatives de la bureaucratie économique centrale, mais les démocrates radicaux maintinrent que les travailleurs devraient disposer d’un contrôle sur ces dernières, via les conseils.

En réalité, l’existence, le rôle et la place des conseils étaient aussi débattus. A la fin du mois d’avril, des préparations visant à en constituer étaient en cours dans plusieurs endroits. A ce moment, le Programme d’action du Parti communiste [le Comité central du PCT l’adopta le 5 avril 1968] endossait les conseils sans toutefois en spécifier la nature. Le document du SKRO fournissait aux technocrates des propositions concrètes pour l’organisation des conseils dans les usines: en particulier celles de CKD [Ceskomoravska-Kolben-Danek, firme créée suite à une fusion en 1927, nationalisée en 1945 ; elle est le plus grand complexe industriel de Prague] et à celles de Skoda à Pilsen (un autre géant de l’industrie lourde des machines, dont les diverses filiales se consacraient à la production d’armes, de moyens de transport collectifs, de voitures, etc.).

Première évolution d’Ota Sik face à l’ensablement de «ses» réformes

Le processus préparatoire demandait du temps. Les premières étapes ouvraient une nouvelle voie et les efforts visant à constituer des conseils étaient examinés de près autant par ses ennemis que par ses amis. Ne régnait toutefois pas le sentiment d’urgence typique des processus similaires qui se déroulèrent en Pologne et en Hongrie 12 ans plus tôt. C’est plutôt un sentiment de responsabilité historique qui dominait, requérant une approche méthodique et une grande prudence.

Les propositions pour le conseil de CKD, l’un des premiers qui fut publié [20], attribuaient à peu près les mêmes pouvoirs que ceux qui étaient ébauchés dans la version «forte» du document du SKRO. Elles étaient fortement opposées au «concept des trois tiers» et appelaient à ce que l’ensemble des travailleurs de l’entreprise élisent le conseil.

La proposition des travailleurs des usines CKD allant bien plus loin en promouvant des aspects autogestionnaires propres à l’idée des conseils. Elle prévoyait un rôle important pour l’assemblée des travailleurs (un point qui n’était pas même mentionné dans le document du SKRO) et envisageait des organes d’autogestion dans les usines particulières de l’entreprise. D’autres mesures limitaient le mandat de membre du conseil à trois ans et interdisaient une réélection immédiate afin d’éviter l’émergence d’une caste de «membres professionnels des conseils». La proposition des usines CKD portait la marque manifeste de l’expérience yougoslave, en particulier pour ce qui avait trait à sa conscience des dangers que le conseil devienne un organe étranger aux travailleurs des ateliers. L’un de ses principaux défenseurs était un jeune technicien, Rudolf Slansky fils, dont le père fut l’une des victimes les plus connues des purges des années 1950.

Le projet des usines Skoda de Pilsen [21] attribuait également d’importants pouvoirs au conseil. Une fraction importante du conseil devait être élue par les employés, bien que sur d’autres plans, à la différence de la proposition CKD, il ne se préoccupait guère de l’implication directe des travailleurs dans l’autogestion. La principale caractéristique à Skoda était celle de l’énonciation minutieuse de la «séparation des pouvoirs»: la stricte distinction entre le conseil et la gestion exécutive quotidienne.

La politique officielle du gouvernement envers les conseils était ambiguë. Bien que le Parti communiste endossât formellement l’idée et qu’elle fût largement discutée dans le pays, et bien que la question des conseils devînt rapidement l’une des plus importantes du mouvement ouvrier, la position du gouvernement national était technocratique. Mené par Oldrich Cernik [premier ministre du 8 avril 1968 au 28 janvier 1970], le gouvernement freina autant qu’il pouvait le développement des conseils. La seule exception au sein du gouvernement était celle d’Ota Sik, nommé, en avril 1968, premier ministre adjoint responsable de l’introduction des réformes économiques. L’évolution de ses idées sur les conseils au cours du printemps est cruciale pour comprendre comment plusieurs personnes portées sur des solutions technocratiques virent les potentialités ouvrières.

Dans des écrits antérieurs, Sik ne s’était pas prononcé fortement en faveur de l’attribution aux travailleurs d’un degré significatif de contrôle, bien qu’il se rendît compte que ceux-ci devraient prendre peu ou prou part aux décisions [22]. Toutefois, à mesure que les réformes étaient mises en place et qu’il était personnellement impliqué dans leur introduction, il commença à réaliser les problèmes politiques pratiques auxquels il devait faire face. La question de l’arrangement des pouvoirs idéal à venir, à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises, les «structures cibles» des réformes économiques, pour le dire ainsi, était une chose. Tout autre était la question immédiate, Sik s’en rendait compte, de l’éviction rapide des directeurs et fonctionnaires ministériels incompétents. Ces derniers représentaient sans doute le plus grand obstacle à la mise en œuvre des réformes et il était des plus improbables qu’ils s’en aillent de leur propre chef. Le coup de pouce nécessaire devait venir d’ailleurs.

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’idée d’un conseil disposant d’une large représentation de travailleurs et ayant d’importantes responsabilités dans l’engagement et le licenciement des échelons supérieurs des entreprises devenait attractive, même pour des gens qui étaient, par ailleurs, peu enclins à soutenir une alternative autogestionnaire démocratique radicale. Indépendamment de ses autres défauts, un conseil contrôlé par les travailleurs disposerait du pouvoir d’évincer les responsables incompétents. Ayant ceci à l’esprit, la réflexion de Sik évolua progressivement au cours du printemps 1968, en particulier après sa nomination au sein du gouvernement, où il devint probablement l’un de seuls membres à être réellement intéressé à la mise sur pied des conseils et qui ne fermait pas les yeux sur les entraves posées par ses collègues.

«La question la plus controversée du printemps 1968»

Au cours des mois d’avril et de mai, la pression grimpait pour que soient prises des mesures décisives concernant les conseils. Le 19 mai, Josef Smrkovsky appelait dans le Rudé právo à «rapidement établir des organes démocratiques dans les usines». Le jour suivant, Sik ébaucha un projet détaillé des tâches immédiates pour une saine politique économique. Dans ce contexte, il avança les propositions jusqu’ici les plus détaillées concernant la structure et le fonctionnement des conseils [23].

Sik reconnaissait qu’il existait des idées selon lesquelles «une majorité des membres des conseils devaient être nommés par les organes centraux» (ce qui avait la préférence des bureaucrates) en même temps qu’il y avait «certaines tendances à une stimulation du capitalisme» (c’est-à-dire le concept managérial). C’est toutefois une voie différente qui devait être prise. Sik proposa le terme de conseils ouvriers pour les organes se tenant au-dessus des directions des entreprises. Le terme est resté.

Les pouvoirs que Sik envisageait pour les conseils n’étaient pas imposants, mais juste un peu plus développés que ceux prévus par le «modèle faible» du document du SKRO. Le point important, cependant, résidait dans le rôle décisif que les travailleurs y jouaient dans l’élection des conseils ainsi que le pouvoir du conseil sur les décisions des membres des directions – la question la plus controversée du printemps 1968.

En moins de deux ou trois mois, la position de Sik sur les conseils avait considérablement changé. Au départ, il soutenait le «concept des trois tiers», impliquant une représentation minimale des travailleurs. Il appelait désormais à ce que les conseils soient dans une majorité décisive élus dans les entreprises. Il n’envisageait initialement que les conseils ne disposent que d’un pouvoir symbolique, désormais il proposait des pouvoirs, certes limités, mais réels. Plus important, il réussit à forcer la main du gouvernement. Deux semaines après avoir diffusé ses propositions, le gouvernement les approuva sans grand changement des lignes directrices pour l’établissement de conseils ouvrier [24]. Les usines avaient désormais le feu vert qu’elles attendaient.

L’évolution des vues de Sik se fit dans un contexte de pressions d’une activité pratique, comme réaction à ses efforts visant à faire passer dans la réalité les réformes économiques. Cette évolution illustre un phénomène bien plus large: l’érosion des positions libérales et technocratiques au cours du printemps de Prague. A mesure que les mois s’écoulaient, les défenseurs de ses positions se dirigèrent soit vers la démocratie radicale soit retournèrent dans le giron de la bureaucratie: un processus qui fut formidablement accéléré par l’invasion.

En soi, l’invasion eut un effet direct minimum sur les conseils. Quelles qu’aient été les motifs de l’invasion, la mise sur pied des conseils (qui commençait à peine) n’en était pas un. Les nombreuses attaques de la presse soviétique contre l’évolution de la situation en Tchécoslovaquie ne mentionnèrent pas une seule fois les conseils. L’invasion a régulièrement été caractérisée comme étant un brillant succès militaire, mais un stupéfiant échec politique: en d’autres termes, que de manière surprenante bien peu changea dans la vie politique du pays dans son sillage immédiat.

Bien sûr, les libertés politiques furent quelque peu rognées, mais de nombreux processus fondamentaux poursuivirent sans être affectés, y compris en ce qui concerne les réformes économiques (et les conseils).

Si le «Printemps de Prague» continua au cours de l’automne 1968 sans modification substantielle, une conscience nouvelle de ses limites apparut. Les troupes étaient dans le pays et l’Union soviétique allait finalement apporter une «résolution» à l’impasse politique.

Les vieilles forces bureaucratiques qui étaient pratiquement défaites avant l’invasion, reçurent un encouragement et un soutien directs. Les mois qui suivirent furent une période d’affrontement direct entre ces forces bureaucratiques et les masses populaires qui se sont rangées avec les démocrates radicaux.

Les conseils dans le sillage de l’invasion

La lutte ne portait plus entre les «conservateurs» et divers «progressistes»: il s’agissait désormais d’une lutte plus nette entre la révolution et la contre-révolution. L’espace d’une «voie médiane», pour quelques réformes en dehors d’un mouvement révolutionnaire se réduisait rapidement. Dans le sillage de l’invasion [dans la nuit du 20 au 21 août 1968], les réformateurs technocrates et libéraux étaient anachroniques. Ils furent pris entre deux chaises: tentant de parer aux pressions des forces bureaucratiques et de l’Union soviétique tout en tentant de mettre en œuvre les réformes, s’isolant du soutien populaire, démocratique radical essentiel à leur défense. Le printemps de Prague ne pouvait se poursuivre au cours de l’automne que dans la mesure où l’investissement populaire massif durait.

Les positions libérales et technocratiques s’usaient d’autant plus. Les gens favorables à une «voie médiane» penchaient toujours plus soit vers une position bureaucratique, soit démocratique radicale. La «nouvelle situation» illuminait l’ensemble du printemps de Prague d’une lumière nouvelle et pénétrante, montrant qu’il avait toujours été une lutte entre la bureaucratie et les masses. Ceux qui croyaient en de «simples» réformes pour le peuple, comme étant une option permanente et stable, furent prisonniers de leurs illusions. Après l’invasion, ils devaient choisir: c’était l’un, ou l’autre. Il n’y avait pas d’autre option.

Un nombre non négligeable de dirigeants du printemps de Prague s’en rendirent compte assez rapidement. Certains commencèrent à modérer leurs critiques de l’invasion dans l’espoir qu’ils seraient acceptés par les forces bureaucratiques. Parmi eux, certains y arrivèrent et firent partie du régime de l’après-Dubcek. D’autres n’y parvinrent finalement pas: quoiqu’ils fussent tentés, les forces bureaucratiques n’étaient pas disposées à les accepter. Pour d’autres encore, l’invasion représenta une expérience bouleversante qui les conduisit à lier irrévocablement leur sort à la position radicale démocratique. Cela les amena à revoir leur position sur les conseils.

Après l’invasion, les conseils restèrent en tant qu’un élément dans la hiérarchie administrative des entreprises; ils étaient toutefois désormais bien plus importants dans leurs rôles de garants de la démocratie industrielle. Après l’invasion, il devint essentiel de sauvegarder chaque forme de démocratie qui avait pu se développer au cours du printemps de Prague. La voie du pluralisme politique était désormais barrée. Par conséquent, la transformation des usines en bastions de la démocratie économique – via les conseils – devint la principale priorité. Désormais, même des anciens libéraux et technocrates qui rejoignirent les démocrates radicaux se rendaient compte de l’importance politique des conseils.

La ferme défense des conseils par les démocrates radicaux fut contrée par l’indifférence et la négligence de ceux qui tendaient en direction des bureaucrates. Parmi ces derniers, l’ensemble du gouvernement tchécoslovaque, qui perdit certains de ses membres, dont Ota Sik, après l’invasion. En septembre, le premier ministre Oldrich Cerník déclara que la mise en œuvre des réformes économiques continuerait, mais il insista avec une prudence exagérée que «toutes les mesures, telles que la réorganisation des entreprises, leur intégration, la mise en place expérimentale des conseils, doivent être soigneusement examinées. Ces expériences doivent, en particulier, être entièrement évaluées et leurs principes généraux doivent être mieux clarifiés.» [25]

L’insistance subite de Cerník quant à la «nature expérimentale» des conseils était déroutante, et sa demande d’une «complète évaluation» spécieuse. Les discussions ultérieures sur les conseils avaient clairement souligné le fait que leur mandat était de plusieurs années en particulier parce que leurs objectifs à long terme ne permettaient pas avec un certain temps une évaluation d’ensemble de cet aspect de leurs tâches. [Les statuts – pour l’essentiel provisoires – prévoyaient la durée du mandat des membres élus à 4 ans, rééligibles. Réd. A l’Encontre]. Il n’était bien évidemment pas possible d’évaluer une poignée de conseils après seulement quelques mois d’existence. Leur nombre était en effet faible: en septembre 1968, seuls 19 conseils fonctionnaient effectivement.

Les véritables motifs de l’attaque contre l’action des conseils se trouvaient ailleurs. Le nombre limité des conseils en faisait un phénomène négligeable, pour autant que d’autres ne soient pas créés rapidement. En comparaison avec les 19 conseils existant en septembre, 143 autres commencèrent à fonctionner le 1er octobre et il était prévu que 117 autres soient créés d’ici le Nouvel An 1969 [26]. L’inquiétude des nouvelles forces bureaucratiques en voie de cristallisation portait plutôt sur l’avenir que sur les pratiques passées.

Les conseils: les débats sur leur statut et fonctionnement

L’indifférence et la négligence du gouvernement se transformèrent progressivement en des tentatives actives visant à décourager la constitution de nouveaux conseils. Fin octobre [24 octobre], le gouvernement décida «qu’il n’était pas approprié de poursuivre cette expérience» [27]. Il s’agissait là de la tentative la plus déterminée pour se débarrasser des conseils, dont le nombre s’accroissait rapidement. [Le 31 mai 1969 le gouvernement, dans une déclaration, reportait à une date indéterminée l’adoption «de la loi sur les entreprises socialistes». Voir plus bas. – Réd. A l’Encontre]

La décision fut interprétée comme un recul vis-à-vis de l’un des principes de base des réformes économiques ainsi que du Programme d’action du PCT. En réaction, les syndicats inondèrent l’URO et le gouvernement de résolutions de protestation. Leurs dispositions étaient fidèlement reflétées dans Práce, le quotidien syndical, ainsi que dans le reste de la presse démocratique radicale. La pression contraignit Cerník à faire marche arrière et à déclarer que toute l’affaire n’était qu’un «malentendu» [28]. La position du gouvernement était toutefois largement ignorée. Après un pic dans la création de nouveaux conseils en septembre, la vague fut moindre en octobre et novembre, ce qui reflétait l’ambivalence du gouvernement.

