Rudolph Rocker, itinéraire

Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede luco » 14 Jan 2009, 08:56

Un article très intéressant de l'indispensable revue "A Contretemps" sur l'itinéraire intellectuel de Rudolph Rocker (par Gaël Cheptou) :

"La liberté par en bas,
De l’anarcho-syndicalisme au pragmatisme libertaire"

http://acontretemps.org/spip.php?article165

Car Rocker, ce n'est pas seulement un théoricien de l'anarcho-syndicalisme "classique". Après l'écrasement de la révolution espagnole, la deuxième guerre mondiale, l'exil américain, Rocker va revisité la pensée libertaire et l'anarcho-syndicalisme pour en faire "l'exécuteur testamentaire du libéralisme".

Cette pensée libertaire revisitée, et qui le sera par d'autres à la même époque, en Allemagne notamment, certains la qualifieront de "révisionniste". Il faudrait pouvoir avoir accès aux publications de Rocker de l'après-guerre, en français, pour en juger.

Quoiqu'il en soit, Rocker développe des critiques intéressantes du Capitalisme à l'heure de sa rationnalisation extrême par le biais de l'Etat, le Capitalisme d'Etat qu'il soit à l'ouest ou à l'est. Cette préoccupation, de mettre la liberté au coeur d'une société d'égalité et de coopération doit continuer de nourrir notre réflexion contemporaine.

Nous voyons bien que l'EG qui ressurgit notamment au travers des courants trotskystes (LO, comme caricature néo-stalinienne, le NPA un peu moins mais...) n'a toujours qu'une réflexion très superficielle sur la question du totalitarisme stalinien, qu'elle analyse comme un manque de démocratie politique, alors que la base de la captation du pouvoir par une caste techno est en réalité rendue possible, inévitable, par la planification économique centralisée.

Comment socialiser et fédérer sans Etatiser, sans tuer toute initiative culturelle, politique, économique et sans uniformiser la société ?

Comment briser les pieuvres multinationales privées qui étendent leur domination marchande sur tous les aspects de la vie sans lui substituer une pieuvre Etatique, bureaucratique, tout aussi vorace et peut-être plus liberticide encore ?

Voilà des défis toujours aussi brûlant d'actualité.
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede luco » 04 Mar 2009, 08:00

Je suis un peu étonné que cette discussion sur l'itinéraire de Rocker intéresse peu.

Car en réalité les positions de Rocker ont largement influencé (à la mesure d'un courant anarcho-syndicaliste très petit, bien sûr) les syndicats AS d'après guerre : la sac et d'autres.

Plus tard, elles alimenteront les débats de la CFDT et de la deuxième gauche rocardienne, et encore aujourd'hui on en retrouve l'influence au sein de la CNT-F.

C'est d'ailleurs assez net quand on lit le Combat Syndicaliste de la CNT-F : une radicalité type protestataire, mouvementiste, à fleur de peau. On sent que les militants qui rejoignent la CNT-F le font sur une envie de lutter sans concession, sans détours.

Et en même temps, ce qui se dégage des articles, un peu comme quand on lit le ML, est une sorte de réformisme radical qui évacue presque totalement la question de la construction d'une grève générale expropriatrice, qui laisse le champ politique à ceux qui l'occupent actuellement...
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede Pïérô » 05 Mar 2009, 18:58

Je ne connais de Rocker que l'exellent livre "les soviets trahis par les bolchéks". Donc, il pourrait être intéressant que tu puisse développer sur son parcours et positions pour pouvoir justement permettre à plus de personnes de discuter.
Il en va de même à mons sens sur ce débat autour de la posture d'une partie du mouvement libertaire, où il faudrait que tu développes pour que d'avantage de personnes puissent appréhender les tenants et aboutissants de ce que tu énonces. :wink:
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede luco » 26 Avr 2009, 19:08

Bon, il me semble que le texte en lien dans ma première intervention explique assez bien l'évolution de Rocker vers une sorte de libéralisme, un démocratisme radical, associé au mutuellisme, coopérativisme, syndicalisme... mais tout en contournant la question de la révolution, de la destruction de l'état, du marché.

C'est à dire qu'en germe nous avons là, tout ce que l'on va retrouver théorisé par la deuxième gauche cfdt des années 70. Le destin de ce courant autogestionnaire et syndical qui se ressource à Proudhon, Leroux... sera de finir comme super champion du social-libéralisme. De l'autogestion à l'apologie du marché.

La CNT-F produit assez peu au niveau théorique. Ce qui n'est pas grave, ils ont certainement mieux à faire et peu de "cadres". Dans les luttes, ils font le boulot et leur existence est un appui pour tous ceux qui combattent.

Mais étrangement, les rares textes un peu étoffés "contemporains" qui ont été pondus et qu'on trouve sur le site de la CNT-F ressemblent comme deux gouttes d'eau à ceux de la deuxième gauche des années 70. La révolution (ou grève générale expropriatrice) est escamotée, toute planification ou sortie du marché explicitement combattues, les ennemis désignés sont plus l'EG "marxiste" que les socio-démocrates ou les Verts, un certain nombre d'arguments sont empreints des logiques managériales, pragmatiques, économistes... venues de l'entreprise, "l'efficacité" du marché y est plébiscitée, pire la logique de la réduction du temps de travail comme objectif est critiquée, et si mes souvenirs sont bons on y critique aussi le concept de lutte de classe.... Bref, au final une vision plus "proudhonienne", qu'anarcho-syndicaliste type CNT espagnole des années 30.

Voir ici :
http://www.cnt-f.org/spip.php?article719

http://www.cnt-f.org/spip.php?article714

C'est d'autant plus étonnant que les militants de "base" que je connais sont plutôt des "communistes libertaires" dans le sens "on veut faire la révolution, s'attaquer à l'état, mais pas avec les logiques léninistes ni pour aboutir à une société autoritaire". Donc "gauchistes", conseillistes, au sens large.
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede Alayn » 27 Avr 2009, 03:48

Bonsoir ! Rudolf ROCKER est très intéressant (désolé Luco de n'avoir pas percuté plus tôt sur ce topic).

Rudolf ROCKER étant, avec Gustav LANDAUER, Erich MUHSAM, Augustin SOUCHY, etc... l'un des anarchistes les + importants de l'Allemagne !

Le temps de retrouver les références d'un pavé essentiel et fondamental écrit par Rudolf ROCKER et republié et traduit pour la première fois récemment par les Editions du Monde Libertaire et je reviens.
(qui parle entre autres de son anti-nazisme et de son action dans la FAUD allemande -syndicat anarchosyndicaliste- avec Augustin SOUCHY...)
Bio et Mémoires d'Augustin SOUCHY ici: http://anarchie23.centerblog.net (rubriques "Portraits d'Anars" et "Ouvrages Anars").

Salutations Anarchistes !
Alayn
 

Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede luco » 10 Sep 2009, 08:57

Rocker, Leval,... vers un humanisme libertaire... et réformiste.
---------
http://libertaire.org/article103.html
3. Révolution ou évolution ?

À l’exception de l’expérience espagnole, l’espoir de voir se réaliser le projet communiste libertaire semble bien mince dans l’entre-deux-guerres. Au contraire, les dictatures et les régimes totalitaires se multiplient en Europe. Après la Seconde Guerre mondiale, les militants devront affronter les pires dangers pour réussir à faire passer leur propagande dans les pays du bloc de l’est ou en Espagne. Du côté des nations démocratiques, l’échec est d’autant plus durement ressenti que contre toute attente ce sont les partis communistes qui incarnent l’espoir d’un changement social. En théorie, il n’y a rien de changé, et la révolution reste virtuellement à l’ordre du jour de chaque réunion. Mais au-delà de la phraséologie révolutionnaire, il semble bien que l’essai de réalisation pratique tenté en Espagne ait montré aux militants les plus expérimentés les limites de l’utopie anarchiste.

Gaston Leval [1], dans un effort de rajeunissement de la doctrine, s’efforce dès la Libération de concevoir un anarchisme constructeur qui pourrait faire l’économie d’une révolution violente. Profondément marqué par l’épisode espagnol, il a pris conscience dans l’action de la somme des efforts et des sacrifices nécessaires pour qu’un tel bouleversement puisse avoir une chance d’aboutir. Ses mises en garde s’opposent singulièrement au romantisme révolutionnaire de la plupart des articles du journal : « Ceux qui continuent à prétendre que le peuple pourrait triompher d’une lutte armée contre l’État font preuve d’une démence stupéfiante » [2]. Niant, à la suite de Proudhon, la nécessité d’une guerre civile, il remarque que « la révolution sociale que Proudhon proclamait imminente il y a un siècle, dont Bakounine et Kropotkine, comme Marx et Engels, crurent aussi voir les signes annonciateurs à tant de reprises dans la seconde moitié du XIXe siècle, ne s’est pas produite » [3]. Il veut croire à une évolution possible de la société dans un sens libertaire. Il propose pour y parvenir la création de coopératives de consommateurs afin de supprimer les intermédiaires et d’éviter l’exploitation provoquée par le commerce [4]. Mais « pour réaliser cette tâche, qu’implique le bouleversement des relations humaines, une certaine préparation culturelle et morale est nécessaire » [5]. Concernant cette variété d’anarchisme qui s’applique à défendre ici et maintenant ses principes, c’est peut-être moins de communisme libertaire qu’il faudrait parler que de socialisme ou d’humanisme libertaire [6].

Refusant le prêt-à-penser idéologique, André Prudhommeaux se fait le chantre d’une démarche expérimentale semblable à celle engagée de son côté par Gaston Leval. Venu des milieux d’ultra-gauche, il traite à de nombreuses reprises dans les colonnes du Libertaire du communisme des conseils [7] et de la révolution spartakiste. Secrétaire de rédaction de l’hebdomadaire de la F.A. en 1947, à la suite de Georges Brassens [8], il évoque Karl Liebknecht ou Rosa Luxembourg. Son esprit d’ouverture se manifeste également au sein du Cercle libertaire des étudiants (C.L.E.) qu’il anime à partir de février 1948 et où il invite Albert Camus à s’exprimer. Pour André Prudhommeaux « une proclamation de déchéance de l’État (comme celle de Bakounine à Lyon en 1870) ne saurait suffire, si elle n’est accompagnée d’une adhésion à un système de morale et de justice. » [9]

Encore ces militants n’ont-ils perdu qu’une partie de leurs illusions. En dépit des années de guerre et de nombreux motifs de déception, ils continuent à lutter pour un monde meilleur, en se montrant simplement un peu plus lucides sur leurs probabilités de réussite. Les véritables pessimistes libertaires, quand à eux, ne croient pas aux chances de réalisation d’un idéal aussi élevé que le communisme libre. Ils refusent de se laisser embarquer dans des aventures sans lendemains : « Si nous n’avons même pas la ressource de croire aux vertus de la destruction, c’est que, anarchistes désaffectés, nous en avons compris l’urgence, et l’inutilité » [10]. C’est le point de vue que défendent des théoriciens individualistes radicaux comme Max Stirner ou Georges Palante.

Sans aller jusqu’à cette position extrême, certains « déçus de l’anarchisme » restent fidèles à leur idéal de jeunesse même lorsqu’ils ont cessé d’y croire tout à fait. Ils conservent des relations avec les milieux libertaires et choisissent plutôt que de déposer les armes, de concentrer leur action sur un thème particulier. La période de l’après-guerre enregistre ainsi une nette désaffection pour les organisations libertaires spécifiques au profit de groupements pacifistes ou d’associations de libres penseurs. Plusieurs militants déplorèrent cette dispersion des énergies au profit de causes qui n’avaient peut-être pas besoin des anarchistes pour être défendues [11] ou trouvèrent ridicule l’attitude de ceux qui se spécialisent au point de ressasser toujours les mêmes analyses. Il n’en demeure pas moins que l’influence de personnalités comme André Lorulot et Sébastien Faure dans la Libre Pensée ou encore Louis Lecoin dans le courant pacifiste ont sans doute fortement contribué à orienter ces mouvements dans une direction libertaire. Et si les effets de leurs actions ne se sont peut-être pas fait sentir sur le coup, nous pouvons aujourd’hui reconsidérer sereinement l’efficacité de ce type d’engagement. S’ils n’ont pas fait la révolution qu’ils appelaient de leurs voeux, ces compagnons ont au néanmoins obtenu des résultats tangibles. Louis Lecoin, qui n’a sans doute jamais voté de sa vie, a été ainsi à l’origine de textes législatifs portant sur le droit d’asile et sur l’objection de conscience. Pourquoi les libertaires devraient-ils entrer dans les syndicats et rester à la porte des associations de libres-penseurs, des ligues pacifistes, des auberges de jeunesses ou de la franc-maçonnerie ? En jouant un rôle non négligeable dans ces groupes ils ont continué à exprimer leurs points de vue dans des débats importants en réussissant à se passer de parti politique ou d’un quelconque porte-parole. Ils ont su inventer une façon originale de vivre leur utopie à contre courant de la « politique politicienne ». Même si leurs idées ont été injustement oubliées ou travesties, leurs modes d’action vont influencer les générations suivantes de contestataires qui iront jusqu’à faire de ces pratiques anti-autoritaires une véritable contre-culture. [12]

[1] De son vrai nom Pierre Piller, Gaston Leval signait aussi ses articles dans Le Libertaire sous les pseudonymes de Robert Lefranc et Max Stephen. Insoumis, il se réfugia en Espagne pendant la Première Guerre mondiale. Délégué à Moscou par les groupes anarchistes de Barcelone au congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge, il s’activa pour obtenir la libération de plusieurs de ses compagnons emprisonnés. Il collabora au Libertaire avant de partir pour un séjour de dix ans en Argentine « effectuant la traversée à fond de cale sans passeport et sans billet » (Léo Campion, Le Drapeau noir, l’équerre et le compas, op. cit., p. 112). De nouveau en Espagne de 1934 à 1938, il participa à la guerre dans les rangs de la C.N.T. Il tirera de cette expérience un livre entièrement consacré aux réalisations concrètes de la révolution : Espagne libertaire, op. cit. Revenu en France, il est condamné pour insoumission à quatre ans et demi de prison par le tribunal militaire de Paris mais il réussit à s’évader de la centrale de Clairvaux en juin 1940. Après avoir participé à la reconstruction de la Fédération Anarchiste en 1954, il fonde l’année suivante les Cahiers du socialisme libertaire qui deviennent en 1963 les Cahiers de l’humanisme libertaire, puis Civilisation libertaire. Cf. René Bianco, Un siècle de presse anarchiste..., op. cit., p. 422 et 435.

[2] Gaston Leval, Pratique du socialisme libertaire, op. cit., p. 3, cité par Pierre D’Ovidio in Les Anarchistes en France de 1945 à la veille de mai-juin 1968, op. cit., p. 81.

[3] Robert Lefranc, « L’anarchisme révolutionnaire », Le Libertaire n°113, janvier 1948

[4] Robert Lefranc, « Les raisons de l’abstentionnisme », Le Libertaire n°56, 22 novembre 1946.

[5] Robert Lefranc, « L’anarchisme révolutionnaire », Le Libertaire n°113, janvier 1948

[6] Robert Lefranc, « L’humanisme libertaire », Le Libertaire n°129, 14 mai 1948

[7] André Prunier, « Les communistes de conseil », Le Libertaire du 29 mai 1947.

[8] Cf. le compte-rendu du « Comité Interrégional du dimanche 27 avril 1947 » in Le Lien n°2, mars-avril 1947.

[9] A.P. [André Prudhommeaux], « La loi, le contrat et la coutume. Vers une charte des usages ? », Le Libertaire n°78, 22 mai 1947, article repris dans André Prudhommeaux, L’Effort libertaire : 1. Le principe d’autonomie, op. cit. p. 94-96.

[10] E.M. Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960.

[11] C’est le cas par exemple de Gaston Leval qui écrit : « Nous avons fait d’un certain nombre de problèmes - sexologie, néo-malthusianisme, éducationisme, etc. - secondaires au regard du problème fondamental qu’était l’élimination du capitalisme et de l’État, l’instauration du socialisme libertaire, nous avons fait dis-je, de ces problèmes secondaires les objectifs principaux ». Robert Lefranc, « L’anarchisme révolutionnaire », Le Libertaire n°113, janvier 1948

[12] Reste à étudier les modes de transmission entre les différentes générations. L’édition de journaux et de livres constitue certainement l’un des vecteur de ce passage de relais mais que savons-nous par exemple des relations entre jeunes et vieux dans les milieux anarchistes ? L’étude de la pyramide des âges des militants révèle de nombreuses « classes creuses » qui constituent autant de fossés entre des jeunes inexpérimentés et des hommes d’âge mûr possédant le savoir. Guy Bourgeois dans sa préface à la réédition du Manifeste du communisme libertaire de Georges Fontenis, rappelle que dans les années cinquante il était très difficile de se procurer les ouvrages de Bakounine, Kropotkine, etc. alors que ceux de Marx et Engels trônaient dans toutes les librairies.
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede Pïérô » 11 Avr 2016, 01:44

Paris, mercredi 13 avril 2016

Projection « Rudolf Rocker, relieur et anarchiste »

L'Université populaire et libertaire du XIème arrondissement vous invite à la projection du film de Christian Hoho : Rudolf Rocker, relieur et anarchiste (les Films du Monde libertaire)

à 20h, Publico, librairie du Monde libertaire, 145 rue Amelot, Paris 11e

Rudolph Rocker est né en Rhénanie de parents ouvriers et catholiques. Orphelin assez jeune, il fut admis dans un orphelinat catholique. À la fin de ses années d'apprentissage, il devint relieur et exerça en tant que compagnon itinérant pendant plusieurs années. Ses conceptions politiques évoluèrent vers l'anarchisme à partir de 1890, après avoir été socialiste puis adhérent au Parti social démocrate allemand. Rudolf Rocker, historien et écrivain anarchiste, est une figure majeure du mouvement libertaire international, théoricien de l'anarcho-syndicalisme et du socialisme libertaire.

Entrée libre.

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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede Pïérô » 07 Oct 2016, 11:22

Rudolf Rocker ou l’Apatride conséquent

Épuisée depuis fort longtemps, la seule édition à notre connaissance complète des « Mémoires » de Rudolf Rocker (1873-1958) fut publiée en espagnol, dans une traduction sur manuscrit allemand réalisée par l’infatigable Diego Abad de Santillán – auquel fut consacré le numéro 10 (décembre 2002) de notre revue. Elle parut sous la forme de trois gros volumes – La juventud de un rebelde [Jeunesse d’un révolté] en 1947, En la borrasca (años de destierro) [Dans la tourmente (années d’exil)] en 1949, et Revolución y regresión 1918-1951 [Révolution et régression 1918-1951] en 1952 – et eut pour maître d’œuvre la vaillante maison d’édition argentine Americalee. Le tout forme une somme de quelque 1 350 pages serrées.

Cette autobiographie est bien plus qu’un exercice personnel de remémoration ; elle en déborde le cadre pour nous livrer une véritable histoire de l’internationale libertaire de son temps, à laquelle Rocker s’identifia dès ses jeunes années et dont il fut, à travers ses nombreux déplacements, un témoin au long cours, d’Allemagne aux États-Unis, en passant par la France et l’Angleterre, pays où il séjourna longtemps.

C’est à partir d’une lecture attentive de cette édition espagnole que nous avons tenté une esquisse biographique – émaillée de nombreux extraits de ses « Mémoires » – de cet apatride conséquent que fut Rudolf Rocker.

À contretemps, n° 27, juillet 2007

... http://acontretemps.org/spip.php?article160
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede bipbip » 14 Juil 2017, 16:58

Rudolph Rocker

État — Nation — Peuple

PDF à télécharger : https://lookaside.fbsbx.com/file/rudolp ... 6kl8LWSRnE
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede bipbip » 06 Déc 2017, 00:02

Rudolf Rocker

Les Soviets trahis par les bolcheviks

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Il s’agit là de la première critique d’ensemble du régime bolchévik d’un point de vue anarchiste, parue en Allemagne en 1921 sous le titre La faillite du communisme d’État russe.

Rudolf Rocker, militant anarcho-syndicaliste, avait au cours d’une longue période d’exil à Londres participé aux combats des ouvriers de la confection contre l’exploitation ; rentré en Allemagne en 1918, il avait œuvré au regroupement des militants anarcho-syndicalistes.

Dans ce livre, il montre comment, devenus maîtres des Soviets qui étaient nés de l’action spontanée des masses, les bolcheviks, après s’être emparés des pouvoir étatiques, en ont usé pour tenter d’intégrer à l’appareil d’État toutes les autres tendances révolutionnaires, ainsi que pour diffamer, calomnier, éliminer et massacrer quiconque refusait de se soumettre. S’appuyant sur des témoignages de première main, il dénonce les méthodes des bolcheviks qui ont, par exemple, cyniquement trahi le pacte conclu avec les troupes de Makhno, aggravé la famine qui sévissait déjà en détruisant les communes et les coopératives paysannes et ont fondé un État tout-puissant, prétendument socialiste, instrument d’une nouvelle forme de l’esclavage salarié.

https://spartacus.atheles.org/livres/le ... bolcheviks


Sommaire

Rudolf Rocker, par Jean Barrué 4

Chapitre I. — La faillite du communisme d'État russe 6
La calomnie, arme de la bourgeoisie, — Il faut prendre position — L'atmosphère étouffante du despotisme — La faillite du socialisme d'État.

Chapitre II. — Un faux argument historique 14
L'exemple de la Révolution française — LÉNINE et le système des conseils

Chapitre III. — L'activité «contre-révolutionnaire» des anarchistes russes 18
Une manœuvre de Boukharine — Les anarchistes à la pointe du combat — Massacres commis par les bolcheviks. Position des anarchistes.

Chapitre IV. — Nestor MAKHNO et les bolcheviks 25
Contre Wrangel le gouvernement traite avec MAKHNO — Nouvelles trahisons et calomnies des bolcheviks.

Chapitre V. — L'insurrection de Cronstadt 31
Une résolution unanime de Cronstadt — Les étapes de la révolution — «Appel au prolétariat du monde entier».

Chapitre VI. — Origine et signification de l'idée de conseils 38
La Ire Internationale et l'idée de dictature — Les conceptions opposés de MARX-ENGELS et de BAKOUNINE.

Chapitre VII. — L'idée de dictature, héritage de la bourgeoisie 42
Les leçons de la Révolution française — Conquête ou destruction de l'État.

Chapitre VIII. — De la nature de l'État 46
La commissariocratie, nouvelle classe — Comment naquit l'État moderne.

Chapitre IX. — De l'essence de la révolution populaire: liberté et socialisme 51
Révolution bourgeoise ou révolution des masses — Les aspirations profondes des masses — La discipline et les révoltes ouvrières,— Les bolcheviks contre l'initiative de la base — Le retour des propriétaires capitalistes.

Chapitre X. — La IIIe Internationale, organe de la politique d'État bolchevique 59
Quand s'ouvrent les yeux — Le rôle de la IIIe Internationale.

Chapitre XI. — L'influence du bolchevisme sur le mouvement ouvrier international 64
Les conditions de l'unité du mouvement ouvrier — Noyautage ou compétition loyale.

Chapitre XII. — La malédiction du centralisme 69
Unité des forces, indépendance de la pensée et de l'action — «Qui détient le pouvoir en abuse».


On ignore à peu près tout, en France, du mouvement anarchiste de langue allemande entre 1880 et 1933. Aucun effort n'a été fait pour traduire et diffuser les écrits de MOST, ROCKER, LANDAUER, RAMUS — pour ne citer que quelques noms ! Indifférence ou paresse ? Je ne sais, mais la comparaison avec l'immense travail fourni par nos camarades espagnols ne tourne pas à l'honneur du mouvement libertaire français. Cependant, les éditions Spartacus ont récemment publié un texte fondamental d'Arthur LEHNING : Anarchisme et marxisme dans la révolution russe2 (écrit en 1929) et elles présentent aujourd'hui aux lecteurs la Faillite du communisme d’État russe,3 de Rudolf ROCKER. Cet écrit, paru en 1921, «constitue la première critique globale des principes du bolchevisme publiée en langue allemande du côté anarchiste» (A. LEHNING). Le traducteur est notre camarade Pierre GALLISSAIRES à qui nous devons une nouvelle et excellente traduction de l'Unique et sa Propriété, parue à Lausanne, aux éditions de l'Âge d'homme.

Rudolf ROCKER naquit à Mayence le 25 mars 1873. Ses parents étaient pauvres et il les perdit alors qu'il n'avait pas dix ans. Il fut élevé dans un orphelinat et son enfance fut malheureuse. À quatorze ans il partit travailler en qualité d'apprenti relieur et, dès quinze ans, il découvre les idées sociales et prend une part active au mouvement ouvrier allemand. Il fut initié à l'anarchisme par les écrits de Johann MOST (1846- 1906). L'anarchiste exilé allemand MOST avait fondé à Londres la revue Freiheit en 1879. Condamné à seize mois de prison à la suite d'un article sur l'exécution du tsar ALEXANDRE II, MOST, à l'expiration de sa peine, émigra à New York (décembre 1882) et continua là-bas la publication de Freiheit. Les articles de MOST firent une grosse impression sur le jeune ROCKER et, bien plus tard, en 1921, il devait préfacer une brochure de MOST, réédité à Berlin, et qui avait paru à New York en décembre 1889 : Der kommunistische Anarchismus.

Malgré la répression féroce qui frappait alors en Allemagne toute propagande subversive, le jeune ROCKER introduisit clandestinement et diffusa de nombreuses brochures anarchistes. Selon la vieille coutume de la Wanderschaft, une fois son apprentissage terminé, il fit son tour d'Allemagne, profitant de ses pérégrinations pour semer un peu partout les idées anarchistes. C'est ainsi qu'en 1891 il assista à Bruxelles à une grande réunion anarchiste et se lia d'amitié avec le militant antimilitariste hollandais Domela NIEUWENHUIS. En 1892, il est expulsé d'Allemagne pour «propagande écrite» : il vient à Paris où, dit-il, «je connus mieux les idées libertaires et spécialement celles de d'Élisée RECLUS qui me firent grosse impression».

C'est l'époque de la grande chasse aux anarchistes en France. ROCKER est expulsé et se rend à Londres, milite dans le mouvement allemand émigré et fait la connaissance de KROPOTKINE, MALATESTA, Louise MICHEL. À partir de 1893, son activité s'exerce au sein du mouvement israélite londonien de tendance libertaire et il devient l'éditeur de l'hebdomadaire rédigé en yiddish, Frei arbeiter Stimme (La Voix du travailleur libre). Ce journal, qui n'a jamais cessé sa parution, fut transféré à New York et est certainement, à l'heure actuelle, le doyen de la presse anarchiste mondiale. ROCKER dirigea aussi la revue juive Germinal et consacra vingt ans de sa vie à cette tâche. Il fit aussi quelques voyages aux États-Unis et au Canada, prononçant des conférences en anglais qui connurent un vif succès.

Il participa, en 1907, avec MALATESTA et SCHAPIRO, au congrès anarchiste d'Amsterdam. Son opposition à la guerre de 14-18 lui valut d'être arrêté par les autorités anglaises et il fut interné dans un camp de concentration jusqu'à la fin de la guerre. En mars 1918, il fut expulsé vers l'Allemagne... où, très rapidement, les autorités allemandes l'expulsèrent à leur tour. Il vécut alors à Amsterdam jusqu'au début de la révolution allemande et rentra alors à Berlin. Sous la dictature de NOSKE, il fut interné dans un autre camp de concentration. Une fois libéré, il participa au regroupement des anarcho-syndicalistes allemands : au congrès des 27-30 décembre 1919, il fait adopter «La déclaration des principes du syndicalisme» qui repoussait l'État et l'étatisme et rejoignait les conceptions de la fédération espagnole. Le congrès de 1919 groupait les représentants de 100.000 ouvriers allemands et allait être l'origine de la future Association internationale des travailleurs (A.I.T.).

Le nazisme et la guerre conduisirent ROCKER aux États-Unis. En 1956, il perdit sa compagne Milly WITKOP, militante anarchiste d'origine israélite. Il mourut en 1958 dans la banlieue de Compond (États-Unis) au sein d'une vieille communauté fondée par des compagnons anarchistes individualistes.

Propagandiste par l'action, ROCKER le fut aussi par l'écrit. Il a écrit une cinquantaine de brochures et ses articles, épars dans la presse anarchiste internationale, rempliraient plusieurs volumes. Mais il nous laisse aussi des œuvres qui dépassent la simple actualité. Deux biographies : Johann Most, la vie d'un rebelle et Max Nettlau, l'Hérodote de l'anarchisme. Et surtout Nationalisme et culture et Régression et révolution. Il serait souhaitable que ces deux derniers ouvrages soient connus du public français.

Jean BARRUÉ



en ligne à lire ici : viewtopic.php?f=68&t=4574&start=60#p273772
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede bipbip » 15 Fév 2018, 20:55

La liberté par en bas :
de l’anarcho-syndicalisme au pragmatisme libertaire

Il en est de Rudolf Rocker comme d’autres grandes figures de l’anarchie. Ses disciples voudraient ne garder d’elles que ce qui colle à l’idée héroïque qu’ils se font du rêve émancipateur, entre insoumissions et barricades. C’est sans doute l’époque qui veut cela, cette basse époque où, pour ne pas sombrer, l’imaginaire se doit de puiser aux sources d’une histoire suffisamment légendée pour maintenir la flamme d’un autre possible. De là, ce goût immodéré des libertaires pour les héros morts au combat, et jeunes de préférence. L’épitaphe s’écrit alors d’elle-même, en lettres rouge sang, avec un peu de noir, pour l’esthétique.

Rocker, lui, est mort vieux, et de sa belle mort. Pour certains, c’est un tort. Et ce d’autant que la durée modifie souvent le regard porté sur les choses du monde et, ce faisant, sur la meilleure façon de le transformer. Ce fut son cas. Avec le temps, Rocker finit par douter de l’anarcho-syndicalisme, même s’il en garda l’idée de la liberté par en bas et le goût de la culture de soi-même – si chère à Pelloutier. Pour le reste, au sortir d’une guerre dévastatrice, il se mit en tête de penser l’émancipation selon d’autres prismes et sous d’autres angles.