En décembre, toutefois, il y eut un nouveau pic: un plus grand nombre de conseils fut créé ce mois-ci qu’au cours des deux précédents. La lutte acharnée au sujet des conseils était une caractéristique de l’ensemble de la politique post-invasion.

Selon les meilleures estimations disponibles [29], 120 conseils étaient actifs en janvier 1969. Le département de sociologie industrielle de l’Institut tchèque de technologie à Prague, placé sous la responsabilité de Milos Bárta [qui avait publié une étude intitulée «Les Conseil ouvriers comme mouvement social» dans la revue du Comité central du PCT-VIII, 1968, Nová Mysl – Le Nouvel Esprit. Réd. A l’Encontre], rassembla des informations sur 95 d’entre eux. Sur cet échantillon, 69 étaient actifs dans l’industrie manufacturière (38 dans le secteur des machines, 14 dans l’industrie de consommation, 7 dans la production de denrées alimentaires, 6 dans l’industrie chimique et 2 chacun dans l’énergie et les mines), 11 dans la construction, 6 dans des petits établissements contrôlés localement, 4 dans l’agriculture et 1 dans les transports. Des comités préparatoires existaient dans au moins 61 entreprises supplémentaires [30]. D’autres conseils se formèrent tout au long du printemps 1969 et, fin juin, on rapportait l’existence de 300 conseils et de 150 comités préparatoires [31].

En janvier 1969, les conseils représentaient plus de 800’000 personnes, soit un sixième de la force de travail si l’on excepte l’agriculture. Leur prestige était accru par le fait qu’il y avait des conseils au sein de certaines des entreprises les plus grandes et prestigieuses: chez Skoda à Pilsen, aux usines métallurgiques NHKG à Ostrava, en Moravie du Nord, à Slovnaft Bratislava, aux usines chimiques VChZ à Pardubice, en Bohème de l’est, à l’AZNP à Mladá Boleslav, en Bohème centrale, fabriquant d’automobiles, à la CZM à Strakonice, en Bohème du sud, produisant des motos, etc.

Pourtant, même à leur point le plus haut, en janvier 1969, les conseils étaient encore dans l’enfance. Les plus anciens n’existaient que depuis six mois à peine. Une image générale des conseils porte inévitablement de manière plus détaillée sur les étapes menant à leur constitution, l’élection et la composition de ces derniers tandis que les informations traitant de leurs activités concrètes sont inégales.

Les indications sur les étapes préparatoires documentent à quel point le mouvement ouvrier s’identifiait à l’idée des conseils. Il y avait quelques réticences et incertitudes, en particulier suite à l’invasion, et le ROH fut le moteur principal dans la constitution des conseils, dans pas moins de 86% des cas. Les tâches du comité préparatoire comprenaient habituellement la rédaction d’un statut du conseil ainsi que des règles et procédures d’élection – tout cela, si possible, en discussion permanente avec le collectif entier des travailleurs.

Le statut du conseil ébauchait l’étendue de ses pouvoirs. Un passage en revue des statuts disponibles révèle que tous les conseils comprenaient le droit de décider sur deux questions fondamentales: celle du personnel de direction et de sa rémunération; les questions «statutaires» de l’entreprise: sa fusion avec d’autres entreprises, la subdivision de l’entreprise, etc. Dans la mesure où les conseils étaient discutés pour la première fois, l’attention portée à ces questions figurait au premier rang, autant des théoriciens que, ainsi que le montrent les cas des mines de Dukla et de l’usine de Písek, des travailleurs.

Au-delà de cette base commune, comme pour toute question concernant les conseils, les variations étaient considérables. Certains statuts limitaient l’autorité du conseil à ces deux seules dimensions. D’autres questions clés de l’administration de l’entreprise devaient être discutées et évaluées par le conseil, mais la décision finale revenait à la direction. (Il s’agissait là du «modèle limité» des conseils, suivant étroitement les lignes directrices émises par le gouvernement en juin 1968). D’autres statuts attribuaient au conseil lui-même la décision en dernière instance dans des questions essentielles de la gestion de l’entreprise (il s’agissait là du «modèle fort» des conseils, suivant l’exemple des usines Skoda à Pilsen).

Les élections étaient partout préparées avec beaucoup de soin et d’attention. Les dispositions concrètes variaient, telle que celle visant à savoir si les travailleurs éliraient en bloc les membres du conseil ou s’il y aurait des «découpages électoraux», ou une combinaison des deux, s’il y aurait des élections à deux tours, etc. Toutes les élections, cependant, se tinrent au scrutin secret. Il fallait être employé depuis une certaine période (entre trois mois et une année) pour pouvoir voter, une mesure qui visait à assurer une certaine familiarité avec les problèmes de l’entreprise. Il fallait être employé depuis plus longtemps, jusqu’à cinq ou sept ans, pour pouvoir être élu au conseil. Cette disposition provoqua des controverses: si cette mesure excluait les candidats dont les connaissances de l’entreprise étaient faibles, elle était désavantageuse pour les jeunes.

Les candidats pouvaient être nominés par les divers organes de l’entreprise, en particulier la section du ROH et la cellule du PCT. Cependant, le plus grand soin était apporté pour que les candidats proviennent des ateliers et qu’ils soient désignés par les équipes de travailleurs elles-mêmes. Lorsqu’ils furent interrogés à ce sujet, 97% des présidents des conseils étaient convaincus que dans leur entreprise, cette possibilité avait été «très élevée» ou même «illimitée».

Pour ce qui touche à la composition des conseils, les employés de l’entreprise pouvaient élire entre deux tiers et quatre cinquième des sièges [32]. Ce n’est qu’exceptionnellement que tous les membres du conseil étaient élus par les employés de l’entreprise, mais ils étaient minoritaires seulement dans un cas. Le «concept des trois tiers» fut donc résolument rejeté dans la pratique.

Une minorité de membres des conseils étaient recrutés à l’extérieur: représentant les ministères, les banques ou apportant l’appréciation indépendante d’universités ou d’instituts de recherche. Quelques statuts permettaient au directeur de l’entreprise d’être élu au conseil, ou en faisaient même un membre ex officio (résultant de sa fonction). Il s’agissait là toutefois d’une exception, ce qui soulignait le refus général des concepts technocratiques qui s’étaient révélés assez populaires dans les discussions antérieures des experts membres du SKRO.

Sur les élus dans les conseils

Quel genre de personnes étaient élues? Le nombre de femmes représentantes était navrant par sa faiblesse: elles occupaient à peine 4% des sièges. En ce qui concerne l’âge, quelque 70% de tous les membres des conseils appartenaient à la fraction des 35-49 ans, considérée comme la plus favorable pour l’occupation d’une fonction dirigeante. Un peu plus de la moitié était des membres du PCT.

La composition professionnelle des membres des conseils était toutefois surprenante. 70% au total provenaient des équipes techniques ou de l’encadrement intermédiaire. En revanche, les cols bleus occupaient un peu moins d’un quart de tous les sièges. L’équilibre penchait en faveur de l’équipe administrative. Ce n’est qu’exceptionnellement que les cols bleus étaient majoritaires [33]. En conséquence, la formation des membres des conseils de travailleurs était en moyenne supérieure à celle des directeurs des entreprises: 29% disposaient d’une éducation supérieure alors qu’en 1966, ce pourcentage était de 20% parmi les directeurs.

La composition des conseils est instructive à plus d’un titre. Il n’existe aucun doute quant au fait que la sélection des candidats et les élections au conseil furent ouvertes et libres, leurs résultats sont donc à prendre à la lettre. Les employés avaient le sentiment que leurs intérêts en tant que copropriétaires et en tant qu’entrepreneurs seraient mieux servis en élisant des personnes hautement qualifiées: des cols blancs. La distinction entre employés en tant que copropriétaires et employés en tant qu’employés est importante: lorsque les intérêts de ces derniers étaient en jeu – lors de l’élection des responsables du ROH (syndicat) – les travailleurs votaient pour des gens «de leur espèce». La disponibilité des travailleurs à être représentés par l’intelligentsia technique fournit une indication supplémentaire de la manière dont la brèche entre les deux couches (pour autant qu’une telle brèche ait existé) s’était résorbée au cours de l’année 1968.

Fréquemment, les personnes issues des équipes techniques qui étaient élues avaient un passé d’affrontement avec les directions bureaucratiques [34]. Enfin, cette configuration électorale indique l’estime importante dans laquelle les travailleurs plaçaient l’éducation et les compétences. Les défenseurs de l’autogestion affirmèrent souvent qu’il y avait une différence fondamentale entre la qualité de la classe laborieuse en Tchécoslovaquie et dans les autres pays où des conseils de travailleurs avaient été introduits, en particulier la Yougoslavie, une différence fondée sur la longue tradition industrielle du pays ainsi que sur les standards culturels et éducatifs plus élevés des travailleurs tchécoslovaques. Ces différences, y compris la haute considération portée à l’éducation, se sont traduites dans les préférences accordées aux candidats des conseils.

Les effets, bons ou mauvais, de la présence de cols blancs dans les conseils n’auraient pu être évalués que par l’expérience. L’avantage de conseils hautement qualifiés était manifeste, en particulier dans un contexte où les principaux problèmes que devaient affronter les conseils étaient de guider avec succès les entreprises dans l’entrée des conditions du marché.

Néanmoins, certains observateurs étaient conscients des dangers potentiels représentés par la représentation biaisée des conseils.

Par exemple, Dragoslav Slejška pensait qu’après une période initiale de consolidation du système d’autogestion, les différences persistantes entre les cols bleus et les équipes de techniciens feraient surface et représenteraient un problème. «Les membres du conseil issu de l’intelligentsia technique n’apprécieront pas toujours la perception de cette contradiction par les travailleurs et les travailleurs, à leur tour, ne comprendront pas toujours l’approche des techniciens.» Slejška s’attendait à «des tentatives de manipulation des organes d’autogestion vers une direction technocratique», ou même en direction de la bureaucratie [35].

Milos Bárta, lui aussi, voyait des dangers dans le développement de la technocratie – en particulier dans des cas où le statut du conseil ne traitait pas de la responsabilité du conseil envers l’ensemble des travailleurs de l’entreprise (un point qui avait été très fortement souligné dans la proposition des usines CKD de Prague).

D’autres estimaient que la nécessité pour des experts de siéger dans les conseils fut complètement exagérée [36], et que la prépondérance des techniciens n’était qu’une réponse temporaire à la piètre gestion existante des entreprises. Une fois que cette dernière se serait améliorée, l’attention des conseils se serait déplacée, ce qui se serait traduit par une modification de la composition des conseils, qui ressemblerait alors plus à la composition des collectifs de travail [37].


à suivre ...
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Messagede bipbip » 28 Aoû 2018, 18:26

suite
La contre-révolution

Les activités des conseils dépendant fortement des conditions locales ainsi que des relations concrètes entre le conseil et les directions: pour un grand nombre de ses tâches, le conseil devait dépendre des informations fournies par les directions, si ce n’est d’un soutien actif, au moins dans sa phase d’existence initiale.

Les activités concrètes mirent du temps à se mettre en marche. Les conseils attendaient avec impatience le passage de la Loi socialiste des entreprises, qui donnerait une base légale à leurs décisions. En décembre 1968, il semble que seulement 46 des 140 conseils existants étaient engagés dans une «activité pratique» [38].

Il est intéressant de remarquer ce que des conseils plus anciens considéraient utiles, et sans doute dans quelles activités ils furent engagés, ainsi que le révèlent les recommandations que ces conseils fournissaient à ceux qui venaient d’être élus. En avril 1969, leur attention était centrée en particulier sur ces aspects [39]: faire en sorte de se familiariser avec la situation économique de l’entreprise ainsi qu’avec son histoire récente; discuter les prévisions des directions concernant le développement à venir des entreprises ainsi que de leur soumettre des propositions alternatives si nécessaire; évaluer les avantages de liens organisationnels actuels avec d’autres entreprises et considérer d’éventuelles alternatives; aborder la question des «accords de production» que l’entreprise devait conclure avec son ministère de tutelle et qui devaient remplacer l’ancien plan de production; déléguer des représentants aux organes économiques supérieurs ainsi qu’à l’Union des fabricants de l’industrie en question.

L’analyse de la situation de l’entreprise était sans doute la tâche immédiate la plus importante de chaque conseil, conjointement à l’évaluation sobre de l’avenir de celle-ci. L’acte même d’examiner la structure d’une direction révélait fréquemment des insuffisances criantes.

Pavel Ernst, un défenseur de premier plan des conseils, observait que «fréquemment, les conseils ont découvert des défauts majeurs dans les standards de gestion, tels qu’une coordination désespérément inadéquate entre les différentes branches de l’entreprise, une absence de projection sur le long terme, des décisions d’investissement en capitaux capricieuses prises par les directeurs, etc.» [40] Les décisions en matière de personnel figuraient au premier rang de la liste des réformateurs économiques et c’est la première chose qui fut abordée, par exemple, aux usines Skoda de Pilsen. Dans la plupart des cas, toutefois, les conseils confirmèrent les directions dans leurs fonctions. Selon un rapport, seuls six postes de directeur firent l’objet d’un autre choix [41].

Ici aussi, les conseils attendaient le passage de la Loi sur les entreprises socialistes. Cet élément législatif clé aurait offert une protection légale à leur activité ainsi que légitimé leur existence. La loi fut le troisième document d’importance à être émis par les franges favorables aux solutions technocratiques au cours de l’année 1968 touchant aux conseils. Le premier était le document du SKRO tandis que le second correspondait aux lignes directrices sur la création des conseils émises par le gouvernement en juin. Grâce à l’influence de Sik, le curseur des lignes directrices était plus proche de l’esprit de l’autogestion que le document du SKRO. Cette tendance, l’éloignement des solutions technocratiques et le mouvement en direction des approches démocratiques radicales, progressa encore plus avec le projet de la Loi sur les entreprises socialistes, laquelle aurait accru encore plus la représentation des employés au sein des conseils ainsi que les pouvoirs de ces deniers [42].

Des aspects importants de la Loi furent critiqués par les démocrates radicaux et, en particulier, par des conseils déjà mis en place (lesquels se réunirent en janvier 1969 à Pilsen pour une réunion nationale d’une importance considérable). Dans l’ensemble, la loi était toutefois acceptable pour eux. Il était prévu qu’elle soit promulguée en mars 1969, lorsqu’elle rencontra une opposition inattendue.

En janvier 1969, la Tchécoslovaquie devint une république fédérale composée de deux entités: les républiques Tchèque et Slovaque, chacune avec son gouvernement. En février, le gouvernement Tchèque dévoila sa propre appréciation des conseils; elle se révéla plutôt choquante [43]. Le gouvernement tchèque proposa la mise en œuvre des traits les plus technocratiques du document du SKRO: le «concept des trois tiers» (donnant aux travailleurs une représentation insignifiante au sein des conseils) ainsi que le «modèle symbolique» (ne donnant aucun pouvoir aux conseils), ce que personne n’avait jamais pris au sérieux.

Un débat public étonnant s’en suivit. D’un côté, le gouvernement tchèque, rejoint par le gouvernement slovaque ainsi qu’une fraction importante de la bureaucratie économique. De l’autre, défendant la Loi des entreprises socialistes telle que projetée, le mouvement ouvrier unifié et les démocrates radicaux. Le gouvernement fédéral tchécoslovaque et la direction nationale du PCT restèrent à l’écart. Après un débat de plusieurs semaines, l’opposition du mouvement ouvrier se montra déterminante et le gouvernement tchèque perdit la partie.

La victoire du mouvement ouvrier fut formidable. La Loi fut l’objet d’un débat public sans précédent. Jamais, de mémoire récente, un projet de Loi ne fut débattu avec une telle intensité.

Il n’y avait qu’un problème – qui transforma la victoire des démocrates radicaux en une victoire à la Pyrrhus –, le problème du temps. Au cours de la controverse, l’adoption de la loi avait pris inexorablement du retard. Le premier quart de l’année 1969 s’était écoulé et aucune loi n’approchait les rangs du parlement. Entre-temps, le pays fut traversé par de nouveaux développements. Un ensemble de forces bureaucratiques, conservatrices et néo-staliniennes devenaient toujours plus actives. Les tensions dans le pays montaient. Et, en avril, au moment même où le mouvement ouvrier venait de remporter sa victoire contre le gouvernement tchèque, la bureaucratie remporta sa bataille la plus importante sur les démocrates radicaux: Alexander Dubcek fut éjecté de son poste de premier secrétaire du PCT.

L’ascension de Gustáv Husák en tant que nouveau dirigeant du PCT fut conjuguée à une tentative décisive d’«absorber» l’invasion sur le plan politique, plusieurs mois après l’invasion elle-même. Tous les acquis du printemps de Prague devaient être liquidés. Plusieurs méthodes furent utilisées à cette fin, dans différents domaines.

Les voix démocrates radicales les plus ferventes dans la presse et certaines organisations furent purement et simplement réduites au silence. Dans d’autres organisations, un coup interne fut organisé. Les conseils ne furent pas les premiers à être attaqués: en fait, pour un temps encore, un soutien de pure forme était accordé à la nécessité de l’adoption de la Loi sur les entreprises socialistes. Leur existence se prolongea plusieurs mois, dans un vide peu confortable. Il n’y avait plus aucune véritable intention de faire passer la loi.

Abattre la loi, une opération dans laquelle l’opposition technocratique du gouvernement tchèque était largement responsable, consomma la transition de ce qui restait des forces technocratiques du camp progressiste – où elles avaient fait leurs premières armes dans les années soixante – vers celui des conservateurs. Il convient de souligner que la Loi sur les entreprises socialistes fut l’une des rares mesures du printemps de Prague à se trouver à l’abri des critiques soviétiques. Même si la direction du pays post-invasion était prête à apaiser les Soviétiques de toutes les manières possibles, il n’y avait aucune raison externe d’étouffer les conseils.

La logique interne de la position technocratique et ses conséquences politiques rendirent cela toutefois inévitable. Sans publicité, sans moyen de communication légitime en leur sein et sans pouvoir, les conseils ne pouvaient pas faire grand-chose dans la nouvelle atmosphère contre-révolutionnaire. Au cours de l’été 1970, le ministère tchèque de l’industrie les interdit complètement. (Traduction A l’Encontre; voir la première partie de cette contribution, publiée sur ce site en date du 24 août 2018); les intertitres sont de la rédaction).

______

[9] Práce, 2 avril 1968.

[10] Literáni listy n° 9 (1968). L’un de ses articles a été traduit en anglais et a été publié dans le numéro 13 de la revue Telos (automne 1972), p. 30-33 [ce texte a été traduit en français et publié sur le site http://www.alencontre.org link.]

[11] Rudé právo, 3 mai 1968; Literáni listy n° 11 (1968).

[12] Ivan Sviták, The Czechoslovak Experiment (New York, 1971), p. 68-75. [Nous publierons sur le site alencontre.org quelques extraits de ses interventions, Réd A l’Encontre]

[13] Reportér n° 19 (1968). Des extraits ont été publiés dans Andrew Oxley et al., Czechoslovakia – The Party and the People (New York, 1973), p. 193-196. La lettre fut rédigée par Karel Bartošek, un historien renommé aux opinions influentes de la nouvelle gauche.

[14] Pour deux exemples, voir Práce, 25 mai 1968 et 4 juillet 1968.

[15] Cf. les rapports bouleversants d’Edna Kriseová dans Reportér n° 1 (1968) et dans le numéro 10 de Literární listy (1968) ainsi que Marie Kubátová dans le numéro 19 de Literární listy (1968). Pour un rapport sur le chômage des femmes à Ostrava, voir Práce, 23 novembre 1968.

[16] Cf. Práce, 10 février 1968, sur les conséquences de la fermeture d’une mine près de Duchcov, en Bohème du nord. Un tiers des mineurs durent quitter la mine, pour leur plus grand désavantage économique.

[17] Pour une bonne analyse de ces questions, voir Václav Holešovský, «Czechoslovak Labor Pains», East Europe n° 17 (mai 1968), p. 21-26.

[18] Práce, 21 janvier 1968.

[19] Pour les événements à Pisek, voir Hospodárské noviny, n° 1 ? et 13 (1968) et Rudé právo, 27 mars 1968. Pour les événements à la mine Dukla, voir Rudé právo, 9 mai 1968. J’ai repéré dans la presse nationale et dans certains titres de la presse locale la mention d’environ 30 grèves, arrêts de travail et menaces de grèves.

[20] Il est paru en français, accompagné d’un rapport sur son histoire rédigé par Rudolf Slánský fils, dans Autogestion n° 7 (décembre 1968), p. 39-56.

[21] Odbory a spole?nost n° 5-6 (1968), p. 106-110.

[22] Ainsi, en 1963, il écrivit que «les producteurs eux-mêmes ne peuvent prendre part au travail de gestion avec un degré de connaissance suffisant, leur participation à la gestion est restreinte par les heures de travail relativement longues ainsi que par leur champ de connaissances plutôt étroit». Cf. Ota Šik, Plan and Market under Socialism (White Plains, New York, 1967), p. 120.

[23] Rudé právo, 22 mai 1968, extraits publiés in Oxley, op. cit., p. 199-201.

[24] Rudé právo, 30 juin 1968. Publiés en anglais dans New Trends in Czechosloval Economics n° 6 (septembre 1968), p. 55-57.

[25] Rudé právo, 14 septembre 1968.

[26] Práce, 22 septembre 1968.

[27] Rudé právo, 25 octobre 1968.

[28] Cf. Práce, 12 décembre 1968.

[29] Sauf indication contraire, le résumé qui suit est basé sur des recherches exposées dans deux articles importants de Miloš Bárta: «Podnikové rady pracujících jako spole?enské hnuti» (Les conseils d’entreprises des travailleurs en tant que mouvement social), publié dans Odbory a spole?nost n° 4 (1969), p. 54-69, et «K pojetí podnikovych rad pracujících» (Sur le concept de conseils d’entreprise des travailleurs) dans Politická ekonomie n° 8 (1969), p. 703-716. Le premier article a été publié en français dans le numéro 9-10 de la revue Autogestion et socialisme (décembre 1969), p. 3-36, alors que le deuxième a entièrement échappé à l’attention des personnes qui étudient cette période, bien qu’il soit tout aussi important.

[30] Práce, 28 janvier 1969.

[31] Ces chiffres indiquent à quel point la constitution des conseils fut entravée par les incertitudes qui suivirent l’invasion, par le manque de soutien du gouvernement ainsi que par les retards pris pour le passage de ladite Loi des entreprises socialistes, une disposition législative qui aurait donné une base légale aux pouvoirs des conseils. Cf. Rudé právo, 22 juillet 1970.

[32] Stanislav Plíva, «Poznámky k prozatímním statutum podnikový rad pracujících» (Remarques sur les statuts provisoires des conseils d’entreprise de travailleurs) dans Odbory a spole?nost n° 4 (1969), p. 70-78. Ce document a été publié dans le numéro 11-12 d’Autogestion et socialisme (mars-juin 1970), p. 99-115. Ce numéro double est entièrement consacré à l’autogestion en Tchécoslovaquie.

[33] Les informations sur la composition des conseils sont corroborées indépendamment par d’autres recherches, dont les résultats ont été compilés par Joseph Jebavy, «Les conseils d’entreprise en Tchécoslovaquie, à la lumière d’une enquête récente», Revue de l’Est, n° 2 (1971), p. 63-73.

[34] Dragoslav Slejška, «Sociologické predpoklady podnikové samosprávy» (Les conditions sociologiques de l’autogestion des entreprises) in Odbory a spole?nost n° 4 (1969), p. 25-42.

[35] Ibid., p. 39

[36] Ivan Halada, un dirigeant du syndicat des métallurgistes, dans Odborár n° 23 (1968), p. 8.

[37] Rudolf Slánsky fils, in Reportér n° 5 (1969), supplément, p. IV-V. [Reporter est la publication des journalistes]

[38] Práce, 6 décembre 1968.

[38] Cf. Odborár n° 9 (1969).

[39] Práce, 12 décembre 1968.

[40] Jevbacy, «Les conseils d’entreprise…», p. 70.

[42] Le texte entier du projet de loi ne fut jamais publié, mais des aspects importants de cette dernière peuvent être reconstitués à partir des discussions qu’elle a engendrées. Une analyse utile figure dans Práce, 12 février 1969.

[43] Práce, 22 février 1969.


https://alencontre.org/societe/histoire ... 969-2.html
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Messagede bipbip » 01 Sep 2018, 20:15

Dossier Tchécoslovaquie (V). «Deux Mille Mots qui appartiennent aux ouvriers, aux paysans, aux employés, aux artistes et à tous»

Par Ludvik Vaculik et alii

Le 27 juin 1968, Literarni Listy (hebdomadaire de l’Union des écrivains dont la circulation alors était de 300’000), Prace, le quotidien des syndicats, et encore deux autres publications diffusaient conjointement un manifeste ayant pour titre: «Deux Mille Mots qui appartiennent aux ouvriers, aux paysans, aux employés, aux artistes et à tous». Autrement dit, le premier manifeste politique issu de la société de toute l’histoire de la Tchécoslovaquie dite socialiste, signé par 70 personnalités de tous les horizons du pays. Ludvik Vaculik en était l’auteur.

Pour rappel. Ludvik Vaculik, lors du IVe Congrès des écrivains en juin 1967, avec d’autres figures renommées de la littérature – telles que Pavel Kohout ou A.J. Liehm – avait dénoncé sans ambiguïté l’intervention du PCT dans le domaine de la culture et sa volonté de contrôle sur la société (voir aussi à ce propos les extraits d’un long entretien donné par Eduard Goldstücker: http://alencontre.org/societe/histoire/ ... tique.html.)

En réaction, Antonin Novotny, le patron du PCT, avait exclu Vaculik et Liehm du parti. L’hebdomadaire de l’Union des écrivains d’alors, Literarni Noviny avait été placé sous le contrôle du ministre de la «Culture», ce qui avait accru fortement l’opposition à la direction du PCT.

Le 21 juin 1968 s’était tenu le Congrès des journalistes. Ils n’avaient pas ménagé leurs critiques au PCUS de Léonid Brejnev et, y compris, aux multiples hésitations de Dubcek.

Le 26 juin, Alexander Dubcek, dans la foulée d’une réunion avec des journalistes et des écrivains, pensait les avoir convaincus de la nécessité d’une plus grande précaution dans leurs articles et leurs expressions.

La publication, le 27 juin, du manifeste intitulé depuis lors, de manière restrictive, «Les deux mille mots» illustrait l’échec «diplomatique» de Dubcek. Les tensions se faisaient croissantes, entre des secteurs de la société et la direction «réformiste» du PCT.

Michel Tatu, analyste de renom de ces pays, écrivait dans le quotidien français Le Monde, en date du 1er juillet 1968: «La Tchécoslovaquie n’en est plus à sa première pétition et cet appel dit des «deux mille mots» n’aurait guère causé de scandale s’il n’avait contenu un autre passage beaucoup plus contestable. Afin de forcer les conservateurs du parti – notamment en province – à quitter la scène, il préconisait l’emploi d’«autres moyens», notamment la création de «commissions civiques», les démonstrations de rue, la grève et le boycottage. Autrement dit, les signataires appelaient à renoncer à cet atout majeur qui a assuré, de l’avis général (sic), le succès du «renouveau» jusqu’ici: la «sagesse tchèque» et le maintien de l’ordre public.»

Le matin du 27 juin, jour de la publication des «Deux mille mots», A. Dubcek enregistrait un entretien à la TV. L’enregistrement conclu, il avait signé une caricature de lui publiée sur Literarni Listy, mais n’avait même pas parcouru le manifeste. En fin de matinée, il fut appelé au téléphone dans le bâtiment du Comité central par un Léonid Brejnev quelque peu irrité.

La réaction immédiate de Dubcek – selon l’édition, révisée et complétée, de sa biographie par William Shawcross (Simon&Schuster, 1990, p. 135) – fut te téléphoner au directeur de la télévision, Jiri Pelikan. Il lui demanda de pouvoir modifier partiellement l’entretien effectué le matin. J. Pelikan lui expliqua que techniquement cela serait difficile et que ce ne serait pas approprié au plan politique.

Or, le jour même, le manifeste était devenu le centre d’attention d’importants secteurs de la population. La contre-attaque de l’aile dite «conservatrice» du PCT ne se fit pas attendre, d’autant plus que commençaient les élections locales des délégués pour le XIVe Congrès du parti.

Le 29 juin, Dubcek déclarait publiquement que le Présidium du PCT: «…rejetait les conclusions de la déclaration publiée sous le titre des «Deux mille mots» parce qu’elle pouvait objectivement – j’insiste indépendamment de l’intention de ses auteurs – conduire à libérer des forces qui pourraient aboutir à des conflits et des affrontements et pourraient mettre en danger le processus de renouveau et d’autres progrès de la construction socialiste». Or, Vaculik n’était pas exactement «un irresponsable». L’appui populaire reçu par le manifeste fut important. Sa fonction était certes d’exercer une pression sur le gouvernement afin de répondre à une anxiété dans la population: face à l’URSS le gouvernement ne doit pas céder aux chantages du Kremlin. Une anxiété qui se reflétait dans un sondage publié dans le quotidien du soir Vecerni Praha, en date du 8 juillet 1968, qui relevait cet état d’esprit, quand bien même 53% des personnes interrogées affirmaient que leur confiance dans le gouvernement avait augmenté depuis janvier 1968.