Cette après-guerre est, le plus souvent, absente des études sur Rocker. Comme si le penchant qu’il manifesta, alors, pour un certain révisionnisme libertaire – ou son glissement vers ce que Jorge N. Solomonoff qualifia de « libéralisme d’avant-garde » – dispensait, par avance, de saisir le questionnement qui le sous-tendait. Sur cet aspect fort mal connu de l’évolution intellectuelle de Rocker, l’étude de Gaël Cheptou publiée ci-après apporte, pensons-nous, quelques utiles éclaircissements. Elle a, en outre, l’avantage de s’intéresser à certains traits spécifiques de l’anarcho-syndicalisme allemand, comme le furent, lors de sa genèse, la synthèse opérée entre plusieurs courants ou encore sa conception inédite de l’organisation ouvrière considérée comme « mouvement de culture ».

L’évolution de la pensée de Rudolf Rocker est difficile à saisir, non pas tant en raison de la complexité de ses idées mais du fait de ses modes d’expression. Des modes d’expression imposés, en grande partie, par les circonstances : discours et brochures d’agitation, ceux-ci étant souvent juste remaniés dans celles-là ; écrits traduits avant même de paraître dans leur langue d’origine, ce qui d’ailleurs n’a pas toujours été le cas. Il convient d’ajouter que rien ne se perdait chez Rocker. Ses inlassables activités de propagandiste itinérant et de libre chercheur – certaines parties de Nationalisme et culture, dont la rédaction lui a pris près d’un quart de siècle, ont d’abord paru dans la presse libertaire ou ont été présentées en conférence – lui ont fait prendre l’habitude de réutiliser, dans une large mesure, ses écrits antérieurs. Ainsi, des passages entiers se retrouvent dans des publications successives, parfois sur plusieurs décennies et jusque dans ses tout derniers articles. Par moments, on aurait presque le sentiment que Rocker n’a cessé, en fin de compte, de réécrire le même texte, qu’il modifiait selon les nécessités de l’heure, en en accentuant certains aspects, insérant ici un exemple historique, là une réflexion sur la situation générale : ce qui est sûr pour lui, c’est que la liberté doit venir par en bas [1]. Une impression générale de continuité, donc. La pensée de Rocker connaîtra pourtant des inflexions sensibles avec le temps, en particulier au plan des rapports entre anarchisme et mouvement ouvrier. L’expérience des désastres d’un siècle qui, de ce point de vue, a été plus que généreux va, in fine, le conduire à remettre en cause les fondements d’un mouvement – l’anarcho-syndicalisme – qu’il avait pourtant largement contribué à définir, et le porter à promouvoir un anarchisme fort pragmatique.


Construire l’anarcho-syndicalisme

Témoin des balbutiements du syndicalisme d’action directe en France, Rocker en a d’abord été l’un des passeurs à l’étranger, par ses traductions vers le yiddish (Yvetot, Pierrot, Roller, etc.), mais aussi par sa participation à la lutte contre le « système de la sueur » dans l’East End de Londres, en particulier lors de la grande grève victorieuse de 1912. Avant la Première Guerre mondiale, alors que la social-démocratie internationale traverse une crise passagère, il y voit, quant à lui, et surtout, un moyen de surmonter les divisions du mouvement ouvrier et d’en finir avec sa fixation sur la conquête du pouvoir politique. Délégué de la Fédération anarchiste juive de Londres au congrès d’Amsterdam de 1907, il prend le parti de Malatesta au cours de la fameuse controverse sur le syndicalisme. À la question – selon lui purement rhétorique – de savoir si le syndicalisme révolutionnaire se suffit à lui-même, il répond, en général, par une boutade : rien ne se suffit à soi-même en ce bas monde – comme au ciel, d’ailleurs, n’en déplaise aux théologiens, Dieu n’ayant pu se passer de compagnie ! Plus sérieusement, il déclare : « L’anarchisme reste stérile s’il ne s’enracine pas dans un mouvement ouvrier ; et les luttes du mouvement ouvrier sont vaines si celui-ci n’est pas porté par les grands idéaux du socialisme libertaire. » [2]

Pour Rocker, la conscience de classe n’est tout au plus qu’un « vœu pieux ». Les luttes ouvrières sont déterminées par le « sentiment du droit », qui n’est pas l’effet immédiat des conditions économiques, mais l’effet plus général de la culture humaine dans l’individu – celle-ci donnant à l’indignation morale des hommes une expression juridique qui permet le passage à l’action (la solidarité). D’ailleurs, remarque Rocker, la vie économique n’est au fond que l’une des nombreuses manifestations de l’évolution culturelle. Ainsi, la culture humaine, « dont la formation a été l’œuvre d’innombrables générations et d’innombrables individus de toutes les couches sociales », constitue le « point de départ de toute évolution sociale, le pont qui relie le passé au futur » [3]. Pour lui, la question sociale ne saurait se réduire à une question de ventre. Jamais il ne cessera d’insister sur l’aliénation des travailleurs par rapport à l’espèce humaine, sur la nécessité de la culture de soi-même, dont il faut leur faire prendre conscience, tâche qui doit être au cœur de toute activité d’éducation libertaire [4]. Et, sous son influence – et celle de Gustav Landauer, dont il se fait ici le disciple –, la FAUD adoptera une conception similaire de la culture : « Sous le terme “culture”, nous rassemblons tous les efforts spirituels et physiques qui ont été faits par le passé dans le but d’arracher à la Nature une somme toujours plus importante de valeurs spirituelles et matérielles, de façon que chacun puisse en profiter aujourd’hui et demain. Pour nous, la grandeur de la culture ne se mesure pas à la multiplicité des possibilités qu’elle pourrait offrir ; c’est la proportion dans laquelle tous les individus sont associés aux acquis de la culture qui nous montre la grandeur de celle-ci […]. En ce sens, pour nous, justice sociale, culture et communisme sont des équivalents. » [5]

Au cours de son premier exil, les doutes que Rocker nourrit à propos de la théorie sociale-démocrate, curieux mélange de lassallisme mal assumé et de marxisme darwinisé, se changent en certitudes qui ne le quitteront plus. En particulier, l’expérience de la misère dans l’East End lui a montré qu’il existe une limite physique en deçà de laquelle l’individu n’est plus capable de se révolter contre sa condition [6]. « La misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant […]. Le régime du pain sec et de la margarine sécrète, en un sens, son propre analgésique », a écrit un connaisseur [7]. Pour Rocker, la « paupérisation absolue » des masses laborieuses empêche leur transformation morale et culturelle. S’il ne nie pas qu’une crise économique soudaine puisse provoquer une réaction populaire, ça n’est possible, selon lui, qu’à condition que les hommes aient gardé le souvenir de temps meilleurs. Opposé aux thèses catastrophistes – « plus ça va mal, mieux c’est ! » – ou ultra-radicales – « tout ou rien ! » – qu’il critiquera énergiquement jusqu’à la fin de ses jours, il privilégie la lutte offensive pour obtenir des améliorations immédiates du sort des travailleurs et la lutte défensive pour les conserver quand, acquises, elles sont menacées.

L’histoire enseigne, écrira-t-il en 1925, « qu’une grande misère n’a jamais été un facteur révolutionnaire […]. Dans le cas le plus favorable, la faim pousse les hommes à agir par désespoir, mais elle est incapable d’éveiller les instincts créateurs du peuple sans lesquels une révolution est tout bonnement impossible » [8].

C’est à Rocker, de retour d’exil en 1919, que la commission administrative de la FVdG va confier le soin de rédiger son nouveau programme. Celui que l’Union a adopté avant la guerre se révèle insuffisant, et une grande confusion règne parmi les localistes en ces temps de révolution : non seulement on appelle à la constitution d’un front unique avec les partis « ouvriers », les spartakistes et les « indépendants », mais on se prononce encore en faveur de la dictature du prolétariat. Adoptée en décembre 1919, la Déclaration de principes de la FAUD restera le grand texte programmatique des anarcho-syndicalistes allemands jusqu’en 1933. Elle s’inspire largement du communisme anarchiste, dont elle reprend explicitement les notions d’éthique sociale et de sociabilité naturelle telles que P. Kropotkine les a développées dans son ouvrage L’entraide, un facteur de l’évolution : « La division de la société en classes et la lutte brutale de “tous contre tous” sont deux caractéristiques de l’ordre capitaliste qui, conjuguant leurs funestes effets, pervertissent le caractère et le sens moral des hommes en repoussant les précieuses vertus de l’entraide et du sentiment d’appartenance à la communauté humaine – un trésor inestimable que l’humanité a hérité des différentes périodes de son évolution – au profit d’usages et de traits pathologiquement antisociaux qui trouvent leur expression dans le crime, la prostitution et dans toutes les autres manifestations de décomposition sociale. » [9]

Plus volontariste que Kropotkine, qui reste toujours plus ou moins prisonnier de sa croyance au fond libérateur de la science, Rocker espère pouvoir contrecarrer la déresponsabilisation éthique et la désagrégation communautaire induites par le Capital et l’État. Dans les syndicats, il voit, par exemple, la possibilité de restaurer ou de renforcer, par l’action directe et la solidarité de classe, ce qu’il appelle le « courage moral » des travailleurs. Parallèlement et à plus long terme, l’éducation socialiste doit leur transmettre les « capacités administratives » nécessaires à la gestion de la production et de la distribution que prendraient en charge, à la suite d’une grève générale, les syndicats organisés en associations verticales et horizontales de producteurs (fédérations d’industrie et Bourses ouvrières). Pour Rocker, il va de soi que les conditions de réalisation du socialisme libertaire ne résident pas dans l’évolution des forces productives mais dans une élévation générale du niveau culturel des masses laborieuses, que contrarie toute forme de pouvoir centralisé : « Considérant que le socialisme, qui est en dernière instance une question de culture, ne pourra être réalisé que par l’activité créatrice du peuple par en bas, les syndicalistes révolutionnaires rejettent toute forme d’étatisation, laquelle ne conduira jamais au socialisme, mais à la pire forme d’exploitation possible, le capitalisme d’État. » [10]

Dans une période où la FAUD compte plus de membres que le jeune parti communiste (KPD), Rocker considère que les anarcho-syndicalistes pourraient devenir l’avant-garde de la révolution : « Nous voulons être un avant-poste, un groupe de pionniers et d’éclaireurs de la minorité révolutionnaire, celle qui est capable de traduire […] en paroles et en actes, au cours de la révolution sociale, ce qui sommeille dans l’âme et le cœur des masses. » [11]

Jusqu’au milieu des années 1920, les articles et les discours de Rocker peuvent être considérés comme un long commentaire de sa Déclaration de principes destiné à en préciser certains points mal compris au sein de la FAUD – dont il devient le mentor et le théoricien sans y occuper de fonction officielle. Ainsi, il va associer à la critique de l’État (et de la dictature du prolétariat) une réflexion approfondie sur le fédéralisme : « Il existe deux types de vie sociale : il y a une vie sociale dont les formes particulières sont imposées aux hommes par en haut, par un pouvoir central. Et il y a une vie sociale qui se développe librement de la base au sommet et qui se fonde naturellement sur la communauté d’intérêts des hommes et sur leurs liens de solidarité réciproques. » [12]

Pour Rocker, centralisme et fédéralisme ne sont pas seulement « deux organisations techniques différentes » mais deux « états d’esprit » opposés qui se manifestent, par ailleurs, dans les formes d’organisation du prolétariat [13].

Quant à l’organisation justement, il ne se lasse pas de répéter que le syndicat est la seule qui soit réellement prolétarienne. D’un point de vue historique, remarque Rocker, les « partis prétendument ouvriers » sont le fruit de la transposition d’une forme d’organisation spécifiquement bourgeoise dans le mouvement ouvrier, ce dont témoigne, en particulier, leur fixation sur la question de la prise du pouvoir (et la centralisation interne qui lui correspond) [14]. En outre, il est incontestable, à ses yeux, que le « système parlementaire n’a qu’un seul but, celui de couvrir du voile de la légalité juridique un système de mensonges et d’inégalité sociale – de faire en sorte que l’esclave appose lui-même le tampon de la Loi sur sa condition d’esclave » [15].

Ce qui distingue, à l’époque, la FAUD des autres organisations révolutionnaires en Allemagne, c’est son antimilitarisme militant et les principes non violents qu’elle adopte. Et l’un des écrits de Rocker les plus diffusés en Allemagne (à des centaines de milliers d’exemplaires), c’est précisément le discours qu’il prononce devant un congrès national des ouvriers de l’armement, à Erfurt, en mars 1919, dans lequel il appelle à cesser la production d’armes de guerre – qui ne peut que servir les intérêts de la contre-révolution – et à la transformer, par les méthodes de l’action directe, en production de biens socialement utiles [16]. En ce qui concerne le recours à des moyens violents, Rocker défend, quant à lui, une position plus nuancée : « Si l’idée d’une phase de violences me répugne, je ne crois pas qu’on puisse s’en sortir dans certains circonstances sans utiliser la violence comme moyen de défense. C’est pourquoi, même en ce qui concerne les actes isolés, mon avis diffère de celui de Oerter [non-violent intégral] ; je me range ici plutôt à l’avis de Malatesta (“Pas plus de violence que nécessaire”). » [17]


Les luttes pour le pain quotidien

À partir de 1923-1924, Rocker estime que la période d’agitation révolutionnaire est terminée en Allemagne. Avec le recul, il prend conscience qu’on a qualifié abusivement de révolution les événements survenus en novembre 1918.

« La révolution est le déchaînement de toutes les forces nouvelles qui, agissant au sein de l’ancienne société, aspirent à la réorganisation de la vie sociale et qui, arrivées à maturité, font sauter les formes anciennes pour créer une vie nouvelle adaptée à leurs besoins propres […]. Une autre caractéristique de la révolution tient en ceci que ce renouvellement des conditions de la vie sociale n’est pas dicté d’en haut, mais surgit de l’action directe et immédiate des masses populaires. » [18]

La révolution de Novembre n’a été que la débâcle d’un système politique causée par les dépenses de guerre et la défaite militaire du Reich allemand. Et peut-être même sa planche de salut. Alors, pour préparer la prochaine révolution, il faut revenir aux fondamentaux. À l’éducation socialiste de longue haleine. Rocker va donc chercher à démontrer que les luttes pour le pain quotidien sont des « batailles à l’avant-garde de la révolution ».

Les syndicats constituent, pour Rocker, les « écoles pratiques et foyers d’éducation » de la classe ouvrière dans lesquelles les expériences quotidiennes du combat de classe sont décortiquées et assimilées par les travailleurs, ce qui leur ouvre de nouveaux horizons et fait naître en eux de plus hautes aspirations de culture. Il s’agit là de « l’une des plus grandes conquêtes des luttes prolétariennes contre la classe des capitalistes » [19].

La FAUD ne s’en tient pas aux luttes salariales qui, de toute façon, ne résoudront pas en elles-mêmes la question sociale. Pour Rocker, le « pain quotidien », c’est le pain mangé librement. Les anarcho-syndicalistes doivent tout faire pour réduire le champ d’action de l’État, pour contenir l’influence néfaste qu’il exerce sur les différents domaines de la vie sociale dès que l’occasion s’en présente. C’est d’ailleurs, insiste-t-il de plus en plus à cette époque, ce qui distingue radicalement le mouvement anarcho-syndicaliste des autres organisations, sociales-démocrates ou bolcheviques, qui œuvrent, quant à elles, pour le capitalisme d’État.