Le manifeste des «Deux mille mots» fut utilisé, comme prétexte, par la Pravda non seulement pour caractériser qu’il «était un appel ouvert pour engager le combat contre le Parti communiste de Tchécoslovaquie», mais pour établir des comparaisons entre la situation à Prague et celle de Budapest en 1956.

En réalité, les archives actuellement disponibles des réunions de la direction du PCUS démontrent que dès avril le «projet» d’une intervention militaire était envisagé.

Le manifeste dit des «deux mille mots» n’est quasiment pas accessible en français. Nous estimons qu’il doit être un élément important du «Dossier Tchécoslovaquie 1968-1969» que nous continuerons à nourrir avec des documents et certaines synthèses dans les limites des dates indiquées. (Charles-André Udry)

*****

«Ce sont eux, qui dans les faits, remplacèrent la classe renversée et devinrent la nouvelle autorité»

En premier, c’est la guerre qui a mis en péril la vie de notre nation. Puis vinrent d’autres périodes sombres avec des événements qui menacèrent sa santé morale et son caractère même. C’est avec espoir que la majorité de notre nation avait accueilli le programme du socialisme. Mais les leviers de commande tombèrent entre les mains de gens faux. Qu’ils n’aient ni l’étoffe d’hommes d’Etat, ni les connaissances pratiques, ni la culture philosophique, n’aurait pas eu autrement d’importance si, au moins, ils avaient eu un peu plus de bon sens et la décence de savoir écouter l’opinion des autres et d’admettre leur relève progressive par de plus compétents qu’eux.

Le Parti communiste qui, après la guerre, avait la confiance du peuple, la troqua peu à peu contre des places, jusqu’à les obtenir toutes et n’avoir rien d’autre. Il faut le dire tout net, et ceux parmi nous qui sont communistes le savent bien, eux dont la déception devant les résultats est aussi grande que la déception des autres. Une ligne directrice erronée a fait du Parti, qui était une formation politique et une communauté idéologique, une organisation du pouvoir pleine d’attraits pour les égoïstes avides de dominer, les lâches calculateurs et les mauvaises consciences. Leur marée montante a affecté la qualité et le comportement du Parti. Son organisation interne ne permettait pas à des gens honnêtes d’y prendre de l’influence sans intrigues honteuses et d’y opérer sans heurts les transformations qui assureraient son adaptation constante au monde moderne. Beaucoup de communistes ont lutté contre cette décadence, mais ils n’ont rien pu empêcher de ce qui est arrivé.

Les conditions dans le Parti communiste ont été le modèle et la cause d’une situation identique dans l’Etat. La jonction du Parti et de l’Etat lui a fait perdre l’avantage d’avoir un recul par rapport au pouvoir exécutif. L’activité de l’Etat et des organismes économiques fut à l’abri de la critique. Le Parlement désapprit à débattre, le gouvernement à gouverner, les dirigeants à diriger. Les élections perdirent leur sens et les lois leur poids. Nous ne pouvions faire confiance à nos représentants dans aucun organe. Ou, si nous pouvions leur faire confiance, nous ne pouvions rien leur demander, car ils ne pouvaient rien obtenir.

Pis encore, nous ne pouvions plus guère avoir confiance les uns dans les autres. L’honneur personnel et collectif périclitait. L’honnêteté ne menait à rien et on ne parlait même plus d’une appréciation selon les compétences. C’est pourquoi la plupart des gens perdirent tout intérêt pour les affaires publiques pour ne s’occuper que de soi ou d’argent. Mais, en même temps, à ces mauvaises conditions appartient le fait qu’on ne peut même plus faire confiance à l’argent. Les rapports entre les gens se sont corrompus. La joie du travail accompli s’est perdue. Bref, la santé morale de la nation, son caractère étaient menacés.

Nous sommes tous responsables de l’état actuel des choses, mais plus encore les communistes parmi nous. Cependant la responsabilité principale incombe à ceux qui étaient partie ou instrument du pouvoir incontrôlé. C’était le pouvoir d’un groupe opiniâtre, mis en place à l’aide de l’appareil du Parti en tous lieux, de Prague aux moindres districts et villages. Cet appareil décidait de ce qu’on pouvait et de ce qu’on ne pouvait pas faire.

Il dirigeait les coopératives pour les coopérateurs, les usines pour les ouvriers et les conseils municipaux pour les citoyens. Aucune organisation n’appartenait à ses membres. Pas même le Parti communiste. La faute principale et la grande mystification de ces souverains, c’est d’avoir fait passer leur arbitraire pour la volonté de la classe ouvrière. Si nous attachions crédit à cette tromperie, nous devrions aujourd’hui considérer les ouvriers comme responsables de la décadence de notre économie, des crimes commis sur des innocents, de l’instauration de la censure qui a empêché que tout cela soit écrit. Les ouvriers seraient responsables des mauvais investissements, des pertes de marchés, du manque de logements. Il n’est évidemment aucune personne sensée qui puisse attribuer la culpabilité de telles fautes à la classe ouvrière. Nous savons tous, et surtout chaque ouvrier sait – que la classe ouvrière ne décidait pratiquement de rien. Les responsables ouvriers étaient élus par quelqu’un d’autre.

Pendant que certains ouvriers s’imaginaient qu’ils gouvernaient, une certaine couche de fonctionnaires de l’appareil du Parti et de l’Etat, spécialement formée, gouvernait en leur nom et place. Ce sont eux, qui dans les faits, remplacèrent la classe renversée et devinrent la nouvelle autorité. Pour être juste, nous devons reconnaître que certains d’entre eux ont pris depuis longtemps conscience de ce mauvais tour que l’Histoire avait joué; on les distingue aujourd’hui à leurs efforts pour réparer les injustices, redresser les fautes, rendre pouvoir de décision aux militants et aux citoyens, limiter les prérogatives et la pléthore des fonctionnaires de l’appareil.

Toutefois, beaucoup de ces fonctionnaires se défendent contre les changements et ils ont encore du poids. Ils ont encore en main les moyens du pouvoir, surtout en province et dans les villages où ils peuvent utiliser ces moyens dans le secret et sans crainte d’être inquiétés.

Depuis le début de cette année, nous sommes dans un processus de rénovation démocratique… Il s’est tout d’abord manifesté dans le Parti communiste. Nous devons le dire ainsi, car tout le monde le sait, y compris les non-communistes qui n’attendaient plus rien de bon de ce côté. Il convient d’ajouter que ce processus ne pouvait commencer ailleurs. Car seuls les communistes ont pu, pendant vingt ans, vivre une sorte de vie politique. Seule la critique communiste était au fait des choses là où elles se faisaient. Seule l’opposition dans le Parti communiste avait le privilège d’être en contact avec l’adversaire. C’est pour cela même que l’initiative et les efforts des communistes démocrates ne sont que le remboursement d’une dette que l’ensemble du Parti a contractée envers les non-communistes qu’il maintenait en position d’inégalité.

Nous ne devons donc aucun remerciement au Parti communiste; nous devons seulement lui reconnaître qu’il s’efforce honnêtement d’utiliser cette dernière chance de sauver son honneur et celui de la nation. Le processus de rénovation n’apporte rien de bien neuf. Parmi les idées et suggestions qu’il propose, certaines sont antérieures aux erreurs de notre socialisme; d’autres furent engendrées sous la surface des événements visibles. Elles auraient dû être exprimées depuis longtemps, mais on les étouffait.

Ne nous berçons pas d’illusion que ces idées vaincront maintenant par la force de la vérité. Leur victoire a plutôt été décidée par la faiblesse de la vieille direction, visiblement usée en premier lieu par vingt années d’un règne sans entraves. Il était sans doute nécessaire que mûrissent jusqu’au bout tous les éléments vicieux dissimulés dans les fondements et l’idéologie de ce système. Il ne faut pas surestimer, cependant, la portée des critiques lancées par les écrivains et les étudiants. La source des changements sociaux se trouve dans l’économie. Le mot juste n’a son sens que s’il est prononcé dans des conditions déjà élaborées de façon juste. Dans notre pays, il faut hélas comprendre par «conditions élaborées de façon juste», notre pauvreté générale et la totale désintégration de l’ancien système de gouvernement où les politiciens d’un certain type se compromettaient tranquillement à nos dépens. La vérité n’a donc rien d’un triomphe – la vérité est tout simplement ce qui subsiste quand tout le reste a été galvaudé. Il n’y a pas là de quoi faire une fête nationale pour célébrer la victoire; il y a seulement de quoi espérer.

Nous nous adressons à vous en ce moment d’espoir, sur lequel planent pourtant encore des menaces. Il a fallu plusieurs mois avant que certains d’entre nous puissent croire qu’ils pouvaient parler et certains d’entre nous ne le croient pas encore. Mais nous en avons déjà tellement dit et nous nous sommes si bien découverts qu’il ne nous reste qu’une seule solution: concrétiser notre intention de rendre ce régime humain. Sinon, la revanche des anciennes forces sera implacable. Nous nous adressons surtout à ceux qui sont restés dans l’attentisme. Les jours à venir seront décisifs pour de nombreuses années.

Les jours à venir, c’est l’été et les vacances, l’époque où chacun a coutume de tout laisser tomber. Mais, parions plutôt que nos chers adversaires, eux, ne vont s’accorder aucun répit, qu’ils vont mobiliser toute leur clientèle afin de s’assurer dès à présent des fêtes de Noël paisibles.

Faisons donc attention à ce qui va se passer. Sachons comprendre et répondre. Renonçons une bonne fois à cette attente vaine qu’on va nous servir, d’en haut, la seule explication valable et la bonne conclusion à tirer. Chacun d’entre nous devra tirer ses propres conclusions, sous sa propre responsabilité. Des conclusions communes et concordantes ne sauraient naître que de la discussion, laquelle implique la liberté d’expression – en fait la seule conquête démocratique de cette année. [L’assemblée législative a supprimé la loi sur la censure le 26 juin; après la décision en mars du PCT – Réd.]

Toutefois, il nous faudra aussi aborder les jours à venir avec notre propre initiative et notre propre détermination.

En premier lieu, nous nous opposerons aux idées qui pourraient se manifester, selon lesquelles le renouveau démocratique pourrait se faire sans les communistes, ou même contre eux. Ce serait non seulement injuste, mais encore déraisonnable. Les communistes ont des organisations solidement construites dont il faut soutenir les tendances de progrès. Ils ont des responsables expérimentés et au bout du compte, ils tiennent entre leurs mains les leviers et boutons de commande. En outre, le public a sous les yeux leur programme d’action [29 mars-5 avril], qui est vraiment le premier programme visant à réparer les injustices les plus flagrantes et personne d’autre ne possède de programme aussi concret.

Il faudra leur demander de présenter au public des programmes d’action locaux pour chaque district et chaque commune. Il s’agira d’autant de mesures justes, mais très ordinaires et attendues depuis longtemps du Parti communiste tchécoslovaque qui prépare son congrès et élira un nouveau Comité central. Nous devons exiger qu’il soit meilleur que le comité sortant. Si le Parti communiste déclare qu’il veut désormais fonder sa position dirigeante sur la confiance des citoyens et non plus sur la contrainte, croyons-le aussi longtemps que nous pourrons faire confiance à ceux qui sont déjà ses délégués aux conférences régionales et locales.

On redoutait, ces derniers temps, que le processus de démocratisation se fût ralenti. Cette impression qui vient en partie de la fatigue due au bouillonnement d’événements précipités, correspond pour le reste au fait que la saison des révélations sensationnelles, des démissions à l’échelon le plus élevé, des discours enivrants d’une audace verbale inouïe, est passée.

La lutte entre les forces existe toujours, seulement elle est d’une certaine façon moins visible, parce qu’on se bat pour l’esprit et la lettre des lois, l’étendue des mesures pratiques. En outre, il faut laisser aux nouveaux dirigeants le temps de travailler, qu’ils soient ministres, présidents, procureurs ou secrétaires du Parti: ils ont droit à ce temps pour montrer qu’ils sont capables ou bien qu’ils ne font pas l’affaire. On ne peut rien demander de plus pour le moment aux organes politiques centraux. Ils ont, même malgré eux, fait preuve de vertus surprenantes.

En fin de compte, la qualité pratique de notre démocratie future se jugera dans les entreprises, car, en dépit de toutes nos discussions, ce sont les économistes qu’il faut rechercher et imposer. Il est vrai que, par comparaison avec les pays les plus avancés, nous sommes tous plus mal payés les uns que les autres. Nous pouvons sans doute demander plus d’argent – c’est si facile d’imprimer les billets et donc de les dévaluer, mais il vaut mieux demander aux directeurs et aux responsables ce qu’ils veulent produire et à quel prix de revient; ce qu’ils peuvent vendre, à qui et avec quel bénéfice. Quelle part du profit sera investie dans la modernisation de la production et quelle part pourra être distribuée. Dans la presse, des titres qui paraissent ennuyeux couvrent les échos d’une lutte acharnée entre la démocratie et les pots-de-vin.

Les ouvriers peuvent y intervenir en tant que producteurs, par le choix de ceux qu’ils éliront dans les conseils de gestion et les comités d’entreprise. En tant que salariés, ils prendront le mieux en main leurs affaires en déléguant comme représentants dans les organisations syndicales leurs dirigeants naturels compétents et honnêtes, sans considération de leur appartenance politique.

S’il est impossible d’attendre plus du côté des organes politiques centraux sous leur forme actuelle, il est nécessaire d’obtenir beaucoup plus sur le plan des districts et des communes. Nous exigeons le départ de tous ceux qui ont abusé de leur pouvoir et dilapidé les deniers de la nation; qui se sont distingués par leur malhonnêteté et leur brutalité. Il faut inventer des méthodes pour les obliger à partir, par exemple, la critique publique, des résolutions, des manifestations, des brigades de dons pour leur retraite, la mise à l’index. Il faut cependant rejeter les méthodes illégales, incorrectes ou grossières qui leur serviraient de prétexte pour influencer Alexandre Dubcek. Notre répugnance devant les lettres d’insultes devrait être si notoire que, s’ils en reçoivent de nouvelles, on puisse dire qu’ils se sont fait adresser à eux-mêmes de telles lettres.

Réactivons le Front national [qui réunissait l’ensemble des partis, mais les plaçait dans une position subalterne. Réd.]. Exigeons que les comités locaux siègent en séance publique. Sur les questions à quoi personne ne comprend rien, constituons nos propres comités et commissions. C’est très simple: quelques personnes se réunissent, élisent leur président, tiennent régulièrement procès-verbal, rédigent leurs doléances et réclament des solutions sans se laisser intimider.