Pour Rocker, être contre l’État ne signifie nullement être indifférent à la forme qu’il prend, car l’extension des libertés collectives est nécessaire à l’émancipation du prolétariat du triple point de vue politique, économique et social. Depuis son passage dans les groupes illégalistes de Paris au début des années 1890, il sait que le mouvement libertaire ne peut pas remplir sa mission éducative dans la clandestinité – laquelle conduit par ailleurs à reproduire les structures autoritaires de la société que l’on prétend combattre (« Les extrêmes se touchent »). Qu’il doit, au contraire, tâcher d’élargir sans cesse son audience auprès des masses laborieuses. De là, ayant sans doute à l’esprit le sort tragique de ses amis italiens et espagnols, Rocker conclut, en 1925, que de deux maux, il faut savoir choisir le moindre : « Et si, un jour, nous sommes obligés de choisir entre un régime fasciste ou dictatorial ou bien un Etat constitutionnel bourgeois, nous privilégierons sans hésiter le second. En faisant ce choix, nous ne nous ferons pas la moindre illusion. Nous savons pertinemment que cette décision ne nous libérera pas du joug de l’autorité étatique ni de la tyrannie de la législation bourgeoise. Mais nous savons aussi qu’il y a une profonde différence selon que l’on est obligé de vivre dans un régime où la libre parole est étranglée, où tous les droits conquis de haute lutte sont supprimés, où toute action en faveur des opprimés est étouffée dans l’œuf, où notre dignité est sans arrêt traînée dans la boue – ou de vivre dans un système politique qui nous donne la possibilité de nous exprimer librement, oralement et par écrit, de nous organiser, un système garantissant à l’individu une certaine liberté d’action qui lui offre un espace plus ou moins étendu pour comprendre et défendre ses intérêts sociaux. » [20]

De la part de révolutionnaires, c’est une pure folie, pense-t-il, de croire qu’un régime d’oppression brutale (ou une période de noire misère) provoquerait automatiquement une forte réaction populaire, favorisant du même coup la cause de l’émancipation des travailleurs. S’adressant explicitement aux groupes dits « ultra-gauches », il affirme avec force, au contraire, qu’il est absurde de considérer que les droits sociaux et les libertés collectives constitueraient un inutile cadeau offert, dans un bon jour, par les maîtres – ou subtilisé, en douce, par leurs laquais au Parlement. Ou encore un cadeau empoisonné, autre formule à la mode dans cet « eldorado des slogans politiques » qu’est l’Allemagne de l’époque [21]. Pour Rocker, en effet, c’est, dans les deux cas, confondre les causes et les effets. Les gouvernements, tout comme les patrons d’ailleurs, accordent des droits non pas par bienveillance à l’égard des masses, mais parce qu’ils y sont contraints sous la pression populaire et qu’ils veulent à tout prix leur donner force de loi de peur que les dominés se rendent compte, un beau jour, que ces droits ne viennent pas d’en haut mais qu’ils ont été acquis par eux-mêmes, du fait de leurs propres forces. Ces droits sont d’ailleurs toujours l’objet de menaces, car les oppresseurs cherchent constamment à les abroger ou, plus mesquinement, à les vider de leur substance par des tours de passe-passe juridiques. Ainsi, d’après Rocker, seule une vigilance de tous les instants permet de les sauvegarder : « Ce n’est pas parce qu’ils sont écrits sur un morceau de papier juridique que les droits existent ; non, les droits n’existent réellement que lorsqu’ils sont devenus un besoin existentiel du peuple, quand celui-ci les a, pour ainsi dire, dans le sang. Et on les respectera tant que ce besoin restera vivant au sein du peuple. Quand ce n’est plus le cas, il est inutile de compter sur l’opposition parlementaire ou de se réclamer de la Constitution […]. Les droits et les libertés politiques n’ont d’utilité pratique que lorsqu’ils font partie des mœurs du peuple, quand tout projet qui y porterait atteinte doit tenir compte d’une résistance des plus acharnées de la part des masses. C’est en sachant conserver sa dignité d’être humain qu’on impose le respect. » [22]

Pour Rocker, il existe donc un seuil minimum de liberté – comme il existe un seuil minimum d’aisance matérielle – en deçà duquel tous les efforts d’émancipation sont voués à l’échec.

Libéralisme contre barbarie

À la fin des années 1920, devant la montée des fascismes brun et rouge, Rocker prend conscience des tendances profondément nationalistes, impérialistes et antilibérales de la forme étatique de capitalisme qui succède au système de libre concurrence.

Pour lui, c’est un « nouveau féodalisme » qui se profile à l’horizon, une rechute dans la barbarie. Rocker voit dans la rationalisation de l’économie capitaliste – caractérisée par la création de monopoles d’État et l’introduction de nouvelles méthodes de travail à grande échelle (taylorisme-fordisme) – une « tendance ouvertement réactionnaire » qui, nécessitant des formes de domination mieux adaptées, mène tout droit au « fascisme déclaré ou masqué » [23].

Fragmentée, la classe ouvrière se retrouve désarmée pour résister au cours des événements. Pour Rocker, elle a toujours été divisée en de nombreuses catégories de travailleurs, dont la « morgue de caste » n’aurait rien à envier, dit-il, à celle des autres couches sociales. Mais, à l’heure actuelle, ces oppositions naturelles sont d’autant plus funestes que la tactique des capitalistes consiste justement à détruire la solidarité ouvrière à coups de primes personnalisées et au moyen du chômage de masse. En conséquence, il considère que les tensions exacerbées à dessein entre travailleurs qualifiés et non qualifiés, entre ouvriers et employés, et surtout entre ouvriers actifs et chômeurs, « ne pourront être surmontées que par des éléments d’ordre éthique » [24]. Par l’éducation socialiste, encore et toujours. Mais le problème, c’est que la désunion des prolétaires n’est pas la seule conséquence de la rationalisation de l’économie : « Le travail à la chaîne et l’utilisation raffinée de chaque mouvement musculaire font du travailleur un automate pour qui le travail perd toute signification, et qui doit payer au prix de sa santé et de sa vie cette infâme atteinte à son humanité. » [25]

Rocker évoque même la possibilité d’une « dégénérescence totale de la classe des producteurs ». En effet, pour lui, il ne fait pas de doute que les nouvelles méthodes de travail, en intensifiant l’exploitation des travailleurs, étouffent du même coup leurs aspirations culturelles. D’où son mot d’ordre : « Non à la division intensive du travail et à la rationalisation au prix de la dégradation physique et spirituelle des hommes ! Unité du travail, décentralisation de l’industrie, union de l’industrie et de l’agriculture, et éducation intégrale des hommes leur permettant de travailler physiquement et intellectuellement : voilà les fondements et les conditions d’un socialisme pratique et constructif. » [26]

Pessimiste, il prédit, alors, qu’une vague de répression sans précédent va s’abattre, en particulier sur les organisations anarcho-syndicalistes – comme c’est déjà le cas dans plusieurs pays du monde –, car elles sont les seules à faire preuve de combativité et de résistance. Le mouvement ouvrier organisé, quant à lui, se nationalise, et il « s’embourgeoise » en devenant, de facto, un pilier essentiel de l’ordre capitaliste mondial [27]. D’une manière générale, Rocker entrevoit un système de domination « dans lequel les organisations économiques du mouvement ouvrier seraient totalement neutralisées en tant que forces sociales d’opposition » [28]. Ainsi, là où réside précisément, la puissance des travailleurs, le système la vide de sa substance. Face à cela, la seule solution que Rocker envisage consisterait à promouvoir un regroupement international des organisations économiques révolutionnaires dans le but de mener des actions au-delà des frontières nationales.

Quand le SPD et le KPD voient dans l’étatisation de l’économie une période de transition vers la société future, Rocker critique violemment cette acceptation résignée de l’évolution économique apparaissant au « marxisme » comme une « nécessité historique ». Pour lui, le capitalisme organisé tel que le théorise, par exemple, le dirigeant social-démocrate austro-allemand Rudolf Hilferding, c’est « le capitalisme d’État dans toute sa splendeur » : « C’est en réalité l’organisation du capital en vue du pillage méthodique des producteurs et des consommateurs. » [29]

À sa façon, Rocker souligne ainsi la contradiction insoluble dans laquelle la social-démocratie allemande est enfermée depuis la fin du premier conflit mondial, contradiction qui explique ce qu’il appelle la « faiblesse de caractère » des sociaux-démocrates, qui se retrouvent devant le fascisme comme le lapin hypnotisé par le serpent. Cette social-démocratie voudrait conserver en temps de paix ce qu’elle appelle les « acquis du socialisme de guerre » (ou parfois « socialisme » tout court) tout en préservant le parlementarisme et les droits démocratiques, auxquels elle est attachée en raison de son passé d’opposition libérale à l’Empire wilhelminien. Et ce, écrira Willy Huhn, jusqu’à ce que des « sociaux-démocrates plus conséquents » de ce point de vue-là – les nationaux-socialistes – reprennent son projet sans s’embarrasser, pour leur part, de la moindre considération démocratique [30].

Face aux dangers que fait courir à l’humanité l’expansion mondiale du capitalisme d’État, Rocker va s’efforcer, au début des années 1930, de justifier historiquement – par-delà les luttes de tendances qui ont eu raison de la Première Internationale – l’opposition irréductible entre le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire, en ayant amplement recours à l’héritage du libéralisme. Ainsi, il en viendra à considérer le socialisme libertaire comme « l’exécuteur testamentaire du libéralisme » [31].

Pour lui, en effet, le socialisme a subi, au cours de son évolution, l’influence de deux grands courants de pensée antinomiques : le libéralisme et la démocratie. Partant de l’individu, le libéralisme entend limiter l’action de l’État, tandis que la démocratie veut l’étendre en essayant de lui faire correspondre la notion abstraite de « volonté générale » [32]. Mais attachés, l’un comme l’autre, au droit de propriété, ces deux camps politiques ne sont pas parvenus à réaliser leurs idéaux respectifs car, rappelle Rocker, tant que les travailleurs seront obligés de vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production, il ne saurait être question de « garantie des droits personnels de chacun » ou d’« égalité de tous devant la loi ». De la rencontre du socialisme naissant avec la démocratie et le libéralisme, d’une part, et avec le mouvement ouvrier, d’autre part, vont naître les ailes autoritaire et anti-autoritaire de l’Association internationale des travailleurs. Alors que les premiers feront tout pour s’emparer du pouvoir politique dans le but de transformer la société par l’État, les libertaires refuseront, quant à eux, de combattre le mal par le mal. L’État et l’ordre capitaliste ne faisant qu’un, à leurs yeux, la lutte contre l’exploitation économique doit nécessairement s’accompagner d’une lutte radicale contre la machine qui la rend possible.

Les socialistes autoritaires étant responsables de la disparition de la Première Internationale et de la profonde division du mouvement ouvrier qui en a résulté, ils sont mal placés, estime Rocker, pour appeler désormais à l’unité des travailleurs contre le fascisme. De la même façon, comme l’a montré l’expérience de la Russie bolchevique, la politique d’hégémonie des « partis marxistes » – qu’illustre, pour l’heure, la lutte féroce que se livrent, en Allemagne, communistes et sociaux-démocrates – ne conduira jamais au socialisme.

Pour le mouvement anarcho-syndicaliste, le temps est donc venu de faire plus que jamais preuve d’intransigeance à leur égard : « L’horrible peste de notre temps, ce n’est pas la réaction politique qui, sous des formes fascistes ou voisines, menace actuellement la société ; le plus grave danger aujourd’hui, c’est la réaction spirituelle qui fait que les hommes soient sensibles à ce genre de mouvements. Et c’est pour cette raison que faire la moindre concession au nationalisme fasciste ou au capitalisme d’État russe revient à faire perdre un peu plus de terrain au socialisme, à trahir la liberté humaine, à poignarder la future révolution sociale. » [33]

Refusant tout front unique, Rocker se voit même reprocher, au sein de la FAUD, un manque de souplesse tactique. Les désastres qui s’enchaînent à partir de la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale lui semblent cependant confirmer ses analyses et ses prédictions pessimistes. Pour lui, l’écrasement de la révolution espagnole dans une indifférence quasi générale prouve que le mouvement ouvrier a cédé aux sirènes du capitalisme d’État et que, trop idéalisées, les masses y ont, après tout, peut-être trouvé leur compte. En 1939, comme Janus, la réaction dévoile enfin son vrai visage après avoir détruit les dernières organisations révolutionnaires.

Ayant pris conscience de l’extrême vulnérabilité des sociétés libérales, Rocker va alors tenter, dans la limite de ses possibilités d’expression et de ses moyens, de mettre à leur service certains acquis de son anarchisme. Si tel n’a pas été, évidemment, le but initial de la rédaction de son grand œuvre, Nationalisme et culture – dont Augustin Souchy dira que son auteur méritait au moins le prix Nobel –, sa traduction en anglais (1937) alimente, en tout cas, bien des discussions, surtout dans la gauche libérale américaine et exilée [34]. Pour Rocker, il s’agit bien, désormais, de prévenir la « catastrophe universelle » et de défendre les sociétés libérales, qui sont les seules, insiste-il, à garantir un minimum vital de liberté et d’aisance matérielle. Partant de là, on commence d’observer, chez lui, une certaine réhabilitation de l’État démocratique, qui se confirmera avec le temps, même si, jusqu’à la fin de sa vie, il affirmera qu’il n’a toujours pas fait la paix avec lui.

Quand survient cette « catastrophe universelle » qu’il redoute depuis 1933, Rocker se range résolument du côté des Alliés. De même, il appelle les anarchistes à résister aux « cannibales bruns » qui, selon lui, ont sciemment provoqué la guerre. Reprenant presque terme à terme la position qui fut celle de Kropotkine en 1914, cette guerre est un combat pour la défense de la culture et de la « Déclaration universelle des droits de l’homme ». Quant à ses positions d’antan – que ne manquent pas de lui rappeler les militants anarchistes opposés à la participation à la résistance (ceux qui le surnomment alors le pro-war anarchist) –, elles lui semblent pour le moins dépassées. D’ailleurs, il se sent tenu d’admettre que, déjà à l’époque, P. Kropotkine « avait un bien meilleur jugement de la situation générale en Europe » [35].

Après la catastrophe : le révisionnisme libertaire

Qu’il nous soit permis de citer ici une opinion somme toute assez significative de l’état d’esprit qui prévalait chez les libertaires allemands au sortir de la catastrophe que représenta la guerre. Elle est d’Eugen Brenner, ouvrier peintre et anarcho-syndicaliste. « Ils me font pitié, déclarait-il, tous ceux qui ne savent pas encore que la démocratie est une forme de société dans laquelle, pour des individus libertaires, il est possible de vivre, et la dictature une forme dans laquelle cela est impossible. Soit ils ont vécu sur la Lune ; soit ils n’ont connu ni les camps de concentration, les caves de la Gestapo ou les prisons nazies, ni la cruelle émigration, ni les caves du Guépéou. Aujourd’hui, je suis prêt à défendre, les armes à la main, la démocratie soi-disant capitaliste contre tout agresseur, qu’il soit de droite ou de gauche. » [36]

L’après-guerre venue sur la défaite du régime nazi, l’ « impérialisme rouge » constitue, désormais, pour Rocker, le principal danger qui menace la paix mondiale. Convaincu que l’histoire risque de se répéter, il est persuadé que l’URSS, en empêchant la démilitarisation générale des peuples, succède au Reich allemand comme bastion de la réaction. Pour lui, c’est à l’humanité tout entière de tirer les leçons du passé et d’en finir avec la funeste politique d’hégémonie des États, tâche indispensable si elle veut éviter que se produise un nouveau cataclysme mondial, à dimension probablement nucléaire cette fois [37].

Dès lors, une conviction s’ancre en lui : il faut sortir de l’ornière du mouvement ouvrier. Pour Rocker, en effet, le temps de la conquête des usines par les ouvriers est définitivement révolu. Comme l’écrit, en 1946, un de ses correspondants, l’anarchisme doit désormais dépasser la « vision prolétarienne du monde » qu’il incarne pour devenir un « humanisme ou libéralisme révolutionnaire » [38]. En l’espace de quelques décennies, entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’héritage d’un siècle et demi de libéralisme a été mis à sac. À l’avenir, pense alors Rocker, il faudra redoubler d’efforts pour ré-enraciner les idées de liberté et de dignité humaines au sein des masses populaires, ce qui prendra, estime-t-il, sans doute plusieurs générations. Prenant ses distances avec la théorie kropotkinienne, il n’est plus question pour lui, comme au début des années 1920, d’éveiller les consciences, mais de les éduquer, voire de les rééduquer. Dans ces conditions, poursuit-il, le mouvement libertaire doit devenir le gardien de la tradition libérale, ce qui impose de repenser fondamentalement l’anarcho-syndicalisme classique. De l’AIT, écrit Rocker à Helmut Rüdiger au début des années 1950, « il ne reste plus que le nom, et ce qu’il faudrait envisager à l’avenir, c’est une internationale libertaire sur une base beaucoup plus large » [39].

Dans le prolongement d’une série d’articles parus, à la fin des années 1920, dans le Fanal d’Erich Mühsam, où il avait examiné les « problèmes actuels de l’anarchisme », Rocker remet maintenant en question la doctrine anarcho-syndicaliste elle-même, et en particulier la perspective d’un socialisme libertaire fondé sur les syndicats : « Il faut rejeter la croyance en un système économique unitaire parce qu’un tel système tuerait l’économie […]. Ce qui a réellement fait la grandeur de la pensée socialiste, ça n’a jamais été de chercher à donner une forme unitaire à l’économie, mais de lui donner un fondement éthique qui vise à répartir aussi équitablement que possible les produits du travail. » [40]

Dans la même veine, il s’en prend aux « fanatiques de l’unité à tout prix » – parmi lesquels il range la CGT d’avant 1914 –, qui « croient pouvoir tout ramener à une norme unique avec leur rouleau compresseur, alors qu’en réalité ils détruisent tout ce qu’il y a d’organique, en en faisant une insipide bouillie » ; ces unitaires à tout prix oublieraient que « la réaction commence toujours là où on essaie de ramener la vie à une certaine norme » [41]. Malgré le ton général de ses remarques et les exemples qu’il choisit, il n’est pas douteux que Rocker se livre, alors, à un réexamen largement autocritique. Si l’organisation continue, à ses yeux, d’être une nécessité, il insiste désormais sur le fait qu’elle peut aussi représenter un réel danger d’étouffement de l’esprit et de l’initiative de ses membres [42]. Transposant ici à toute forme d’organisation ouvrière – et non plus seulement au socialisme autoritaire – la critique appliquée au centralisme politique, qu’on retrouve pleinement développée dans Nationalisme et culture, Rocker y voit une force tendanciellement mécanique qui incline toujours, tout comme l’État, à ne plus respecter les lois de la vie. Même s’il ne renie pas – ni ne reniera jamais – ses positions du début des années 1920, il pose les jalons d’une critique radicale de l’anarcho-syndicalisme, que va développer, dans toutes ses implications, son ami Rüdiger. En voulant se doter d’une forme d’organisation et d’une pratique adéquates puisées, au tournant du siècle, dans le syndicalisme révolutionnaire français, le mouvement libertaire se serait imprégné, au passage, de la théorie fataliste de la lutte des classes et d’une conception naïve de la révolution, aux forts relents millénaristes et jacobins. De là découlerait, selon Rüdiger, une croyance – infondée, mais largement répandue chez les anarchistes – à la révolution comme « panacée universelle » devant mettre fin, d’un seul coup, aux souffrances de l’humanité par l’action de classe et la syndicalisation de la société [43].

Désormais, Rocker pense l’émancipation d’après-guerre en des termes forts différents. Ainsi, il incite, par exemple, les anarchistes à envisager la création d’une « fédération mondiale des peuples libres », peuples eux-mêmes organisés sur le principe fédéraliste, qui se substituerait aux États autoritaires, centralisateurs et nationalistes. Dans son projet, il accorde un rôle déterminant à l’Allemagne et à l’Europe. À l’Allemagne parce qu’elle a perdu toute souveraineté étatique en 1945 et que, « pays du milieu », elle pourrait devenir le pivot d’une « fédération des peuples européens » ; à l’Europe parce qu’elle doit s’unifier sur le plan économique si elle veut venir à bout des problèmes que pose la reconstruction.

« Désormais c’est à l’aune du projet de fédération européenne qu’on doit mesurer l’intérêt de tout mouvement social et de toute proposition visant à transformer les conditions actuelles. » [44]


Pour Rocker, la situation de l’Allemagne en 1945 permet aux libertaires de reprendre l’initiative. Ainsi, dans une brochure éditée deux ans plus tard par la SAC suédoise et préfacée par Rüdiger, il se propose de définir des champs d’intervention concrète dans l’Allemagne vaincue. Ce texte donne une image assez fidèle de son anarchisme révisé. Un anarchisme fortement teinté de libéralisme, plus pragmatique, plus « constructif » ; une pensée, en somme, qui reste attachée à la perspective anarchiste tout en rejetant les luttes de classes et la révolutionnarité.

Rocker invite, par exemple, les rescapés de la FAUD à intervenir au niveau municipal pour mettre en pratique, dans le cadre de la reconstruction du pays, les principes fédéralistes du socialisme libertaire. Il leur recommande, par ailleurs, d’adhérer aux syndicats renaissants – qu’il pense plus ouverts aux expériences de la FAUD – dans le but de les inciter à prendre en charge la réorganisation et la gestion de la production. Pour lui, les luttes salariales doivent désormais passer au second plan. Œuvrant à la « destruction de l’économie de profit et à la transformation de la vie sociale par une répartition équitable des produits du travail », le mouvement coopératif constitue, à ses yeux, un autre terrain d’activité à ne pas délaisser [45]. Et c’est sur ces trois piliers (municipalités, syndicats et coopératives) que Rocker fait reposer l’ordre social nouveau, première étape vers la « fédération des peuples européens », qui doit préfigurer cette « fédération mondiale des peuples libres » qu’il appelle de ses vœux.

Son programme semble abonder dans le sens des discussions des groupes anarcho-syndicalistes locaux qui se reforment depuis 1945 – au moins pour certains d’entre eux, en particulier à Darmstadt, où Alfred et Grete Leinau organisent plusieurs rencontres qui vont déboucher sur la fondation, en 1947, de la Fédération des socialistes libertaires (FSL). De fait, les activités de la FSL ne vont pas tarder à se limiter à la publication d’une revue purement théorique (Die freie Gesellschaft), au demeurant peu appréciée des militants – surtout en Rhénanie et dans la Ruhr –, qui la trouvent trop molle et trop éloignée des réalités de la vie pour attirer les jeunes travailleurs. À l’Est, s’ils ne se retrouvent pas dans les camps de concentration dont ils viennent à peine de sortir, les anarchistes ont très peu de possibilités d’action au niveau municipal, à moins d’adhérer à un des partis autorisés.

Des voix s’élèvent alors contre la révision doctrinale de Rocker et son approche pragmatique des choses. C’est le cas, en particulier, du Groupe international Bakounine, qui rassemble des anciens collaborateurs de la revue War Commentary et dont le groupe londonien Freedom se charge de diffuser les publications. On lui reproche, et vivement, de verser dans l’opportunisme en mettant les anarchistes allemands sous la coupe du gouvernement militaire d’occupation et en promouvant une forme de capitalisme autogéré au niveau communal. Une violente polémique éclatera même à propos d’Erich Mühsam, dont les deux tendances revendiquent la filiation intellectuelle et politique. Le courant anti-Rocker cherchera, de son côté, à former – sans succès – des organisations unitaires sur le modèle des « blocs anti-autoritaires » qui sont nés spontanément, au milieu des années 1920, du rapprochement des anarchistes, des anarcho-syndicalistes et des communistes de conseils dans quelques villes allemandes.

Dans ses derniers textes, d’inspiration sensiblement proudhonienne, Rocker critiquera tous ceux qui, parmi les anarchistes, lui semblent voir les choses « à travers les verres fumés de la tradition ». Ainsi, indiquera-t-il, le terme de compromis serait devenu un « mot-fétiche » qui déclencherait chez eux d’incontrôlables réactions de peur [46]. En faisant clairement référence au social-démocrate Eduard Bernstein, pour qui il a visiblement de l’estime [47], Rocker est d’avis qu’un « révisionniste », loin de trahir la cause, est un homme qui cherche seulement de nouvelles voies praticables.

« L’anarchisme et l’idée de la liberté en général sont des idées, non pas absolues, mais seulement relatives et partant, elles sont soumises à de continuelles transformations […]. Les idées absolues conduisent toujours au despotisme de la pensée et, là où leurs représentants en ont le pouvoir, au despotisme du fait. » [48]

Cette mise en garde a, pour lui, valeur testamentaire : elle expliquerait pourquoi les révolutionnaires d’hier sont très souvent les réactionnaires d’aujourd’hui.

Gaël CHEPTOU


[1] R. Rocker, « Die prinzipielle Grundlage des Syndikalismus und der organisatorische Aufbau der FAUD », in : Protokoll über die Verhandlungen des 15. Kongresses der FAUD, Berlin, Kater, 1925, p. 42.

[2] R. Rocker, « Über das Wesen des Föderalismus im Gegensatz zum Zentralismus », Berlin, reprint s.d., p. 27. [Discours prononcé par Rocker en novembre 1922, au XIVe Congrès de la FAUD.

[3] R. Rocker, Im Sturm der Zeiten [manuscrit du tome II des Mémoires de Rocker que H. M. Becker a mis à ma disposition ; qu’il en soit ici vivement remercié], pp. 285-287 ; version abrégée in : Aus den Memoiren eines deutschen Anarchisten, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, pp. 211-213.

[4] De ce point de vue, on pourrait dire que le texte qu’il consacre à la vie de son ami F. Kater est très « rockerien » : c’est la lecture d’un grand écrivain dialectal qui va prédisposer le petit Fritz à entrer en socialisme.

[5] Ces paroles de Fritz Oerter sont citées d’après Ulrich Klan et Dieter Nelles, Es lebt noch eine Flamme – Rheinische Anarcho-Syndikalisten/-innen in der Weimarer Republik und im Faschismus, Grafenau-Döffingen, Trotzdem Verlag, 1990, p. 42. Bien que composée exclusivement d’ouvriers, la FAUD – qui, mis à part quelques artistes expressionnistes, n’a jamais suscité d’intérêt ou séduit les intellectuels, comme par exemple la CGT française d’avant 1914 – rejette toute idée de culture prolétarienne car ce serait, pour elle, verser dans le Proletkult russe, dans l’ « idolâtrie ouvrière ».

[6] R. Rocker, Im Sturm der Zeiten, op. cit., pp. 39-43. [Aus den Memoiren eines deutschen Anarchisten, op. cit., pp. 147-149.

[7] G. Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Paris, Ivréa et 10/18, 2003, p. 28. On notera au passage que, à l’instar de quelques rares grands écrivains qui ont réellement connu la misère et qui ont su la décrire de l’intérieur (Dostoïevski, Orwell), Rocker montre aussi que la misère n’est justement pas que de la misère ; que dans la misère il y a de l’énergie, de la solidarité, de la roublardise et un certain goût de la vie. À ce propos, voir par exemple le petit portrait affectueux qu’il fait de deux militants illettrés et sans le sou (J. Tapler et H. Kerkelevitz) qui, à Londres, vendaient l’Arbayter Fraynd à la criée – parfois de façon un peu trop agressive à son goût… [Im Sturm der Zeiten, op. cit., pp. 333-334].

[8] R. Rocker, « Der Kampf ums tägliche Brot », Berlin, Der Syndikalist, 1925 (reprint s.d.), p. 9.

[9] R. Rocker, Prinzipienerklärung des Syndikalismus (1919), Zehdenik, FAU der DDR, 1990, p. 7. Voir, sur ce point, Hartmut Rübner, Freiheit und Brot – Die Freie Arbeiter-Union Deutschlands. Eine Studie zur Geschichte des Anarchosyndikalismus, Berlin, Libertad-Verlag, 1994.

[10] Ibid., p. 9. On reconnaît ici la thèse centrale de Nationalisme et culture, selon laquelle le renforcement de l’État est toujours synonyme de régression culturelle (et inversement). Thèse que Rocker emprunte au Nietzsche du Crépuscule des idoles : « La culture et l’État – que l’on ne s’y trompe pas – sont antagonistes : l’idée d’un État créateur de culture est exclusivement moderne. L’un vit aux dépens de l’autre. Toutes les grandes époques de la culture sont des époques de décadence politique. Tout ce qui est grand dans le sens de la culture a toujours été non politique, mais antipolitique » [cité par R. Rocker, De la doctrine à l’action. L’anarcho-syndicalisme des origines à nos jours, Lyon, ACL, 1995, p. 21].

[11] Hartmut Rübner, « Anarchosyndikalismus in Deutschland », Journal der Pierre Ramus-Gesellschaft, n° 15 (2007), p. 23.

[12] R. Rocker, « Über das Wesen des Föderalismus im Gegensatz zum Zentralismus », op. cit., p. 12.

[13] Ibid., p. 8.

[14] R. Rocker, « Die prinzipielle Grundlage des Syndikalismus und der organisatorische Aufbau der FAUD », op. cit., pp. 36-38 ; R. Rocker, « Parlamentarismus und Arbeiterbewegung – Zur Geschichte der parlamentarischen Tätigkeit in der Arbeiterbewegung » (1919), Berlin, Freie Gesellschaft, 1978.

[15] R. Rocker, « Prinzipienerklärung des Syndikalismus », op. cit., p. 11.

[16] R. Rocker, « Keine Kriegswaffen mehr ! », Erfurt, 1919. À partir de 1921, la fédération FAUD des métallos interdira à ses membres de travailler dans l’armement.

[17] Lettre à Max Nettlau du 23 décembre 1927 [citée par Ulrich Klan et Dieter Nelles, op. cit., p. 37].

[18] R. Rocker, « Der Kampf ums tägliche Brot » (1925), Berlin, reprint s.d., p. 4.

[19] Ibid, p. 20.

[20] Ibid, p. 42.

[21] R. Rocker « Erläuterung der Prinzipienerklärung », Der Syndikalist, n° 2, 1920 (passage sur la dictature du prolétariat).

[22] R. Rocker, « Der Kampf ums tägliche Brot » (1925), op. cit., pp. 39-40. On appréciera ici le style d’orateur propre à Rocker et son appétence à répéter la même idée en y ajoutant une nuance supplémentaire. Dans le même esprit, voir le livre de P. Kropotkine, Paroles d’un révolté (chapitre sur les « Droits politiques ») que Rocker a traduit en allemand lors de son exil londonien. Après la guerre, Rocker insistera de nouveau sur sa conception des libertés collectives : « Die Bedeutung sozialer Rechte und Freiheiten », Die freie Gesellschaft, numéros 1 et 2 (1949) pp. 7-10 et pp. 41-44.