La presse régionale et locale qui a le plus souvent dégénéré en porte-voix officiel doit se transformer en une tribune de toutes les forces politiques de progrès. Demandons l’instauration de comités de rédaction avec les représentants du Front national ou bien fondons de nouveaux journaux. Créons partout des comités de défense de la liberté d’expression; organisons notre propre service d’ordre pour nos différentes réunions. Lorsque des nouvelles bizarres nous parviennent, il faut les vérifier, envoyer une délégation auprès des autorités compétentes et rendre leurs réponses publiques, au besoin en les affichant. Soutenons les organes de la Sécurité lorsqu’ils traquent de vrais criminels, car nous ne désirons pas créer l’anarchie ni une atmosphère d’incertitude. Evitons les querelles entre voisins, ne nous saoulons pas dans les réunions politiques, démasquons les mouchards.

Pendant l’été, les déplacements plus nombreux à travers le pays vont provoquer un regain d’intérêt pour la réorganisation des rapports constitutionnels entre Tchèques et Slovaques. Nous considérons, pour notre part, la fédération comme le moyen de résoudre la question des nationalités. A part cela, elle n’est qu’une des mesures importantes pour démocratiser la situation. En effet, à elle seule, elle n’assurera pas une vie meilleure aux Slovaques et la question du régime – que ce soit chez les Tchèques ou chez les Slovaques – ne s’en trouvera pas résolue. Rien n’empêche que le gouvernement de la bureaucratie du Parti et de l’Etat règne d’autant mieux en Slovaquie que cette dernière pourra se vanter d’avoir «arraché une plus grande liberté».

L’éventualité d’une intervention des forces étrangères dans notre évolution intérieure a été ces derniers temps [il s’agit des manœuvres militaires de juin du Pacte de Varsovie] une grande source d’inquiétude. Face à toutes ces forces supérieures en nombre, il ne nous reste qu’à tenir bon, fermement et poliment et à éviter les provocations.

Nous pouvons assurer notre gouvernement que nous le soutiendrons s’il le faut par les armes, aussi longtemps qu’il fera la politique pour laquelle nous l’avons mandaté. Pour ce qui est de nos alliés, nous pouvons les assurer que nous honorerons nos traités d’amitié, d’alliance et de coopération économique. Des reproches véhéments et des soupçons non justifiés ne feraient que rendre plus difficile la position de notre gouvernement, sans pour autant nous avancer en quoi que ce soit. De toute manière, nous n’aurons des rapports internationaux d’égalité que si nous parvenons à améliorer notre situation intérieure et à pousser notre processus de rénovation assez loin pour pouvoir élire ensuite des hommes d’Etat doués d’assez de courage, d’honneur et de sagesse politique pour institutionnaliser et sauvegarder de tels rapports. C’est d’ailleurs un problème commun à tous les gouvernements des petits pays.

Comme en 1945, cette année, le printemps nous aura apporté une grande chance. Nous avons en effet, une autre fois, l’occasion de prendre en main notre affaire commune qui a pour dénomination de travail: le socialisme, et de la mieux façonner à l’image de la bonne réputation que nous avions et de l’opinion relativement favorable que nous nous faisions autrefois de nous-mêmes. Ce printemps vient de finir pour ne plus jamais revenir. En hiver, nous saurons à quoi nous en tenir.

Ainsi s’achève notre manifeste aux ouvriers, paysans, employés, artistes, savants, techniciens et tous autres, écrit à l’initiative des hommes de science [1]. (Traduction en français faite par Pierre Daix et publiée dans son ouvrage: Journal de Prague. Décembre 1967-septembre 1968, Paris: Julliard, pp. 217-232)


[1] Il s’agit d’Otto Wichterle, Jan Brod, Otakar Poupa et Miroslav Holub, membres de l’Académie tchèque des sciences. (Réd.)




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Re: Budapest 1956, Allemagne de l’Est 1953, Prague 68

Messagede bipbip » 21 Oct 2018, 20:07

L’enseignement libertaire des révolutions hongroises

Noir et Rouge n°4 - Hiver 1956/1957

Il a été suffisamment parlé des évènements de Hongrie de ces derniers mois ― si nous les reprenons ici, c’est parce que dans l’histoire révolutionnaire hongroise, il y a des faits assez mal connus qui peuvent nous aider à mieux comprendre les derniers évènements. D’autre part, la radio de Budapest a, à plusieurs reprises, condamné certains aspects anarchistes de la révolution, relevés également par la presse, qui mentionne aussi la présence du drapeau noir sur les chars des insurgés à côté du drapeau national.
Chaque révolution apporte une leçon, marque une étape dans l’évolution de l’humanité. Nous essaierons ici de dégager celle que nous donnent les insurgés de Hongrie, sans bien sûr participer à cette écœurante exploitation des martyrs dont nous sommes témoins.

La violence de la répression est un fait qui n’est pas pour nous surprendre. Nous n’avons pas attendu 1956 pour savoir ce qu’est une répression moderne, ce que sont l’Armée, l’État, le totalitarisme et l’impérialisme en général, et en particulier bolcheviste. Le langage et l’attitude des Khrouchtchev, Serov, Kadar, Fajon, etc. ne voyant dans tous ceux qui se dressent contre eux et leur système que fascistes, espions américains, officiers horthystes c’est celui de Lénine ne voyant parmi les ouvriers et marins de Kronstadt que gardes blancs, espions français et officiers tsaristes. C’est celui de Trotsky aux prolétaires de Kronstadt : "Je vous abattrai comme des perdrix" ou aux partisans de Makhno "les ratisser avec un balai de fer". Et c’est à juste titre que l’Humanité du 7 novembre ressortait un texte de Lénine avec les plus plats des mensonges sur Kronstadt. La Pravda du 18 décembre reprend contre Kardelj les thèmes de 1921, dans lesquels la gestion des usines par les ouvriers était traitée de déviation anarchiste syndicaliste. C’est toujours l’emploi sur une échelle d’État des moyens de Marx employés dans la 1re Internationale contre Bakounine : duplicité et calomnies. D’autres en font les frais aujourd’hui :

… "Le mensonge et la calomnie ont été à travers toute l’histoire de l’humanité, les instruments d’une politique injuste, d’une politique dont le but est toujours l’assujettissement et l’exploitation des autres peuples, l’établissement sur eux d’une domination."

(Djilas : "Lénine et les rapports entre états socialistes" p.15)

Nous savons bien que tous ces intellectuels à qui il faut du "sang à la Une" pour réagir à l’oppression qui frappe les autres rentreront dans l’euphorie des fronts populaires et oublierons ces massacres dès que l’encre et le sang auront séché.

UN PROLÉTARIAT EXPÉRIMENTÉ ?

Tant de commentateurs marxistes ont essayé de représenter la Hongrie comme un pays sous-développé avec un prolétariat qui en est encore à ses premiers vagissements désordonnés. La Hongrie comptait en 1956, 1.600.000 ouvriers syndiqués (dont 300.000 ouvriers agricoles) ce qui est quand même beaucoup, surtout pour un pays de 9 millions d’habitants. Et en 1919 déjà 1 421.000 travailleurs se trouvaient dans les syndicats. Avant même la révolution, en 1918, leur nombre était de 721.000.
Et non seulement le prolétariat hongrois n’est pas un phénomène nouveau en 1956, mais ce prolétariat est celui qui immédiatement après le prolétariat russe a vécu le plus intensément l’expérience de la révolution sociale. Car en 1919 quand les vieux prolétariats "expérimentés" ne bougeaient pas (Angleterre) ou peu (France) c’est lui qui montrait la voie aux classes ouvrières allemandes et italiennes pour s’emparer des usines et prendre en main toute l’organisation économique et sociale.

Ce n’est pas la faute de cette classe ouvrière hongroise prétendue arriérée si la révolution de 1919 ne fut pas européenne. Il est un autre prolétariat qui fut à l’avant-garde du combat contre le capitalisme, c’est celui d’Espagne. Or, pour faire passer ces deux pays pour arriérés, il faut d’une part méconnaître l’importante industrie hongroise ou catalane, et d’autre part ne rien comprendre à la révolution paysanne.
Bien sûr, aux statisticiens qui ne font que le décompte des hauts fourneaux, la Hongrie ou l’Espagne peuvent paraître sans importance industrielle. Or le développement de ces deux pays ne date pas plus de Staline que de Franco. Dès le début de ce siècle, les usines textiles, métallurgiques, alimentaires, ferroviaires étaient dispersées dans de nombreuses régions de Hongrie par exemple et Budapest était déjà une métropole comme Barcelone de plus de 1 million d’habitants. L’industrie hongroie a subi des transformations qualitatives depuis 1945, mais quantitativement la classe ouvrière n’a pas été créée, ni même augmentée, dans des proportions radicales. Il n’y a pas eu en 7 ou 8 ans transplantation soudaine de paysans vers un foisonnement de villes. La Hongrie n’était pas le laboratoire sibérien.

PAYSANS ATTARDÉS ?

C’est un traditionnel schéma marxiste que d’opposer aux vieux prolétariats industriels éduqués par l’Histoire, les masses fraîchement débarquées de campagnards sans maturité ni esprit combatif. Schéma que démontent foncièrement les plus grandes révolutions de ce siècle : Mexique, Ukraine, Espagne (pour ne pas parler de la Chine) où les masses paysannes fournirent presque toujours plus qu’une avant-garde, la substance même de la lutte. Ce n’est pas parce que ces révolutions ont politiquement échoué comme ont échoué d’ailleurs toutes les révolutions urbaines que le paysan doit être considéré comme incapable de mener une révolution. Encore moins les ouvriers d’origine paysanne doivent-ils être considérés comme un poids mort par rapport aux ouvriers citadins de vieille souche. L’étaient-ils dans les soviets de Russie de 1905 et 1917 ? Cette méfiance pour les travailleurs de la terre peut sans doute s’expliquer, pour le marxisme, phénomène urbain lié à la naissance d’une bureaucratie industrielle et qui ensuite essaye "d’encadrer" les campagnes, de les militariser (Trotsky), de les transformer en usines (Krouchtchev). Mais elle n’a rien à voir avec l’anarchisme qui tient son origine autant des champs que des usines : en Andalousie comme en Aragon, en Ukraine comme en Bulgarie et comme en Hongrie, le mouvement anarchiste est lié à l’émancipation paysanne. Et souvent les paysans déracinés apportèrent dans les faubourgs de Barcelone et de Budapest non un alourdissement mais un ferment nouveau, plus radical, de notre combat en ville.

L’INTELLIGENZIA

Dans le schéma marxiste, une autre couche de la population est oubliée et a un rôle subordonné et secondaire, ce sont les intellectuels, les écrivains, les étudiants. Ils sont considérés comme des employés et des fidèles exécuteurs des plans et des directives du parti, mais nullement comme de vrais créateurs. Cette opinion n’est pas abstraite : on voit ce qu’elle donne dans les États Soviétiques ― "des âmes mortes", d’après la confession même de Chobkhov ― des carriéristes, des pantins qui sont capables de changer mille fois de raisonnement et d’avoir toujours raison…
Malgré l’interprétation marxiste de l’histoire, on ne peut pas nier le rôle important joué en Russie tsariste par l’"intelligentsia", les écrivains, les poètes, les critiques.
On ne peut pas nier non plus le rôle joué par les écrivains hongrois dans la préparation de l’esprit de révolte. Nous n’avons pas ici la prétention d’expliquer ce phénomène, mais c’est un fait que les écrivains, non seulement comme individus, mais aussi dans l’Union des Écrivains ont acquis une juste réputation de combattants.

… "Certes, on nous avait trompés, mais cela ne diminue pas le poids de notre responsabilité personnelle… C’est de cette crise-là qu’est née l’unité morale des écrivains sur la base d’un engagement solennel de ne jamais plus mentir, de ne jamais servir l’inhumain. De dire la vérité… Brusquement nous avons pris conscience d’avoir servi des conceptions politiques criminelles, d’avoir été les instruments de la calomnie et du mensonge"…

(Otto Major, dans Irodalmi Ujsàg, 29 septembre 1956)

… "Oui, nous exigeons la liberté totale de la littérature, la liberté la plus complète, la plus illimitée qui puisse se concevoir entre hommes vivant en société civilisée… L’écrivain doit être libre (tout comme chaque citoyen d’ailleurs) de dire la vérité sans restrictions aucunes."

(Idem, 8. IX. 1956).

… "Nous- croyions édifier le socialisme, alors qu’on nous enfermait derrière des murs de prison imprégnés de sang et de mensonge.
… La révolution a vaincu mais si nous ne lui laissons pas le temps de reprendre des forces, elle peut encore être terrassée. Certains, dont c’est l’intérêt, peuvent aussi chercher à l’escamoter"…

(Idem, le 2 novembre, juste avant la 2e intervention soviétique, par Tibor Déry).

Et voilà l’opinion de F. Fejtö :

"La plupart d’entre eux avaient une formation marxiste imprégnée de culture occidentale ; si leur carte de parti et leurs convictions étaient communistes, leur tempérament artistique était personnaliste, anarchisant, leur mentalité analytique et critique".

(La Tragédie hongroise, p. 230)

LA LUTTE MILLÉNAIRE EN HONGRIE CONTRE L’ETAT ET SON ÉGLISE

Dès l’an 1.000 l’État hongrois était en même temps que le protecteur de la propriété des féodaux et du clergé, le plus gros propriétaire, par lui-même, le principal adversaire des travailleurs. Tout au long de l’histoire les soulèvements se multiplièrent opposant les paysans (1041,1437…), les mineurs (1525), les gens des villes (1222) à l’État et à ses deux serviteurs : l’Église catholique et la noblesse militaire, qui d’ailleurs étaient en grande partie importé d’Allemagne. Le peuple se révolta contre l’entreprise étatiste ecclésiastique des croisades (1514). Ces soulèvements contre l’ordre catholique s’appuyèrent sur une opposition latente s’exprimant par des mouvements réformateurs anticléricaux d’inspiration païenne (XIe s.), Bogoumiles (XIIe), Hussit (XVe), anti trinitaire et achriste (XVIe) et Nazaréenne jusqu’au XXe. Toujours la puissance politique et sociale reçut sa justification de l’Épiscopat et du clergé. Cet État hongrois nécessairement impérialiste comme tout État s’opposa non seulement au peuple magyar, mais aux peuples voisins slovaques, croates, serbes, roumains, ukrainiens (et la dernière poussée impérialiste n’a reculé qu’en 1945). Et pourtant chaque fois qu’il fut menacé par un impérialisme plus puissant la seule ressource fut de faire appel aux paysans et de leur promettre la terre et la liberté : contre les Turcs au XVe comme contre les Autrichiens et la Contre Réforme Catholique au XVII et XVIIIe. Sous tous les régimes, celui révolutionnaire et libéral de 1848, celui du compromis de 1867 avec l’Autriche, comme celui de Horthy de 1919 à 1945, l’État Hongrois se défendit avec acharnement contre le partage des terres et essaya de détourner l’attention de l’Église et de la Noblesse en excitant un nationalisme magyar contre les peuples opprimés slaves et roumains. Et toujours les Évêques et les Magnats conservaient leurs propriétés gigantesques et leur toute-puissance. C’est avec les défaites consécutives aux 2 guerres mondiales que l’État hongrois dû, céder. Deux fois répétant et amplifiant l’expérience de 1848, les paysans d’eux-mêmes s’emparèrent des terres qu’ils cultivaient pour les autres. La république des Conseils prit la tête du mouvement. La restauration horthyste à la différence de 1848 ne put reprendre tout et les lois de 1920-24 laissèrent aux paysans 570.000 ha pris. Et en 1945-49 d’autres lois abandonnèrent le reste : 1857900 ha. Pour les mêmes raisons (parce que les paysans s’en emparaient) et dans le même but (dévier le mouvement en créant une classe de petits propriétaires à courte vue, tributaires de l’État, incapables de moderniser l’agriculture et divisant le paysannat).

L’ANARCHISME EN HONGRIE ET LA TRADITION DES CONSEILS

Le mouvement agraire hongrois fut grandement marqué par les idées libertaires. L’anarchisme trouva un terrain favorable parmi cette masse paysanne aux prises depuis des temps immémoriaux avec les grands seigneurs épiscopaux et laïcs (comme en Espagne) et surtout parmi les adversaires les plus déclarés de l’oppression : les paysans égalitaires et communautaires de ces sectes antiétatistes et anticléricales survivant à travers des siècles de persécutions. C’étaient en Hongrie les Nazaréens, héritiers de la tradition libertaire bogomile et parents des Doukhobors orientaux comme de certains anabaptistes occidentaux. Un souffle nouveau à la fin du XIXe siècle leur fut insufflé par l’anarchisme de Tolstoï. Nazaréens et tolstoïens se retrouvèrent à toutes les étapes de l’organisation paysanne : syndicats paysans et grèves de moissonneurs, en 1897 comme en 1905. En 1918-19 ils furent les plus décidés propagateurs de la révolution dans les campagnes. Les courants occidentaux de l’anarchisme-communisme (Csizmadia), l’influence de Kropotkine (E. Batthyani), le syndicalisme libertaire (Ervin Szabo) gagnèrent à leur tour la Hongrie. Les organisations de masse d’inspiration libertaire et la presse anarchiste se manifestèrent dans la lutte de classe avec tant de vigueur et d’efficacité que l’État hongrois dût voter lui aussi ses "lois scélérates" en 1898 (contre l’Alliance Paysanne de E. Varkonyi organisateur des grèves de 1897 avec le tolstoïen Schmidt). En 1907, l’anarchiste Csizmadia, auteur de cette Marseillaise des travailleurs, chant des révolutions de 1918-19 et de 1956, se trouvait à la tête de syndicats groupant 75.000 salariés agricoles (300.000 dans les syndicats officiels de 1955). Depuis 1900 les cercles GNOSTIQUES organisés par E. Schmidt s’étaient multipliés parmi les Nazaréens et développaient une implacable hostilité à l’Église et au régime social qu’elle incarne. Et après la défaite de 1919 c’est dans ces cercles que se regroupèrent illégalement les libertaires.

L’action anarchiste agraire s’accompagna d’une action ouvrière ; les deux se prolongeant par la lutte antimilitariste dans l’armée, la marine et les arsenaux. Cette dernière action culmina avec les mutineries des marins dalmates et des ouvriers des bares de Pula et de Koror, en 1918, contre lesquelles Horthy gagna ses plus hauts grades en février mais qui furent finalement victorieuses en octobre et où s’étaient signalés les anarchistes hongrois (Orvin, Cserny, etc.).
Les anarchistes hongrois avaient fondé, sur les conclusions du Congrès anarchiste international d’Amsterdam, 1907, cette même année, l’union des socialistes révolutionnaires.
Leur influence fut décisive dans le cercle Galilée (auquel F. Fejto, dans la Tragédie hongroise, ne fait qu’une allusion ambiguë, p. 227) groupant comme le cercle Petöfi en 1956 les intellectuels et universitaires d’avant-garde. C’est parmi les "Galiléens" que se forma le premier embryon du Parti Communiste hongrois, composé à l’origine d’anarchistes plus que de marxistes. L’influence anarchiste sur le communisme hongrois donna à celui-ci en 1919 un aspect doctrinal fort différent du bolchevisme russe. Opposés à l’Étatisation, les anarchistes firent prévaloir dans la doctrine et dans les faits une forme de socialisation des moyens de production plus libertaire : la communalisation et une forme de démocratie ouvrière plus profonde et plus constructive ; celle des Conseils (Soviets) et non celle du Parti.
Le non-conformisme à l’égard du léninisme du communisme hongrois marqua, pour longtemps les futurs communistes qu’allaient être une anarchiste comme l’esthète Lukacs et un marxiste comme l’économiste Varga par exemple. Le caractère anti-autoritaire du mouvement ouvrier et paysan ne fut pas défiguré aussi rapidement et résolument qu’en Russie et les travailleurs purent prouver au moins à deux reprises en 1919 comme en 1956 que des formes d’auto-organisation fondées sur les Conseils étaient non seulement vivaces mais infiniment plus socialistes que n’importe quel État.

L’offensive contre le régime capitaliste hongrois commençait dès 1918 sur l’instigation des anarchistes par la grève des loyers et à la campagne par la destruction des actes notariés. Les sociaux-démocrates se firent les avocats des propriétaires sauf les néo-communistes qui joints aux anars formèrent le PC. Cette grève ouvrait la voie à l’expropriation et à la communalisation des habitations qui accompagna la grève révolutionnaire où les ouvriers s’emparèrent des usines et les paysans des terres. Communalisation des habitations, des magasins, des usines, des terres, gérées par des conseils (soviets) d’exploitation tel est le fondement de cette révolution qui de mars à août 1919 reste un exemple pour le monde.
Les conseils et communes révolutionnaires s’étaient reliés les uns aux autres et par des Conseils locaux et régionaux ayant abouti à constituer un organe central (le Congrès National des Conseils et le Conseil Central exécutif, les commissariats, etc.) se pesa pour les anarchistes la question de la participation au nouveau pouvoir. Comme au cours de la révolution espagnole la scission s’ensuivit entre participationnistes et non-participationnistes. Ces derniers quittèrent le PC et fondèrent l’Union Anarchiste qui resta la seule organisation politique autonome face au PC (devenu Parti Socialiste Unifié par l’adjonction des Socialistes de gauche puis Union des Communistes par adhésion à l’idéologie des Conseils). Parmi les participationnistes, l’anarchiste Szamuelly secondé par l’anarchiste Corvin, se vit placé à la tête de la répression des menées contre-révolutionnaires et devint le Djerdjinsky hongrois, l’anarchiste et Galiléen Lukacs resta à l’instruction publique et le tolstoïen Haubrich commandant des troupes de Budapest ; seul l’anarchiste Csizmadia finit par quitter le poste de commissaire à l’agriculture après toutefois avoir fait adopter le point de vue libertaire en ce qui concerne l’organisation agraire.
Contrairement au léninisme instigateur du partage des terres et de toute propriété et de l’autorisation du louer la main d’œuvre qui crée une moyenne propriété (koulaks) accompagnée d’une prolétarisation des paysans pauvres, le communisme hongrois fit prévaloir une exploitation collective dans le cadre communal géré par les conseils syndicaux paysans. Aussi éloignée de la propriété privée que de l’étatisation, cette solution entraîna les paysans sur une voie qui ne menait à la création ni d’une bourgeoisie foncière ni d’une bureaucratie d’état, mais à une auto organisation du paysannat capable de le mettre sur un pied d’entraide et de rapports égalitaires avec le prolétariat urbain lui-même organise en corps.
Par contre sur le plan industriel le marxiste Varga cru devoir déclarer les ouvriers non encore mûrs pour "le véritable communisme fraternel et libertaire" et se fit l’artisan d’un communisme autoritaire fondé sur le travail aux pièces, les méthodes coercitives, et des commissaires nommés.

La lutte au sein de la Commune des Conseils Hongrois entre les deux conceptions collectivistes, l’une libertaire, anarcho-syndicaliste, coopérative, tolstoïenne, etc., l’autre autoritaire étatiste, marxiste, annonçait entièrement les débats de la révolution espagnole. Et comme elle, la révolution hongroise fut écrasée par le capitalisme international (en l’espèce l’armée française de Franchet d’Esperey) aidé par les sanglantes pitreries diplomatiques et militaires des chefs "révolutionnaires" (Bela Kun, Böhm…) et l’inaction du prolétariat européen.
Sur les ruines de la révolution s’installa ainsi le règne de l’Église, des militaires, des gros propriétaires et des industriels jusqu’à la même royauté sans roi mais avec un sabre. Plus solide cependant que le régime franquiste celui de Horthy put pendant 25 ans se payer le luxe d’un système parlementaire avec plusieurs partis, crises ministérielles et chefs de gouvernement dont beaucoup n’étaient guère plus autoritaires qu’un quelconque Mollet. Ce n’est qu’en 1944, les troupes hitlériennes ayant occupé le pays, que s’installe le fascisme des croix fléchées.

LA LUTTE DES CLASSES EN RÉGIME MARXISTE

1945 : un impérialisme chassa l’autre, les Russes remplacent les Allemands, ils amenèrent leurs propres quislings. La contre-révolution stalinienne a pour premier but d’annihiler tout mouvement du prolétariat. Le collectivisme agraire reste proscrit, les industriels sont réintégrés dans leurs bureaux, les partis bourgeois installés au pouvoir.

La lutte principale se livre entre l’Église qui depuis 1000 ans opprime le pays et la nouvelle Église, le PC importé de Russie. Bien qu’infiniment plus faible en nombre, celui-ci déloge sa rivale de tous les postes d’État. C’est le type même de ces révolutions par en haut. Bientôt l’État chrétien fondé sur l’Église, l’Armée, la Police, le Capital privé, la grande propriété improductive, le salariat industriel et agricole, la petite propriété improductive, le capital international, la faim et la peur ont fait place à un État marxiste fondé sur le Parti, l’Armée, la Police, le Capital d’État, les fermes d’État, le salariat industriel et agricole, la petite propriété improductive, le Communisme international, la faim et la peur. Pour consolider la communauté de grands procès d’exorcisme bien dans la tradition, frappent les hérétiques. Le monde s’avance d’un même pas vers le Paradis.
Le personnel de l’État s’est légèrement renouvelé, épuré, les membres de la petite caste dirigeante ont changé mais la caste est toujours là à la même place, comme toute la hiérarchie dans la même discipline militaire de dévoueront à l’État. Les "éléments fascistes" sont dans l’appareil nourris d’obéissance, de commandement, d’ambition, de domination, d’autorité, d’orgueil, de patriotisme, d’intérêts supérieurs, de raison d’État, de secret d’État, d’ignorance d’État.
Leur faiblesse est qu’ils sont trop peu à manger le fromage d’État, qu’ils doivent en laisser le meilleur à la puissance tutélaire russe et que ça se voit. Malgré l’essor de la production le gaspillage dû à l’inertie bureaucratique arrive à dépasser celui qui était dû à la concurrence capitaliste. Le gâchis est encore plus criant, car il n’y a pas corps, ces classes, ces forces intermédiaires entre le pouvoir et le peuple que la bourgeoisie a mis tant de temps à créer comme autant de coussins, d’amortisseurs. Le régime est faible car il n’a pas laissé place à la critique et que sa savante hiérarchie sociale ne cause pas une division grandissante entre les "dirigeants" (Krouchtchev a toujours ce mot à la bouche), cette classe qui se fond à l’État, et le peuple, le paysannat, la classe ouvrière et l’intelligentsia.
La force révolutionnaire en 1956 a montré comment les travailleurs pouvaient recourir contre l’État à des formes de lutte totalement a-étatiques renouvelées de 1919 et que face à la grève générale insurrectionnelle le Pouvoir est vidé de toute substance et ne résiste pas à l’attaque. Avec la destruction du Pouvoir d’État, les travailleurs ont immédiatement prouvé leur conscience sociale et leur compétence économique en prenant en main la production. L’inanité technique, la nocivité en fait d’organisation des partis politiques est une fois de plus démontrée. Le régime des Conseils remplace l’État alors que tout parti politique vise nécessairement à défendre ou à restaurer l’État.
Le parti est créé en fonction du pouvoir et tend naturellement à se l’approprier, à le monopoliser, à le développer : après 1917 en Russie le parti s’est progressivement approprié l’État et a dépossédé les Soviets de toute action. En Espagne à partir de 1937, le même processus recommence, État et Soviet sont incompatibles et s’excluent. Aujourd’hui heureusement aucun parti n’était du côté de la révolution. L’État hongrois disparut, mais l’État russe était là. Cet État suzerain et surtout l’Armée qui y joue un rôle politique de tout premier plan ne pouvait tolérer une brèche dans le dispositif stratégique défensif et offensif du glacis. Mais les impératifs de l’impérialisme russe ne sont pas seulement militaires mais aussi économiques.

COLONIALISME ÉCONOMIQUE ET LES RAPPORTS ENTRE LES "ETATS SOCIALISTES"

On a parlé de tout, aussi bien dans la presse bourgeoise que "communiste", sauf du côté économique de l’"affaire hongroise" (certaine presse "anar" n’a pas fait mieux, le mot économie étant comme tout le monde… libertaire le sait, fort suspect de déviations contre "la liberté"). Pourtant, les rapports économiques entre les démocraties populaires et l’URSS obéissent aux conditions tout à fait identiques à celles du marché capitaliste mondial. Les conséquences de ces rapports sont donc les mêmes qu’entre pays capitalistes. Dans l’établissement du taux de profit mondial moyen, la loi de la valeur conduit à l’exploitation des états sous-développés par les états plus puissants et plus évolués. Ce n’est pas seulement le travail qui est exploité par le capital mais également certaines branches arriérées de la production sont exploitées par certaines branches plus évoluées. De même dans l’économie mondiale qui est capitaliste les États, exploiteurs en soi, sont divisés quand même en deux groupes d’États, ceux qui se placent au dessus de la moyenne grâce à leur développement économique et technologique, et ceux qui, plus arriérés, sont exploités et maintenu fermement dans cette situation inférieure.

La Hongrie, comme les autres "démocraties populaires" est regardée avant tout par l’URSS comme un pays fournisseur de matières premières. À l’intérieur du prétendu bloc socialiste il y a donc un pays plus développé et plus puissant que les autres qui laisse à ceux-ci le rôle que la France, les USA ou l’Angleterre laissent aux autres pays de leurs propres zones franc, dollar ou sterling, dans leurs Empires fondés sur le vieux pacte colonial. C’est, pour ces derniers, une situation identique à celle qu’occupe à l’égard de ses concurrents un industriel ne disposant que des moyens de production limités ou arriérés.

"Le pays favorisé reçoit plus de travail, en échange de moins de travail."