[23] R. Rocker, « Rationalisierung der Wirtschaft und die Arbeiterklasse », Berlin, Der Syndikalist, 1927 (reprint s.d.), pp. 69-70.

[24] Ibid., p. 82.

[25] Ibid., p. 48.

[26] Folkert Mohrhof, « Rudolf Rocker und die soziale Befreiung – Zur Aktualität des Anarchosyndikalismus am Beispiel seines deutschen Vertreters », in : Wolfram Beyer (éd.), Anarchisten – Zur Aktualität anarchistischer Klassiker, Berlin, OPPO-Verlag, 1993, pp. 101-113, ici p. 109.

[27] R. Rocker, « Rationalisierung der Wirtschaft und die Arbeiterklasse », op. cit., p. 6.

[28] Hartmut Rübner, « “Eine unvollkommene Demokratie ist besser als eine vollkommene Despotie” – R. Rockers Wandlung vom kommunistischen Anarchisten zum libertären Revisionisten », Archiv für die Geschichte des Widerstandes und der Arbeit, n° 15 (1998), pp. 205-226, ici p. 217.

[29] R. Rocker, « Rationalisierung der Wirtschaft und die Arbeiterklasse, » op. cit., p. 47.

[30] Willy Huhn, Der Etatismus der Sozialdemokratie – Zur Vorgeschichte des Nazifaschismus, Freiburg, « Ça ira » Verlag, 2003, pp. 106-107, 118. Pour le communiste de conseils allemand W. Huhn (1909-1970), le SPD a été l’inventeur, malgré lui, de l’idéologie nationale-socialiste : en 1914, la social-démocratie allemande a accepté l’Union sacrée car, fortement imprégnée de lassallisme, elle voyait dans l’édification de l’« État total » – nécessaire à la menée d’une « guerre totale » – l’avènement du socialisme ; sans cet attachement traditionnel du SPD à la démocratie parlementaire et sans la répression nazie, en 1939 les sociaux-démocrates auraient, selon Huhn, soutenu, comme en 1914, la politique impérialiste de l’État allemand.

[31] H. Rübner, « Rudolf Rocker », op. cit., p. 219. (D’après un texte de Rocker de 1938.)

[32] R. Rocker, Nationalismus und Kultur, Münster, Bibliothek Thélème, 1999, pp. 153-175.

[33] R. Rocker, « Der Sozialismus und die Grundsätze der IAA », in : Zehn Jahre Klassenkampf – Gedenkschrift zum zehnjährigen Bestehen der IAA, Berlin, Der Syndikalist, 1932 (reprint 1978), p. 15. (Même page pour la citation précédente).

[34] Peter Wienand, Rudolf Rocker – Der “geborene” Rebell, Berlin, K. Kramer, 1981, p. 372.

[35] R. Rocker, Revolution und Rückfall in die Barbarei [manuscrit du Tome III de ses Mémoires], p. 31.

[36] Cité d’après Peter Wienand, op. cit. p. 441. Originaire de Wuppertal, en Rhénanie, E. Benner (1913 ?-1988) entre en anarcho-syndicalisme, comme ses deux frères Fritz et Willy, à la fin des années 1920. Sous le nazisme, il est emprisonné à plusieurs reprises en camp de concentration. Après la guerre, il adhérera à la Fédération des socialistes libertaires (après un court passage au KPD).

[37] R. Rocker, « Nachwort zur zweiten amerikanischen Ausgabe » (1946), in : Nationalismus und Kultur, op. cit., pp. 531-548.

[38] P. Wienand, Rudolf Rocker, op. cit., p. 428.

[39] Ibid., p. 430.

[40] Lettre à H. Rüdiger du 1er août 1945 [citée par H. M. Becker, « Rocker im Exil », in : Schriften der Erich-Mühsam-Gesellschaft, H. 7/1994 : Anarchismus im Umkreis Erich Mühsams, pp. 43-62, ici p. 62].

[41] R. Rocker, Die Möglichkeit einer anarchistischen und syndikalistischen Bewegung (1947), Berlin, Freie Gesellschaft, 1978, p. 7 et p. 30.

[42] Lettre à H. Rüdiger du 20 juillet 1934 [H. M. Becker, « Rocker im Exil », op. cit., p. 58].

[43] Helmut Rüdiger, Sozialismus in Freiheit, Münster/Wetzlar, Büchse der Pandora, 1978.

[44] R. Rocker, Die Möglichkeit einer anarchistischen und syndikalistischen Bewegung, op. cit., p. 11.

[45] Ibid., pp. 28-29.

[46] R. Rocker, « Einige Worte zur Klärung », Die freie Gesellschaft, n° 42 (1953), pp. 190-193.

[47] Voir le passage sur le révisionnisme bernsteinien dans son texte sur Fritz Kater ; en outre, Rocker a très certainement lu le socialiste belge Henri de Man (1885-1953), auteur représentatif de la « deuxième crise révisionniste » avec son livre Au-delà du marxisme (1926), dont il devait partager l’aversion pour le matérialisme de Marx.

[48] R. Rocker, « Ein offenes Wort », Die freie Gesellschaft, n° 35 (1952), pp. 330-338, ici p. 334.


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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede bipbip » 28 Fév 2018, 01:54

Rudolph Rocker ou l’Apatride conséquent

Épuisée depuis fort longtemps, la seule édition à notre connaissance complète des « Mémoires » de Rudolf Rocker (1873-1958) fut publiée en espagnol, dans une traduction sur manuscrit allemand réalisée par l’infatigable Diego Abad de Santillán – auquel fut consacré le numéro 10 (décembre 2002) de notre revue. Elle parut sous la forme de trois gros volumes – La juventud de un rebelde [Jeunesse d’un révolté] en 1947, En la borrasca (años de destierro) [Dans la tourmente (années d’exil)] en 1949, et Revolución y regresión 1918-1951 [Révolution et régression 1918-1951] en 1952 – et eut pour maître d’œuvre la vaillante maison d’édition argentine Americalee. Le tout forme une somme de quelque 1 350 pages serrées.

Cette autobiographie est bien plus qu’un exercice personnel de remémoration ; elle en déborde le cadre pour nous livrer une véritable histoire de l’internationale libertaire de son temps, à laquelle Rocker s’identifia dès ses jeunes années et dont il fut, à travers ses nombreux déplacements, un témoin au long cours, d’Allemagne aux États-Unis, en passant par la France et l’Angleterre, pays où il séjourna longtemps.

C’est à partir d’une lecture attentive de cette édition espagnole que nous avons tenté une esquisse biographique – émaillée de nombreux extraits de ses « Mémoires » – de cet apatride conséquent que fut Rudolf Rocker.

De la démocratique Mayence, où il est né le 25 mars 1873, Rudolf Rocker garda toujours une ancienne nostalgie, celle d’une Allemagne possible, plus proche des idéaux de la République universelle que du caporalisme prussien. Cette ville, qui fêta en libérateurs les troupes de Custine venues, en 1792, porter outre-Rhin les idéaux de la Grande Révolution, eut toujours, il est vrai, un penchant pour la pensée rebelle. À en croire Rocker, elle incarnait même un parfait contrepoint à l’esprit de Postdam, la liberté de conscience contre « le dressage de masse et l’aveugle obéissance au cadavre ». Dire que sa détestation du germanisme disciplinaire fut un pur produit de terroir serait sans doute exagéré, mais il fait peu de doute qu’elle s’y enracina. Comme l’amour du vin rhénan qui, sitôt goûté, ne le quitta plus.

Les années d’apprentissage

Les années mayençaises de Rocker n’ont pourtant rien du fleuve tranquille. Brinquebalée au gré des malheurs familiaux – son père meurt quand il a cinq ans et sa mère quand il en a treize –, son enfance s’y écoule douloureusement, de l’école-caserne, où il apprend à haïr la pédagogie du châtiment, à l’orphelinat – la « maison grise » –, où naît en lui cette pénible sensation de n’être qu’un « mort portant numéro ». Par chance, le jeune Rocker a des ressources. De cette expérience quasi carcérale lui vient un goût vital pour la résistance. Le temps de l’enfance est ainsi fait, on s’y construit dans la double conscience de la joie d’être au monde et du mal de vivre. Chez le jeune Rocker, cette joie passe par quelques passions : les histoires d’Indiens et de pirates, la force de l’amitié, la musique romantique et le carnaval. Pour le reste, il a sûrement un don, rare, celui de déceler, chez quelques êtres, ce qui les rend singuliers et de s’y attacher. Au nombre de ceux-là, c’est de l’oncle Rudolf qu’il faut d’abord parler.

De son vrai nom Rudolf Nauman, dit Petter ou « le Professeur », l’oncle Rudolf, relieur de profession, exerce, en effet, sur le jeune Rocker, une influence déterminante. Grand lecteur, il est une sorte de philosophe tranquille, modeste et silencieux. Dans sa jeunesse, il a appartenu aux Jeunesses socialistes et fréquenté Johann Most [1]. Par sa façon d’être, il est le contraire d’un homme de parti. Éducateur dans l’âme, il n’assène aucune vérité, même provisoire, au jeune Rocker, mais lui instille le goût de chercher la sienne propre. Ainsi, sa bibliothèque devient une caverne aux mille trésors où le jeune garçon puise, à son gré, ses nourritures spirituelles. Il y découvrira, entre autres, Eugène Sue, Victor Hugo, un ouvrage sur Thomas Müntzer, des brochures d’initiation au socialisme et la collection du Sozialdemokrat, imprimé en Suisse. Un monde étrange et fascinant qui relègue vite les lectures d’enfance au musée des premiers émois. C’est ailleurs que résonne désormais l’aventure humaine, dans la lutte des pauvres contre les riches.

« L’esprit de la révolte sociale s’était éveillé en moi. Lentement la conviction s’imposa que mon existence avait trouvé un sens. (…) Cette période studieuse où je passais le plus clair de mon temps chez mon oncle constitua un magnifique chapitre de ma jeune existence. » [Mémoires, vol. 1.]

Sorti de l’orphelinat, dont il s’enorgueillit d’avoir été un « mouton noir », le jeune Rocker s’embarque comme mousse sur des rafiots de la compagnie Cologne-Düsseldorf. Une attirance pour les horizons lointains. L’aventure, cependant, tourne court, et le voilà revenu à Mayence où il s’initie au métier de l’oncle Rudolf, la reliure. Il en fera son gagne-pain.

C’est le temps des apprentissages. À la vie, au travail, à la question sociale. Là encore, deux rencontres seront déterminantes : celle de Theodor Kitschmann, maître relieur, qui a son atelier dans la Lyzeumgasse, et celle du vieux Volck, républicain démocrate et âme des « gardiens de Hecker », un groupe de vieux révolutionnaires de 48 qui se réunissent, chaque dimanche matin, dans une taverne de Mayence, pour boire quelques pintes et évoquer leurs « années folles ». Aux yeux du jeune Rocker, c’est alors la social-démocratie qui porte les espoirs du monde, et ce d’autant que les « lois contre les socialistes », promulguées par Bismarck en 1878 et reconduites tous les deux ans jusqu’en 1890, ont fait de ses militants des proscrits que Mayence, la bienveillante, a accueillis avec chaleur. Pour Rocker, qui milite déjà à l’Union professionnelle des relieurs, la campagne électorale pour les législatives de février 1890 est l’occasion de voir de près quelques-unes des principales figures de cette social-démocratie revigorée et conquérante au sortir du tunnel. Georg Von Vollmar, Wilhelm Liebknecht et August Bebel ont fait le déplacement pour soutenir Franz Joest, le candidat local. Des trois, c’est Bebel qui l’impressionne le plus. Orateur brillant, attentif aux autres, il sait aussi se laisser aller à la surenchère revendicative quand l’exige son public, ce qui fera dire à Rocker :

« Par la suite, on a reproché à Bebel d’être un personnage double : marxiste révolutionnaire quand il participait à des assemblées populaires et à des congrès socialistes, et réformiste on ne peut plus modéré quand il siégeait dans les commissions parlementaires. Je pense, quant à moi, que cette dualité tenait à la nature même de la social-démocratie allemande. » [Mémoires, vol. 1.]

À la faveur de cette campagne électorale, qui se conclut par la victoire de la social-démocratie et provoque la chute de Bismarck, Rocker fait ses premières armes comme orateur populaire. On lui promet un grand avenir. On dit même que ce jeune homme de dix-sept ans finira au Reichstag. On se trompe.

Le temps des choix

Encore une fois, c’est une rencontre qui modifiera le cours des choses, celle d’Ignaz Kovacs, Hongrois de naissance, relieur de profession et anarchiste de conviction. Rencontre météore, pourrait-on ajouter, puisque le bonhomme, de passage à Mayence et vite reparti, n’eut, semble-t-il, que le temps d’instiller le doute dans l’esprit du jeune homme. Ce Kovacs – un pseudonyme, précise Rocker – ne partage pas les illusions électoralistes des socialistes du cru. « Si vous en avez fini pour l’instant avec un Bismarck, les petits Bismarck de votre propre parti vous donneront bien plus de fil à retordre », leur prédit-il, alors qu’on le traite de provocateur et qu’on rompt toute relation avec lui. Rocker, lui, se sent immédiatement séduit par ce personnage un peu trouble qui se réclame de l’anarchie et diffuse la Freiheit, le journal de J. Most.

Par une saine curiosité, le jeune garçon cherche alors à comprendre qui sont et ce que veulent ces anarchistes avec lesquels, déjà, il se sent en phase, « jusque dans leur façon de s’exprimer ». Il s’en ouvre à l’oncle Rudolf, qui lui parle des martyrs de Chicago, pendus trois ans plus tôt, le 11 novembre 1887. Pour l’oncle Rudolf, la seule différence qui sépare les anarchistes des socialistes tient à la méthode, à la manière de concevoir l’émancipation ouvrière. Ce sont des frères, en somme, que séparent des querelles de famille.

Kovacs disparu, c’est une autre rencontre qui conduira définitivement le jeune homme sur le chemin de la dissidence interne. Par Hermann Bush, originaire de Magdeburg, il apprend, en effet, l’existence d’une forte opposition au sein du Parti social-démocrate, très agissante à Berlin. Celle-ci – que la presse bourgeoise, prompte à tous les raccourcis, désigne sous l’appellation « des Jeunes » – s’exprime dans Die Volkstribune, dirigée par Max Schippel, et que Rocker découvre avec jubilation. Régulièrement pris à partie par le Vorwärts, l’organe central du parti, les « impertinents berlinois », jeunes et moins jeunes, mènent une bataille politique contre sa fraction ultra-parlementariste. Immédiatement Rocker se sent en sympathie avec eux.

À Mayence comme ailleurs, la ligne du parti a ses affidés. « Il existait dans le mouvement, écrira Rocker, une inclinaison à la servilité qu’aucune abnégation militante ne pouvait justifier. » Incarné ici par Bitz, cordonnier de métier et chef de section, cet « esprit de parti » porte au sectarisme et à la défense dogmatique de ses intérêts mal compris, c’est-à-dire de ceux de sa direction. Par réaction, Rocker et ses amis fondent un « Club de lecture » se réunissant chaque lundi, dans une taverne de Mayence, pour discuter de livres. Les participants, souvent jeunes, sont au nombre d’une vingtaine.

« Nous n’étions pas opposés à l’activité parlementaire, mais nous souhaitions qu’elle n’excède pas sa place pour que le parti ne renie pas ses aspirations révolutionnaires en se complaisant dans le réformisme. » [Mémoires, vol. 1.]