(Marx, le Capital)

La Hongrie exporte principalement des produits agricoles et semi-fabriqués élaborés au stade inférieur et importe des produits d’un stade supérieur de fabrication.
En effet, on s’aperçoit que, comme le PC yougoslave s’en aperçut avec Djilas, "Lénine n’a pas pu prévoir jusque dans les petits détails toutes les formes concrètes que prendraient les rapports entre états socialistes." Et le même Djilas notait qu’"il tombe sous le sens que lorsque les communistes sont au pouvoir dans divers pays, il est risible de prétendre que les États qu’ils dirigent sont égaux en droits si les partis (ouvriers) gouvernants ne sont pas eux-mêmes égaux en droits. L’Égalité de droit des États et des peuples dans le socialisme se traduit précisément et peut se traduire uniquement par le fait que les partis au pouvoir sont égaux d’un État à l’autre, que, par exemple, le parti gouvernant d’un État ― sur la base des intérêts du mouvement dans son ensemble ― décide librement et indépendamment, comme dit Lénine, sa position quant aux rapports de son pays avec les autres pays" (Lénine et les rapports entre États socialistes, p.60).

Le mythe de cette égalité est suffisamment démenti aujourd’hui, entre Partis et États hongrois et russe. Il serait fallacieux de croire que l’Armée dite rouge soit moins apte qu’une autre à effectuer la répression comme toute armée elle est faite pour cela : tirer sur le peuple, que ce peuple soit étranger est une raison de plus. Les désertions massives (surtout parmi les divisions ukrainiennes issues d’une région limitrophe de la Hongrie et ayant l’expérience de la résistance à l’oppression russe) ne différencient nullement l’Armée interventionniste de celle de Franchet d’Esperey quand les désertions de français, sénégalais, roumains se multipliaient ainsi que les mutineries des Yougoslaves. Attribuer à l’Armée russe une vertu révolutionnaire originale, c’est méconnaître le phénomène général de l’Armée ― corps répressif par destination, rempart de l’État et préfiguration universelle du totalitarisme ― c’est tomber dans le fétichisme de vieux symboles démonétisés depuis plus d’un quart de siècle. L’Armée russe en 1956, comme l’Armée française en 1919, est une machine à tuer et à déporter les Hongrois. C’est toujours la Sainte-Alliance des États contre les peuples. En 1956 au nom d’une clause secrète du Pacte de Varsovie entre l’État hongrois et l’État russe, en 1919 au nom de l’Entente, en 1848 au nom des accords de Varsovie entre l’État des Habsbourgs et l’État russe. Les trois révolutions hongroises ont été étouffées dans leurs limites nationales. Le 10 décembre 1956 une radio des travailleurs insurgés appelait à la grève générale de solidarité les travailleurs du monde. Cet appel ne semble à notre connaissance avoir été entendu (outre les démagogues des syndicats dits libres) que par les ouvriers polonais et en particulier ceux des anciennes usines Staline foyer de l’insurrection de Poznan en juin 1956 à qui le gouvernement Gomulka dépêcha des émissaires spéciaux pour les raisonner et les faire renoncer à leur menace de grève.
"Le prolétariat français et le prolétariat anglais ne feront rien en faveur du prolétariat espagnol. Il est inutile de nous faire des illusions. Il serait malhonnête de nous en faire.", écrivait Berneri dans Guerre de Classes (p.23) avec raison ― malheureusement. L’échec de la révolution sociale n’est pas dans la limite des capacités créatrices du prolétariat mais dans celle de sa solidarité effective ― paralysée par les structures étatiques. Sur la force de l’armée russe, ce ne sont pas seulement Khrouchtchev et Tito qui ont intronisé Kadar comme ils avaient intronisé Gerö mais bien tous les gouvernements de l’ONU qui préfèrent un gouvernement fantoche que d’avoir en face d’eux "personne". "Par qui pourrait-on remplacer les envoyés de M. Kadar ?" demandait l’éditorialiste du Monde (7 décembre). Évidemment, on voit mal des envoyés des États de l’ONU adresser la parole aux conseils ouvriers.

OÙ ESTL’INTERNATIONALE ?

L’échec de la troisième révolution hongroise est celui de toute révolution isolée par son cadre national. L’Europe est partagée entre deux Sainte-Alliance des États, deux impérialismes ayant leurs "chasses gardées" définies par l’OTAN et le Pacte de Varsovie où dans les deux cas les "classes secrètes" antirévolutionnaires et anti-ouvrières sont les classes principales. Cette organisation préventive et répressive rend automatiquement caduc tout essai de révolution dans un seul pays et pose la nécessité d’une révolution internationale. Car, jusqu’ici, seule la répression est internationale et immédiate en face du manque total de coordination des mouvements ouvriers. Les ouvriers hongrois font aujourd’hui les frais de cette désunion comme ils l’avaient déjà fait en 1920 avec l’échec du boycott international du régime Horthy par les syndicats des autres pays.
Et pourtant dès qui des craquements ont paru ébranler les États ― capitalistes comme staliniens ― les frontières n’ont pu empêcher tout à fait la solidarité des peuples. Rappelons-nous 1848, 1918 et 1945. Mais rappelons-nous aussi :

1953 : mort de Staline. Période de Beria. Insurrection du 17 juin à Berlin-Est gagnant toute l’Allemagne orientale puis la Tchécoslovaquie (Plsen, Brno…) et au-delà. Coup de force de l’armée contre la police : Beria arrêté ― révolte des travailleurs du Grand-Nord (Vokhouia, Igarka…) Premier gouvernement Nagy.
1956 : Rapport Khrouchtchev. Déstalinisation. Insurrection de Poznan. Échecs des coups de force staliniens de Rakosi au début juillet en Hongrie et du groupe de Natolin en octobre en Pologne― gouvernement Gomulka ― révolution hongroise.

Chaque fois que les circonstances les favorisent les peuples manifestent leur opposition au même système oppressif du capitalisme d’État.
Chaque fois les travailleurs se lèvent contre la classe bureaucratique et tentent de s’organiser pour venir à bout du nouveau système planifié d’exploitation.

LA PLANIFICATION BASE DU SOCIALISME

La méthode centrale de lutte est la lutte contre le capitalisme d’État et le capitalisme privé c’est celle des conseils des soviets de travailleurs prenant en main la défense armée comme la production et la distribution. Le système des conseils se fédérant est celui que décrivent les théoriciens anarchistes et que naturellement utilisent les travailleurs à maintes reprises : citons à nouveau la riche expérience d’Espagne où le prolétariat des usines et des champs a poussé le plus avant l’expérience déjà entreprise par les travailleurs russes en 1905 et après 1917I et 1918 et vers laquelle les travailleurs hongrois se sont d’eux-mêmes dirigés à nouveau en 1956, comme y tendent également les travailleurs polonais.
Les bases du socialisme ne sont pas plus dans une structure économique marxiste que bourgeoise, mais dans les classes ouvrières et paysannes elles même. Le capitalisme d’État est-il plus proche du socialisme que le capitalisme privé ? pas nécessairement, et en tout cas, le totalitarisme ne rapproche pas du communisme véritable. Dans les États du type marxiste, le grand capital privé est détruit, ce n’est qu’une condition négative du socialisme. La condition positive essentielle est que les travailleurs gèrent la production et procèdent à une distribution égalitaire. Cette condition les travailleurs d’eux-mêmes chaque fois l’établissent et chaque fois l’État les chasse de la gestion pour s’approprier la plus-value, le profit, les bénéfices d’une répartition et d’une orientation des dépenses à son avantage. Il est bien entendu que tout régime socialiste suppose l’abolition de l’économie concurrentielle privée et son remplacement par un système de prévision de la consommation, de coordination de la répartition et de planification de la production des biens. Ce qui ne veut pas dire que tout système de planification soit un pas vers le socialisme. Ce qui est important ce n’est pas l’existence d’organismes planificateurs, c’est de savoir pour qui ils travaillent. Or, spontanément les travailleurs insurgés en régime capitaliste comme en régime stalinien organisent une production planifiée selon les besoins : voici la base du socialisme. Alors qu’un appareil planificateur peut être aussi bien mis aussi bien au service d’une bureaucratie que d’une bourgeoisie traditionnelle, par exemple en cas de grande crise, de guerre, on passe de l’économie dirigée à une économie planifiée de fait ou fasciste, et que de toute façon il tend toujours à renforcer les privilèges et à accroître la part de la classe dirigeante par l’entremise de l’État, ce qui est le contraire du socialisme.

EVOLUTION VERS LES CONSEILS OU VERS L’ETAT

La réalité est que toutes les réformes entreprises tant en Russie depuis le XXe congrès qu’en Yougoslavie titiste depuis des années et qu’en Pologne gomulkiste mènent à un effacement progressif et à la dissolution du parti dans l’État. Et le boukhannien Nagy ne pouvait souhaiter autre chose.
Rappelons-nous que les ouvriers hongrois de 1919 avaient pris le chemin inverse celui de fondre le PC devenu Union des Ouvriers Communistes dans l’ensemble de leur classe organisée en conseils. Ce qui est exactement le contraire que de créer un corps social séparé du peuple et assimilé à l’État.
En Yougoslavie titiste un chemin parallèle fut pris mais en apparence seulement pour mieux dissimuler la réalité étatiste : La Ligue des Communistes (ancien PC) a été enveloppée dans l’Association Socialiste du Peuple (ancien Front Populaire). Les conseils producteurs ont été restaurés d’ans tous les établissements (sauf les "3 domaines réservés" : Affaires étrangères, armée, police) mais l’État reste tout puissant.
Quant à l’évolution annoncée vers les conseils en Pologne, il est à craindre qu’elle ne soit progressivement freinée comme en Russie du temps de Lénine, comme dans toute l’Europe occupée depuis 1945 par les Américains ou les Russes.
Les conseils ouvriers ne peuvent croître qu’aux dépens de l’État., leur triomphe signifie révolution, régime a-étatique. Tout parti politique au contraire vise à agir au dessus des conseils, à se passer d’eux, à constituer l’État. Or la révolution suppose la libre expression des opinions des travailleurs, le pluralisme de leurs tendances, donc la rivalité de leurs partis.

L’ORGANISATION ANARCHISTE

Quelle peut être la fonction de l’organisation anarchiste spécifique en ces circonstances ?
Elle ne peut tendre, comme les partis, à l’exercice du pouvoir et au monopole politique.
Elle peut préparer la phase d’assaut révolutionnaire seule ou avec d’autres mouvements d’avant-garde.
Elle doit participer en même temps qu’à la destruction de l’ordre ancien à l’édification d’un régime libertaire et fédéraliste fondé sur les conseils, les communes et les syndicats révolutionnaires. Mais sa mission originale reste de toujours mettre en garde les travailleurs contre toute renaissance d’une classe dirigeante, et surtout elle-même de ne pas se détacher du prolétariat pour diriger l’économie ou la défense ni permettre qu’aucune autre tendance ne le fasse.
Or il ne faut pas se cacher qu’au cours de la révolution hongroise de 1919 comme au cours de la révolution espagnole les anarchistes en fait se divisèrent à mesure qu’apparut sur le prolétariat un embryon d’État, l’amorce d’une classe dirigeante. Une partie des anarchistes avancèrent à côté des marxistes (en Hongrie au sein du PC devenu Union des Ouvriers Communistes) tandis qu’une autre s’en séparait (en Hongrie, l’Union Anarchiste) et dénonçaient la création d’un nouveau pouvoir politique, d’une nouvelle armée, d’une nouvelle armée, d’une terreur pesant sur les travailleurs.
Et pourtant l’avons-nous répété que : participation ou non-participation au pouvoir est une question oiseuse pour les anarchistes même en période révolutionnaire ! Le vrai dilemme est celui de la possibilité ou non d’une société sans État, sans classe dirigeante avec tous les problèmes d’organisation économique et technique et de maturité psychologique.
Il s’agit non d’un vœu, d’une espérance, d’une croyance mais d’une disposition humaine ou non, et de circonstances à saisir permettant sa réalisation.

Paul Rolland

Bibliographie :

A. Dauphin-Meunier : La Commune hongroise et les anarchistes, Paris 1926.
M. Djilas : Lénine et les rapports entre États socialistes, Paris, 1949.
F. Fejto : Les démocrates populaires, Paris, 1952. La tragédie hongroise, Paris, 1956.
Tersen : Histoire de la Hongrie, Paris, 1955.
Socialisme ou Barbarie Nº 20,
France-Observateur jusqu’au Nº 347, etc.


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bipbip
 
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Messagede bipbip » 22 Jan 2019, 19:18

Tchécoslovaquie. «Discours de Ludvik Vaculik au quatrième Congrès des Ecrivains tchécoslovaques»

Le site A l’Encontre, durant l’année 2018, a publié un ensemble de documents et d’analyses portant sur ce que nous avons qualifié de «révolution interrompue» en Tchécoslovaquie. Suite à l’intervention des armées du Pacte de Varsovie, la résistance sociale, dans les entreprises, a pris une dimension fort importante. Le site A l’Encontre a publié divers textes élaborés dans les entreprises et parmi des cercles d’économistes et de sociologues, dans la période antérieure à l’intervention militaire, ayant trait à une réflexion très diversifiée sur l’autogestion. Nous reviendrons durant cette année 2019 aux exemples de résistance face au pouvoir oligarchico-bureaucratique incarné par l’Etat-parti tchécoslovaque épuré et mis en place par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), dirigé alors par Léonid Brejnev: Secrétaire général du PCUS de 1964 à 1982.

Or, la chronologie historique – une sorte de contrainte propre aux commémorations – ignore la plupart du temps les prodromes d’une réflexion qui a surgi, initialement, dans les milieux intellectuels et qui s’est diffusée parmi des secteurs de la dite société civile. Souvent, pour des raisons d’auto-protection ou de nécessités professionnelles, des intellectuels, des techniciens, des sociologues, des écrivains devaient démontrer leur adhésion, plus ou moins raisonnée et faite leur, aux objectifs proclamés du Parti communiste, objectifs qui tranchaient totalement avec la réalité sociale effective et les modalités construites socialement, économiquement et politiquement de domination et d’exploitation.

C’est lors du quatrième Congrès des Ecrivains qu’un débat ouvert a éclaté, opposant, entre autres, Ludvik Vaculik et les représentants du PC. Parmi les supporters de Vaculik, dont nous reproduisons le remarquable discours quasi inconnu en français, on trouvait Milan Kundera, Vaclav Havel, Antonin Liehm, Eduard Goldstücker. Certains d’entre eux ont cherché une voie médiane dans l’affrontement, entre autres Jiri Hajek, éditeur de Plamen, et aussi Goldstücker, qui avait ouvert le débat en partant d’une revalorisation de l’œuvre de Kafka. Néanmoins, le questionnement critique du discours de Vaculik, attaqué par le représentant du parti Jiri Hendrych lors du congrès, s’est propagé dans les couches qui participeront dès 1967 à ce qui fut appelé, de manière simplifiée, le «Printemps de Prague».