Rien n’y fait, pourtant. Vite perçu par Bitz et les siens comme « une succursale mayençaise de l’opposition berlinoise », le « Club de lecture » est menacé de sanctions administratives.

« Pour la première fois, j’eus la conviction que les partis politiques ne sont pas des espaces où puisse s’épanouir l’indépendance d’esprit et que la volonté de pouvoir qui y règne s’oppose absolument à la liberté individuelle. » [Mémoires, vol. 1.]

Désormais anathémisé par le parti, le « Club de lecture » de Mayence décide de formaliser ses relations avec les « Jeunes ». Le marxisme stricto sensu et l’anti-parlementarisme modéré que prône l’opposition berlinoise ne remettent certes pas en cause l’électoralisme de parti, mais cette ligne a, pour Rocker, l’avantage de pointer les dangers du réformisme et d’ouvrir la perspective d’une alliance possible avec les anarchistes. C’est, en tout cas, ainsi qu’elle est perçue par la direction du parti, qui décide de la combattre frontalement.

« Ladite opposition ne constituait pas un mouvement clos. (…) Ses partisans s’entendaient sur les dangers qui guettaient le parti. Sur la meilleure façon de les prévenir, les opinions divergeaient. C’est peu dire que cette si diffamée opposition n’avait pas tort quand on sait quelle fut la suite des événements. Le développement ultérieur de la social-démocratie allemande et plus particulièrement son abdication sans gloire devant Hitler ont amplement confirmé les craintes manifestées par les “Jeunes” d’alors. » [Mémoires, vol. 1.]

Par force, Rocker va se trouver mêlé de près à cette opposition et, la suite de son existence durant, il en défendra la mémoire. Parmi les hommes de qualité qui la composent, il citera souvent le nom de Wilhelm Werner [2], qui deviendra « un des meilleurs orateurs du mouvement berlinois » et acquerra, dans les années 1920, une forte réputation.

« Son courage était légendaire. Dans le cercle intime de ses amis, on l’appelait “ l’Éléphant ”, car il ne dédaignait pas se rendre, avec quelques camarades, dans les coins les plus reculés des environs de Berlin pour perturber les meetings antisémites et tenter d’ouvrir les yeux des auditeurs abusés. Ce genre d’activité n’était pas sans risque. Elle se soldait le plus souvent par l’expulsion musclée des opposants. Quant tel était le cas, Werner résistait toujours plus que les autres et il couvrait la fuite de ses camarades en les protégeant de ses larges épaules. D’où son surnom d’ “ Éléphant ”. » [Mémoires, vol. 1.]

Werner, mais aussi Max Baginski, Bruno Wille [3] et beaucoup d’autres feront, par leur courage et leur lucidité politique, l’admiration de Rocker, et ce d’autant que le congrès de Halle les accuse sans gloire de déviationnisme, le 12 octobre 1890. À Mayence, les retombées sont immédiates et Rocker est expulsé du parti. L’heure est venue d’emprunter d’autres chemins.

Du socialisme à l’anarchie

Pour Rocker, le caractère autoritaire du socialisme allemand et le penchant absolutiste de ses partisans expliquent par eux-mêmes sa longue marche vers la décadence. Au sortir de « la loi contre les socialistes », écrit-il, « le parti devint un État dans l’État. Sa forte représentation au Reichstag, dans les conseils législatifs des vingt-six États allemands fédérés, dans les administrations municipales et jusque dans les conseils ecclésiastiques, les nombreuses institutions qu’il contrôlait dans chaque recoin du pays, sa presse de grande diffusion quotidienne, dont la puissance n’avait de pareille nulle part ailleurs, créaient en permanence une multitude de nouveaux emplois, contribuant à lever une vaste bureaucratie qui, comme toute bureaucratie, tendait à faire obstacle au développement spirituel du mouvement. » [Mémoires, vol. 1.]

Et il ajoute :

« En aucun autre pays, on n’a si souvent parlé de lutte et de conscience de classe. Et, cependant, en aucun pays on n’a éludé aussi systématiquement qu’en Allemagne toute prise de décision sérieuse en la matière. Malgré quelques escarmouches, le pays ne connut, après l’abrogation de “ la loi contre les socialistes ”, aucune grande lutte ouvrière. Si, d’aventure, les masses perdaient patience, la direction socialiste se chargeait de les calmer. En somme, cette conscience de classe tant vantée n’avait d’autre fonction que de châtrer le prolétariat. » [Mémoires, vol. 1.]

Au fond Rocker a peu d’illusion sur la possibilité de redresser un tel parti. S’il participe des combats de l’opposition, c’est davantage par sympathie pour ses militants que par conviction politique. Pour lui, ce parti est une machine irréformable, dont la logique bureaucratique emporte tout, même l’âme de ses adhérents.

En août 1891, il fait, à pied, la route de Mayence à Bruxelles, où doit se dérouler un congrès socialiste international. Cette grand-messe ne retiendra son attention que par le sort que les congressistes feront aux anarchistes – qui se voient expulsés de la Maison du peuple de Bruxelles – et par la prestation anti-militariste de Ferdinand Domela Nieuwenhuis, leader incontesté de la social-démocratie hollandaise.

« Ses paroles me touchèrent profondément. Sa manière tranquille et distinguée d’intervenir, la clarté persuasive de son exposé causèrent un grand effet sur moi. Je sentis que cet homme n’avait rien du propagandiste ordinaire. Son discours, intellectuellement brillant, marqua de son sceau un congrès où aucun autre orateur ne l’égala. » [Mémoires, vol. 1.]

Mais c’est hors les murs d’un congrès bien verrouillé que Rocker trouve de quoi alimenter ses interrogations, mais aussi ses espoirs. Dans une rencontre informelle entre sympathisants des « Jeunes » et Domela Nieuwenhuis, par exemple, qui les encourage à mener le combat à l’intérieur du parti. Au café Fruck, encore, où il tombe sur un dénommé Lambert [4], un anarchiste allemand qui diffuse Die Autonomie et Die Anarchist et pour qui, au contraire, les « Jeunes » n’ont aucun avenir à l’intérieur du parti. Les plus sincères d’entre eux, indique-t-il à Rocker, évolueront, par force, vers une autre conception du socialisme, anti-étatique et libertaire. Quant aux autres, ils finiront par réintégrer le parti. « La prédiction deviendra réalité », constatera bien plus tard Rocker.

De retour à Mayence, la besace pleine de littérature anarchiste, Rocker sait qu’il s’est trouvé une cause. La lecture de Dieu et l’État, de Bakounine, le transporte :

« En moi s’éveillait l’anarchiste, le rebelle à tout immuable, l’opposant à tout dogme hérité d’un passé sanctifié. J’étais au seuil d’une nouvelle connaissance et je le sentais clairement. Il ne me restait plus qu’à rompre les ponts. » [Mémoires, vol. 1.]

L’illusion d’un redressement du Parti social-démocrate, sera vite dissipée. En octobre 1891, le congrès d’Erfurt prononce l’exclusion des opposants, qui se regroupent alors au sein d’une nouvelle organisation, l’Union des socialistes indépendants. Rocker y adhère, du moins pour un temps, mais c’est à une autre tâche qu’il se consacre. Avec quelques compagnons, fort peu, il fonde le premier groupe anarchiste de Mayence. Le noyau se fixe un double objectif : animer le « Club de lecture », qui compte désormais une cinquantaine de membres, et diffuser, sous le manteau, de la propagande anarchiste, fournie par Lambert, essentiellement les journaux Die Autonomie et Der Anarchist et des brochures de Kropotkine, Most et Reclus. Cette fois, les ponts sont définitivement rompus. Rocker a choisi sa voie, une voie qui n’est pas exempte de risques. Fortement réprimée, en effet, la diffusion clandestine de littérature anarchiste se juge le plus souvent au tribunal de Leipzig et se paie en longues années de prison et de privation de droits civiques.

« Plus le travail clandestin était dangereux, plus il nous attirait. Souvent, nous étions obligés de suspendre nos activités pour tromper la vigilance policière. Dès que les choses retrouvaient leurs cours normal, nous les reprenions avec chaque fois plus de zèle. » [Mémoires, vol. 1.]

La propagande circule si bien que la presse locale, qui n’a pas peur des mots, évoque une « conspiration anarchiste ». Effet garanti : la fougue des conspirateurs s’en trouve attisée.

Une des questions qui animent alors les débats entre militants anarchistes est celle de l’attitude à adopter vis-à- vis des « socialistes indépendants ». Convaincu qu’une partie d’entre eux finira par évoluer vers l’anarchisme, Rocker se déclare, quant à lui, partisan déterminé de l’unité d’action. C’est là un des premiers signes de la conception ouverte que Rocker se fait de l’anarchisme. Elle ne le quittera jamais. Rétif à tout sectarisme, il se méfiera toujours de l’esprit de chapelle. Pour l’heure, il a suffisamment d’amis chez les « indépendants » pour savoir que la marge est étroite entre l’attachement qu’ils manifestent pour leur jeune organisation et le désir de pousser plus avant leur quête d’autonomie. Sa propre évolution le prouve assez.

En 1892, une descente de police sur son lieu de travail vaut à Rocker de perdre son emploi. Quelques mois plus tard, il est embauché chez Wallau, la plus grande imprimerie d’art de Mayence. Pour peu de temps, cependant. L’arrestation de Lambert [K. Höfer] et le démantèlement de la filière clandestine de passage de propagande mettent le feu aux poudres. Son remplaçant, Sepp Oerter, est arrêté à son tour [5], la police trouvant sur lui une série d’adresses, dont celle de Rocker.

« L’idée me tenaillait de partir à l’étranger. En partie, parce que c’était suivre ma pente naturelle – élargir mon horizon, connaître d’autres pays, apprendre d’autres langues –, mais aussi parce que j’allais avoir vingt ans et que se posait la question de mon service militaire. » [Mémoires, vol. 1.]

Le resserrement du filet policier sonnera, pour lui, le signal de fuir l’Allemagne.

Paris, « capitale du monde »

C’est en novembre (1892) que Rocker arrive à Paris [6] avec en poche une seule adresse, celle du cordonnier Leopold Zack, originaire de Vienne. Par Zack, Rocker trouve logis dans le même immeuble que lui, au 146, rue Saint-Honoré. Par lui encore, il entre en relation avec le Père Meyer [7], dont la cordonnerie, rue des Trois-Bornes, sert de lieu de rencontre aux anarchistes allemands et autrichiens de passage à Paris.

Produit de diverses immigrations, la ville compte alors une forte communauté d’ouvriers et d’artisans de langue allemande, où les diverses tendances du socialisme ont, chacune, leurs lieux d’expression.

« Dans leur grande majorité, les anarchistes allemands de Paris appartenaient à l’Association des socialistes indépendants, qui tenait ses assemblées, chaque lundi, dans un café de la rue du Faubourg-du-Temple, non loin de la République. » [Mémoires, vol. 1.]

Présidé par Zack, le Club des socialistes indépendants se réunit, en effet, en séance hebdomadaire, au n° 34 de la rue Faubourg-du-Temple. Une cinquantaine d’adhérents y discutent âprement de l’avenir de l’Union, la majorité d’entre eux, nous dit Rocker, approuvant son glissement vers l’anarchisme et la coloration libertaire qu’a prise Der Sozialist depuis que Gustav Landauer en assume la direction.

« Cette évolution interne ne se produisit évidemment pas sans résistance. Certains anciens porte-parole des “ Jeunes ” – particulièrement Wildberger et Buhr [8] – s’y opposèrent avec ténacité, mais sans succès, tandis que d’autres – parmi lesquels Wilhelm Werner, Bruno Wille, Max Baginski, Albert Weidner [9] – finirent par adhérer à l’anarchisme. » [Mémoires, vol. 1.]

Curieux de tout, Rocker – qui, grâce à une recommandation de Jean Grave, a trouvé quelques travaux de reliure – fréquente également le Club social-démocrate de lecture de la rue Saint-Honoré. Sous la houlette du tailleur Trapp, l’âme du groupe, ses membres – installés depuis plus longtemps à Paris – organisent régulièrement des conférences. Rocker y croisera les communards Léo Frankel et Edouard Vaillant.

Mais l’endroit qui le fascine plus que tout autre, c’est le café Charles, situé au n° 2 du boulevard Barbès où, dans une salle du premier étage louée à cet effet, se réunissent, chaque dimanche soir, des anarchistes juifs d’Europe centrale et orientale. Rocker y est venu, la première fois, invité par Niederle, un anarchiste tchèque de ses amis. La découverte est sans égale.

« Ce qui m’étonna particulièrement, c’était la langue qu’on y parlait. Elle sonnait à mes oreilles comme un dialecte allemand inconnu où les barbarismes abondaient. » [Mémoires, vol. 1.]

Les assemblées y sont toujours très fréquentées. Sur les tables s’entassent les numéros de deux publications rédigées en yiddish : Der Arbayter Fraynd, éditée à Londres, et Die Fraye Arbayter Shtime, publiée à New York. L’ambiance y est très particulière.

« Là, j’ai découvert un monde entièrement nouveau que j’ignorais complètement. Deux choses m’impressionnèrent énormément. Les juifs que j’avais connus en Allemagne appartenaient tous à la classe moyenne. La plupart étaient commerçants, médecins, avocats, journalistes, techniciens. (…) [Ceux] que je connus à Paris étaient, à de rares exceptions près, presque tous ouvriers. Ils gagnaient leur vie comme tailleurs, cordonniers, menuisiers, typographes, horlogers. (…) L’autre phénomène qui m’étonna tenait à l’attitude des femmes dans le groupe. Dans ma région natale, je n’avais jamais vu de femmes participer à la vie politique ou appartenir au mouvement révolutionnaire. Les réunions politiques n’étaient fréquentées que par des hommes. (…) Ici, rien de tel. On y voyait, aux réunions, autant de femmes que d’hommes. Plus encore, les femmes participaient aux discussions et lisaient la littérature révolutionnaire avec la même passion que les hommes. Pour moi, il était tout à fait inattendu de constater la parfaite liberté et la totale spontanéité qui prévalaient dans les relations entre les deux sexes. » [Mémoires, vol. 1.]

Dès lors, Rocker s’invite régulièrement au café Charles, où il noue des amitiés solides. Il y rencontre un univers attachant, dont la découverte aura, comme nous le verrons, des effets déterminants sur son existence.

Sur le plan de sa vie personnelle, les Mémoires de Rocker sont, comme souvent chez les militants de cette époque, d’une absolue discrétion. On sait, cependant, qu’il vécut un temps en couple, au 15, rue de la Fontaine-au-Roi, avec une femme qu’il avait fréquentée à Mayence. De cette union – mal assortie, semble-t-il – naquit, le 30 août 1893, un fils, également prénommé Rudolf. À peu près à la même époque, Rocker ouvre, avec Solomon Zainwill Rapaport [10], un petit magasin de reliure, qui travaille essentiellement pour la Bibliothèque populaire russe Lavrov-Gotz.

Le temps des bombes

C’est en amoureux de la ville et la tête pleine d’images de ses colères passées que Rocker arpente les rues du Paris populaire de cette époque. Il aime ses mystères, ses cafés, son parler, cette fougue qui le saisit parfois jusqu’à l’embraser. Paris fut sans doute, pour lui, la ville par excellence, celle où il aurait aimé s’installer si les circonstances n’en avaient décidé autrement. Ce Paris, il en parlera toujours avec nostalgie, jugeant qu’il y apprit beaucoup, sur l’anarchisme et sur l’existence elle-même.