Un fil rouge existe entre le quatrième Congrès des Ecrivains de 1967, la structure du remarquable discours de Vaculik et la période de résistance sociale, politique et culturelle aux chars d’acier et aux blindés intellectuels de l’URSS de Brejnev et du PC tchécoslovaque dont le nouveau Secrétaire général n’a pu être statufié par Brejnev et ses sbires qu’en avril 1969. Il avait pour nom Gustáv Husák. Cet ample document mérite une lecture attentive, dans une période où le terme socialisme est dissous dans un sectorialisme qui traduit ce que Ellen Meskin Wood qualifiait de «retreat from class». Autrement dit la marginalisation d’une conception de classe de la société capitaliste. Les intertitres sont de la rédaction du site A l’Encontre. Il faut avoir à l’esprit lors de la lecture d’un tel texte d’un discours à plusieurs entrées où questions et questions apparentes suscitent des interrogations et des réponses tranchantes, qui manifestent le potentiel de condamnation radicale du régime en place. (Rédaction A l’Encontre)

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Re: Budapest 1956, Allemagne de l’Est 1953, Prague 68

Messagede bipbip » 10 Mar 2019, 14:00

Le 17 juin 1953 en RDA

« Le 17 juin 1965, c’était jour de vacances en Allemagne de l’Ouest ; comme chaque année depuis onze ans, on profite du soleil (quand il y en a) pour aller saucissonner à la campagne. A peine écoute-t-on au transistor les discours officiels tant il est bon de se promener sous les arbres, et le soir on rentre à la maison. Sur les routes de l’Ouest, on aura laissé beaucoup plus de morts dans les voitures calcinées qu’il n’y en eut en tout, au cours du soulèvement de l’Allemagne de l’Est, le 17 juin 1953, jour, que cette fête nationale est censée commémorer. Selon l’auteur de ce récent petit livre, ce chiffre est estimé à vingt et un morts connus pour les 16 et 17 juin 1953.

Arnulf Baring a voulu dissiper certaines légendes sur cet événement. En effet, en Allemagne de l’Ouest, les discours officiels proclament rituellement que le soulèvement fut une levée en masse de tout un peuple, avide de liberté, de démocratie et de réunification allemande. C’est faux, et les documents le montrent bien. Les cadres, les petits-bourgeois (commerçants, artisans) et les paysans restèrent à l’écart du mouvement (en tout cas à l’échelle de masse). Le soulèvement eut un caractère strictement ouvrier et limité à certaines villes et branches professionnelles. Selon les sources, on estime le nombre des participants à la grève du 17 juin 1953 à 5 % ou 7 % du total des salariés. Certes, il est possible que la proportion réelle fût supérieure ; mais en tout, cas, ce pourcentage exprime un ordre de grandeur très vraisemblable.

Rappelons très brièvement le cadre et le cours des événements [1]. L’un .des problèmes qui ont toujours suscité le plus de difficultés aux dirigeants de l’Est en général, c’est l’élévation de la productivité du travail. Aux champs., à l’usine, les travailleurs n’ont qu’une seule préoccupation : se débrouiller (chaparder, couler les temps..,) et se réserver des forces pour pouvoir ensuite, qui cultiver son lopin personnel, qui travailler au noir. Si la productivité en général, est basse, c’est aussi parce que la production de biens de consommation est (mais la situation commence à changer) basse.

En 1952, les dirigeants de l’Allemagne de l’Est (ci-après RDA) amorcent un tournant. On va réviser les normes, c’est-à-dire augmenter les cadences et la durée du travail, réduire les salaires et comprimer le niveau de vie de la population en général : voilà ce que réclame l’accumulation socialiste (sic) du capital. Cette campagne se poursuit dans la presse, les réunions, etc. Toute l’année 1952 et en 1953, par paliers, la révision est introduite dans les entreprises, non sans rencontrer des résistances dans toutes les couches de la société. Tandis qu’à l’échelle internationale se produit un événement spectaculaire, la mort de Staline (le 5 mars 1953) et que les négociations da paix prennent en Corée un tour décisif, le gouvernement recule et adopte un « cours nouveau » qui favorise quelque peu les paysans, les commerçants et les cadres, etc., mais cependant (comme toujours dans un pays capitaliste) néglige les ouvriers : la révision des normes sera poursuivie.

Cette politique est accueillie de plus en plus mal, en particulier par les ouvriers maçons qui bâtissent à Berlin-Est les immeubles destinés à border une avenue triomphale, la Stalinallee. Ces maçons sont parmi les ouvriers les mieux payés de RDA (5 à 9 marks de l’heure, contre 3 au manœuvre ). On veut leur imposer des normes plus élevées, 10 %, tout de suite, mais bientôt 150 %, 200 % et même 300 %, si l’on en croit le ministre de la construction ( de 1950 à 1953, les coûts de construction ont augmenté de 35 % à 40 % et à Berlin l’entreprise d’État fonctionne avec de très grosses pertes ; la pénurie de main-d’œuvre qualifiée est très importante dans ce secteur).

A partir d’ avril, des assemblées de fonctionnaires du parti et du syndicat décident d’augmenter les normes et de réduire les salaires dans le bâtiment ; des brigades de travailleurs le· décident aussi « volontairement », mais l’agitation croît sur les chantiers de l’avenue Staline. Une grève y éclate le 15 juin ; le 16 au matin un cortège·se forme, d’abord d’ouvriers qui veulent aller chercher du travail ailleurs ; mais, bientôt grossi, il vient manifester devant la Maison des Syndicats puis devant le siège du gouvernement. Les ouvriers veulent que le président de la République, Grotewohl, et le président du Conseil, Ulbricht, viennent s’adresser à eux. Mais on leur envoie des sous-fifres ; de calme qu’elle était la manifestation devient de plus en plus houleuse. Finalement, les ouvriers retournent sur les chantiers en appelant à la grève générale. Ils décident de se retrouver le lendemain pour manifester de nouveau. La radio du secteur américain diffuse ces nouvelles à 16 h 30 ; mais les autorités militaires américaines lui recommandent d’en rester là et de n’inciter ni à la grève ni à la manifestation (les occupants français chercheront en vain à interdire aux manifestants de passer par le secteur qu’ils contrôlent).

Le I7 juin, le mouvement gagne un grand nombre de villes, des régions entières. Dans l’ensemble les manifestants sont uniquement des ouvriers et presque toujours des jeunes. La participation des membres des autres classes est exceptionnelle, d’après notre auteur. Le mouvement, de plus, est limité aux grands centres industriels : Berlin-Est (61 000 grévistes), Allemagne centrale (121 000), Magdebourg (38 000), et puissant surtout dans les grandes usines de produits chimique : Leuna (28 000 grévistes) ou Buna (12 000) et certains bassins miniers (Mansfeld).

Les comités de grève sont composés de jeunes ouvriers (25 à 40 ans), et souvent aussi d’anciens militaires, sous-officiers en général ( 8 % à 10 % des membres des comités dans certains cas ). Selon Baring, « au 17 juin, les· ouvriers considéraient – à juste titre – les cadres de leur entreprise comme une fraction de la nouvelle classe dirigeante, que le régime· cherchait à se gagner en “l’achetant” par de fortes incitations matérielles. »

De même , le grand complexe industriel de Stalinstadt (aujourd’hui Eisenhüttenstadt, dans le Brandebourg) sur l’Oder (frontière polonaise), ne se joignit pas au mouvement. Le régime portait tous ses efforts sur ce nouveau centre, monté de toutes pièces et_les travailleurs, des réfugiés de l’Est pour la moitié, y bénéficiaient des salaires les plus élevés du pays ; même les maçons de Stalinstadt ne cessèrent pas le travail (alors qu’ailleurs le bâtiment faisait grève par solidarité avec Berlin-Est). En Saxe, la présence des armées russes, qui effectuaient leurs grandes manœuvres, empêcha les mineurs du charbon et de l’uranium de participer massivement à la grève et aux manifestations. Ces activités entraînèrent donc surtout des travailleurs du bâtiment, des mines et des industries de· base.

A Berlin-Est, les manifestants contrôlaient apparemment la rue. Comme la veille, rassemblés devant le siège du gouvernement, ils réclament l’apparition de Grotewohl et d’Ulbricht réunis en Conseil de cabinet. Un ministre, dit-on, demanda à Ulbricht de prendre la parole pour calmer les grévistes. Ulbricht refusa et comme l’autre insistait, il lui répondit qu’il pleuvait et que par conséquent les manifestants n’allaient pas tarder à se disperser [2].

Quelles sont les revendications de ces masses ? A Berlin-Est comme dans les autres centres, c’est pour l’essentiel :

> paiement des salaires d’après les anciennes normes et révisions des contrats collectifs d’entreprise ;

> baisse des prix des produits de grande consommation ;

> élections libres et au scrutin secret ;

> pas de représailles contre les grévistes.

Les manifestants défilent dans les rues, tiennent des meetings où leurs orateurs reprennent les revendications économiques et politiques du mouvement. Dans certaines villes, les délégations ouvrières exigent et obtiennent la libération de prisonniers dont elles donnent le nom ; mais le 17 dans l’après-midi, la tension augmente et des « masses incontrôlées » brisent les portes des prisons et libèrent des détenus de droit commun en même temps que des « politiques ». La propagande officielle exploitera ce fait, de même que de petits pillages (de locaux du PC), incendies (des archives de la justice) ou lynchages (de flics. Mais la subversion n’ira pas plus loin et, les démonstrations terminées, les manifestants rentrent chez eux, ou reviennent sur leurs lieux de travail.

Le gouvernement répond aux « désordres » en faisant appel aux troupes russes. Face à des masses désarmées – contrairement à la Hongrie de 1956 où l’armée nationale passera du côté des grévistes – ces troupes agiront de manière pacifique : tirant en l’air et dispersant les attroupements avec des tanks. En général les policiers est-allemands n’étaient pas disposés à marcher contre les grévistes et, du moins dans la plupart des cas, discutaient avec eux avant de laisser passer leurs cortèges ; mais il semble probable que si le mouvement avait changé de caractère ils auraient participé à la répression.

En bref, au soir du 17 juin, « l’ordre » est rétabli ; certes les discussions vont se poursuivre sur les chantiers et dans les usines, mais elles n’iront plus jusqu’au point d’explosion. Le gouvernement va faire des promesses : amélioration du niveau de vie et retour aux anciennes normes ; · il va tout de suite commencer de les grignoter et finira par imposer ses exigences. Il autorisera aussi l’expédition de colis de vivres occidentaux en RDA à la fois pour calmer le mécontentement et pour obscurcir la volonté de lutte ouvrière. La répression se fera petit à petit : 1 300 condamnations , dont 7 à la peine de mort , 4 à la réclusion à vie et le reste à des peines de prison plus ou moins longues.

A l’Ouest, le ministre des affaires pan-allemandes demanda par radio dès le 16, à la population de RDA « de ne pas se laisser entraîner à des actions irréfléchies… dangereuses. » Les dirigeants sociaux-démocrates et syndicaux de Berlin crurent bon de faire ou de préparer quelques appels radiodiffusés, invitant la population de RDA et les soldats russes à se montrer solidaires des maçons de Berlin-Est. Mais ces appels furent désavoués par la direction du parti socialiste comme des « provocations extrêmement dangereuses et d’une inconcevable irresponsabilité ». D’ailleurs les postes de radio, sous contrôle militaire allié, ne les diffusèrent pas (sauf un, le 16 en fin d’après-midi ) ; et les bonzes socialistes locaux s’en tinrent là. La police militaire alliée et la police allemande de Berlin-Est (aux ordres des socialistes) refoulèrent les curieux venus pour observer les événements (à la lisière des deux Berlin) et peut-être pour y participer. Mais il n’y eut aucune grève de solidarité en Allemagne de l’Ouest. Les seuls groupes à faire preuve d’énergie furent des groupes plus ou moins dans la main de certains services secrets américains. Gros appoint pour la propagande de RDA.

Quant à l’appareil de propagande occidental, qui fit tant de bruit après coup, il se borna pendant l’action à transmettre les informations. Ce faisant il a –semble-t-il – contribué à l’extension du mouvement, mais sans l’encourager par ailleurs.

Notons encore que le chef social-démocrate Willy Brandt a soutenu que « les couches pur-sang du vieux mouvement ouvrier syndicaliste et politique » ont influencé les événements de façon très sensible [3]. Selon Baring, si le fait est possible, les rapports qu’il a eu en mains ne lui permettent pas de conclure en ce sens. Le soulèvement, dit-il, eut lieu dans les régions qui élisaient des députés communistes comme [dans] les autres. En tout cas, dans la rue, la « tradition » incarnée par les « anciens » était absente (il ne faut pas oublier que les sociaux-démocrates de Weimar, puis les nazis, et enfin le Guépéou assassinèrent pratiquement tous les militants ouvriers actifs).

D’après Baring, dont l’exposé a été ici très résumé et un peu complété, les Occidentaux auraient dû intervenir plus efficacement en juin 1953. Cette inaction a mené la population de RDA à se résigner, à chercher à « s’arranger » avec le régime. Maintenant, dit-il, l’heure est passée des révolutions, on en est à l’évolution. Dans sa préface, le Herr Professor Richard Löwenthal [4] déplore lui aussi « l’occasion manquée du 17 juin ». Cette attitude est celle de politiciens qui regrettent de ne pas avoir pu exploiter la faille de l’adversaire. Utopie ! En réalité, les Occidentaux ne tenaient pas à appuyer les grévistes. Certes, ils s’intéressaient au mouvement comme un patron peut rêver d’exploiter les difficultés qu’un patron concurrent éprouve avec son personnel, mais sans ignorer qu’il lui faut être discret et prudent.

En définitive, le soulèvement du 17 juin apparaît comme une immense grève sauvage, instinctive, spontanée, qui s’étend rapidement et se résorbe aussi vite. Elle n’a touché que certains secteurs d’une énorme entreprise, sans entraîner de solidarité au dehors. Elle a ébranlé pendant quelques jours de 300 000 à 400 000 hommes sans armes, qu’aucune grande lutte antérieure n’avait préparé matériellement et spirituellement, et qui ne pouvaient donc s’en tenir qu’à la surface des choses. Le mélange de prudence et de puissance extrêmes dont usa le gouvernement de RDA contribua également à désamorcer l’explosion. Dans d’autres conditions, dans la Hongrie de 1956, une grève sauvage, somme toute analogue au début, prit ensuite un caractère absolument différent. »

C. B.

[ Cette note de lecture à propos du livre Der 17. Juni 1953 d’Arnulf Baring, Cologne, 1965 est parue dans ICO Informations Correspondance Ouvrières, n° 43, novembre 1965 ]

[1] La meilleure étude en français sur ce sujet reste celle de Benno Sarel : « Combats ouvriers sur l’avenue Staline », Les Temps modernes, n° 95 (octobre 1953), repris dans La Classe ouvrière en Allemagne orientale, Éditions Ouvrières, Paris 1958.

[2] Gustave Noske, lui aussi, au début de la Révolution allemande, comptait sur la pluie pour faire rentrer les manifestants chez eux (cf. Noske, Von Kiel bis Kapp, 1920, p.17).

[3] Même opinion par exemple, chez Vega, « Signification de la révolte de juin en Allemagne orientale », Socialisme ou Barbarie n° 13 (janvier-mars 1954), qui invoque « l’expérience » des insurrections communistes de 1919 et 1921 !

[4] Autrefois théoricien de la « nouvelle classe » sous le nom de Paul Soring, aujourd’hui historien d’Etat, spécialisé dans les études soviétiques.

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