Il faut s’imaginer, un instant, ce que représenta d’émotions fortes, pour le jeune Mayençais de passage, ce Paris d’alors, saisi d’étranges tremblements. Car le sort voulut qu’il y débarquât en plein « éclat décoratif », comme disait Mallarmé. Quand il y arrive, en effet, quatre mois à peine se sont écoulés depuis l’exécution de Ravachol, et l’ « ère des attentats » (1892-1894) ne fait que commencer. Ces turbulences, Rocker va les vivre de près, partagé entre la compréhension des motifs qui poussent l’activiste solitaire à braver crânement une mort certaine et la critique raisonnée de cette dévastatrice poétique de la bombe qui égara, un temps, quelques esthètes de la subversion littéraire ralliés à l’anarchie. Mais il y a davantage : Rocker, et c’est à son honneur, ne cède pas plus à la condamnation morale de la révolte individuelle qu’au « culte du martyr ». Il sait que la rêverie anarchiste s’engage, parfois, dans des impasses, mais qu’elle naît toujours d’une affirmation de l’individu contre l’ordre des choses.

« Les actes qui firent trembler la France en cette époque ne furent pas l’effet d’une terreur organisée par un mouvement quelconque. Ils furent le fait de quelques hommes au tempérament passionné, désireux d’en finir avec l’injustice, et ce quel que fût le prix à payer. Leurs actes ne furent commandités pas aucun comité exécutif clandestin, ni suscités par aucune théorie abstraite. Chacun d’eux œuvra pour son propre compte, parfaitement conscient de ce qu’il entreprenait. Leurs actes furent engendrés par la pourriture intérieure des conditions sociales de l’époque. Ils doivent, par conséquent, être pris comme autant d’expressions individuelles d’une indignation générale contre la société. » [Mémoires, vol. 1.]

Cependant, comprendre la révolte exaspérée qui sous-tend l’acte individuel, ce n’est pas s’aveugler sur la « lueur de gloire qui plane sur les tombes » des propagandistes par le fait. S’il manifeste pour Auguste Vaillant – dont il assistera à l’exécution, le 3 février 1894 – une évidente sympathie, il éprouve, au contraire, un authentique dégoût pour l’acte gratuit d’un Émile Henry et son trop célèbre « Il n’y a pas d’innocents ».

« Il y avait quelque chose d’horrible dans cette logique intuitive qui avait poussé un jeune homme doué à sacrifier sa vie pour venger une injustice manifeste [l’exécution de Vaillant]. Mais c’était la même logique que le gouvernement appliquait contre les anarchistes. Lui aussi frappait indistinctement des hommes innocents qu’il chargeait de la culpabilité d’actes commis par quelques individus. En somme, le gouvernement avait commencé et Henry avait continué, à sa manière, comme si, par force, les extrêmes devaient se toucher. » [Mémoires, vol. 1.]

Comme le rappelle fort à propos Rocker, le mouvement libertaire paya « indistinctement », et au prix fort, pour des faits d’armes dont il contesta, très majoritairement, et l’opportunité et les objectifs. Résultat concret de cette indistincte vindicte, l’appareil d’État le criminalisa collectivement en le soumettant, un siècle durant, à des « lois scélérates » [11]. En condamnant la violence aveugle d’un Émile Henry, Rocker se situe à la fois sur le terrain éthique et sur celui de la méthode. Pour lui, l’acte individuel contrarie, par essence, toute « dynamique de transformation sociale ». En se substituant à elle, il réduit la lutte au seul terrain de sa représentation minoritaire. Son rejet est donc clair :

« Entre l’anarchisme et le terrorisme, il n’existe aucun point commun. L’un et l’autre sont absolument antinomiques. Ce qui distingue l’anarchisme de toutes les autres tendances du socialisme, c’est l’idée qu’on ne peut pas obliger par la violence les hommes à choisir la liberté. On peut tout juste leur faire comprendre que la liberté est toujours préférable à la soumission. » [Mémoires, vol. 1.]

En ces explosives années parisiennes, Rocker affine une conception de l’anarchisme à laquelle il se tiendra sa vie militante durant. Seules la qualité du discours libertaire et l’exemplarité des méthodes employées peuvent, à ses yeux, « permettre le développement naturel de mouvements sociaux » capables d’exister comme forces autonomes. Fort de cette conviction, il accorde beaucoup d’importance à la propagande écrite ou orale s’adressant au plus grand nombre et, corollairement, il se méfie de l’activité secrète et de ses dérives élitistes et autoritaires. Pour Rocker, choisir la clandestinité relève de l’absurde. Celle-ci ne se justifie qu’ « en certaines circonstances » et comme « résistance à la tyrannie », mais elle est toujours une entrave imposée par l’ennemi. Pour exister et pour avoir quelque chance d’être compris, le militantisme libertaire ne saurait se contenter de l’air vicié des caves. Il doit vivre et mener la lutte au grand jour, en s’immergeant au cœur du social et dans le monde tel qu’il doit être transformé. Ce disant, Rocker définit ce qui fera, quelques années plus tard, la spécificité de l’anarcho-syndicalisme, qu’il ne tardera pas à faire sienne : cette volonté de jouer, en terrain ouvert, une partition libertaire greffée sur la lutte des classes.

L’anarchie plurielle

Le Paris de ce temps-là offre à Rocker l’occasion de saisir, à la nuance près, l’extrême pluralité du mouvement libertaire. Si, comme c’est normal, il consacre plus d’énergie à militer au sein de sa communauté d’origine, avec de fréquentes incursions du côté des cercles anarchistes juifs, il n’en demeure pas moins qu’il suit de très près les débats et les querelles qui agitent alors, de son centre à ses marges, le mouvement libertaire autochtone. À travers la lecture de La Révolte et du Père Peinard, mais aussi à travers ses rencontres avec quelques figures notoires de l’anarchie, comme Jean Grave ou Elisée Reclus. De ce dernier – à qui il rend visite, accompagné de Paul Anhaüser, en sa maison de Sèvres, dans les derniers jours d’avril 1893 –, Rocker garde un souvenir attendri.

« La petite maison qui lui servait de résidence était un havre de silence. Reclus lui-même nous ouvrit la porte et il nous salua avec son air de tranquille cordialité, si caractéristique de sa façon d’être. Il nous parla en allemand, langue qu’il maîtrisait à la perfection. Nous le suivîmes dans son spacieux bureau, une très belle pièce, lumineuse, où tout respirait l’ordre et la propreté. Un grand globe terrestre trônait en son centre. Les murs étaient couverts de cartes géographiques et d’étagères débordant d’ouvrages. Deux tables de travail disparaissaient sous les dessins et les instruments de mesure. On se sentait bien dans cette pièce, qui irradiait une chaleur accueillante. » [Mémoires, vol. 1.]

La conversation porte sur la situation en Allemagne, que Reclus, lecteur assidu du journal de Johann Most – à qui il voue une grande admiration. – connaît fort bien. En signe d’amitié, Reclus offrira, d’ailleurs, à Rocker une collection reliée des cinq premières années de la Freiheit. Inestimable cadeau pour le jeune homme !

Ainsi, Rocker ne perd pas une occasion d’approfondir ses connaissances, mais aussi d’expérimenter son anarchisme. Installé à Saint-Denis, au printemps 1894, il participe, par exemple, aux activités du groupe local, dont Élysée Bastard [12] est l’élément moteur. Il existe alors, dans la ville, une colonie anarchiste où, les dimanches d’été, nombre de compagnons viennent passer la journée au vert, près du canal. Des discussions animées sur la « société mourante » et les meilleurs moyens de l’achever agitent les lieux. Il y est question d’anarchie positive et de lutte sociale, de propagande par le fait et d’illégalisme. Sur ce point, Rocker se montre tranché :

« En cette période agitée, où l’on croyait fermement que la révolution était proche, il y eut quelques petits malfaiteurs qui, pour se rendre importants ou pour d’autres raisons, justifiaient leurs pratiques au nom des idéaux libertaires. Ainsi fleurit le type dit des anarchistes cambrioleurs, qui firent beaucoup parler d’eux. Leur nombre fut pourtant inversement proportionnel à la notoriété dont ils jouissaient. Quand la certitude fut acquise que leurs forfaits étaient condamnés plus lourdement par les tribunaux que ceux des malfaiteurs ordinaires, ils ne tardèrent pas à se raréfier. Parmi eux, il exista sans doute quelques natures rebelles agissant pour des motifs respectables, mais ils n’étaient pas les plus nombreux. » [Mémoires, vol. 1.]

En somme, ce séjour parisien aura beaucoup illustré Rocker sur cette anarchie multiple qui, de groupe en groupe et de feuille en feuille, voisine ici avec le populo et là avec la bohème, ici avec l’individualisme et là avec la guerre des classes tout en opérant de ponctuelles jonctions transversales porteuses d’une étrange unité respectant les spécificités de chacun. Deux ans durant, il en explore les arcanes et en mesure les possibilités, mais aussi les limites et les impasses. C’est pourquoi il n’est pas interdit de penser que cette authentique nostalgie qu’il garda de cette période parisienne est aussi liée au souvenir d’une initiation de jeunesse.

L’adieu à Paris

On l’a dit, le temps des bombes sonna l’heure de la chasse. Avec l’attentat de Sante Caserio contre Sadi Carnot, le 21 juin 1894, vint celle de l’hallali. Le procès des Trente, en août, ouvrit le bal. Indistincte, la répression frappa au faciès. L’anarchiste devint l’ennemi d’une République peu portée au tri. Surtout quand l’anarchiste venait d’ailleurs.

« L’acte de Caserio provoqua une vague de répression sans précédent. En quelques jours, toute la presse fut interdite et – quand on les localisa – ses responsables arrêtés. Parmi les anarchistes connus de Paris et autres grandes villes, rare fut celui qui, de n’avoir pas fui à l’étranger, ne se retrouva pas derrière les barreaux. Des révolutionnaires étrangers qui étaient admis comme réfugiés politiques furent expulsés en masse, qu’ils entretiennent ou pas des relations avec le mouvement anarchiste. Pour ces hérétiques, aucune protestation n’était de quelque utilité. » [Mémoires, vol. 1.]

Dans le cercle de ses intimes, Leopold Zack, Niederle et Alexandre Cohen sont les premiers visés. Les autorités ne tardent pas à leur notifier leur expulsion du territoire.

« Pour les camarades étrangers, la situation devint particulièrement difficile. (…) Il ne fallait plus penser fréquenter des réunions publiques comme celles de l’Association des socialistes indépendants. Après l’expulsion de Leopold Zack et d’autres camarades, nous avions complètement cessé de nous rencontrer au Faubourg-du-Temple. Les camarades juifs avaient, quant à eux, mis un terme à leurs réunions du café du boulevard Barbès. De même, la Bibliothèque russe ferma ses portes. (…) Seul le Club de lecture social-démocrate du Palais-Royal poursuivit ses activités, mais on nous fit comprendre que la présence des anarchistes n’y était plus souhaitée, car elle pouvait nuire à l’existence de l’association. Il ne nous restait plus que la possibilité de rencontrer individuellement des camarades, mais, même dans ce cas, il fallait faire preuve de la plus extrême prudence pour ne pas éveiller les soupçons des concierges, qui entretenaient, presque sans exception, des rapports avec la police. Nous nous contentions donc de nous réunir le dimanche en petits groupes dans des endroits reculés de la banlieue parisienne, où l’on pouvait difficilement nous surveiller. » [Mémoires, vol. 1.]

Au vu des circonstances et des empêchements, car le travail aussi vient à manquer quand on est connu comme anarchiste, Rocker envisage, alors, la perspective d’un départ. Mais où aller ? S’en retourner en Allemagne ? Impossible. Plus que la prison, c’est l’idée, une fois purgée sa peine, de devoir y accomplir son service militaire qui le rebute. Partir pour la Suisse ? Les temps y sont hostiles pour les anarchistes. Tenter l’Amérique ? D’après ce que lui écrivent ses correspondants du Nouveau Monde, il sait qu’on s’y étiole et qu’on y éprouve vite le mal d’Europe. Fin novembre 1894, il apprend par Rasmus Gundersen [13], ancien responsable d’Autonomie, que seuls deux consulats allemands sont habilités à procéder, en terre étrangère, à des examens médicaux en vue d’obtenir une réforme du service militaire, celui de Constantinople et celui de Londres. Si d’aventure, celle-ci se révélait impossible, lui assure-t-il, Londres demeure une terre d’accueil à nulle autre pareille pour les proscrits.

« J’aimais Paris. En d’autres circonstances je n’aurais jamais quitté la France, mais les temps y devenaient durs, désormais, et la vie chaque fois moins agréable. » [Mémoires, vol. 1.]

À regret, mais convaincu qu’il n’a pas d’autre choix, Rocker quitte Paris en direction de Londres, au soir du 31 décembre 1894. Ce qu’il ignore, alors, c’est qu’il est lui-même sous le coup d’un arrêté d’expulsion, et ce depuis le… 30 novembre 1893. Seuls ses fréquents changements de domicile ont empêché la police de le lui notifier. Temps béni où la mise en fiche était encore artisanale !

Londres, capitale de l’exil

Londres… Cette ville, Rocker la connaît pour y avoir séjourné quelques jours, en février 1893, à l’occasion d’une réunion du groupe « Autonomie ». Il la connaît et il ne l’aime pas. Il la trouve triste, sans vie. Quand il y débarque pour de vrai, en ce 1er janvier 1895, jour de toutes les défaites, son impression se confirme. La ville, uniformément grise, semble peuplée d’ombres déambulant, hésitantes, dans un fog plus vrai que nature.

Rocker aura du mal, c’est vrai, à se faire à Londres. Aux premiers jours d’une étape qu’il souhaite la plus courte possible, il se sent immergé – au même titre que ses amis retrouvés Kampffmeyer, Zack et Niederle – dans la nostalgie du Paris perdu. C’est que Londres, convenons-en, est, par bien des aspects, l’exact contraire de la « ville lumière » : les bonnes manières sont de rigueur, les populations se mélangent peu et les pubs ferment de bonne heure.

Installé dans une chambrette sise à Carbuden Sreet, un quartier d’émigrés où l’on ne parle anglais que par obligation, Rocker ne tarde pas à se faire une place à Crafton Hall, un « club » fréquenté par des anciens du Communistichen Arbeiter Bildungs-Verein (CABV) [14], des militants du groupe « Autonomie » et des membres de l’Association des socialistes allemands de Paris exilés à Londres. Le voisinage entre les membres du « club » – « plus de cinq cents cotisants », précise Rocker – se révèle parfois difficile tant les clivages politiques sont nombreux, mais elle n’oblitère pas son rayonnement. Nommé responsable de la bibliothèque, Rocker se charge, dans un premier temps, d’équilibrer son fonds – très orienté, car provenant pour l’essentiel du CABV – en lui adjoignant de nouvelles acquisitions plus proches de ses conceptions socialistes anti-autoritaires. Il n’y parvient pas toujours. Pour des raisons de trésorerie déficiente, lui dit-on.

L’épreuve la plus difficile, pour le nouvel arrivant, consiste à trouver du travail. Paradoxe des paradoxes, l’entrave est, ici, syndicale. Dans sa branche, en effet, le syndicat contrôle l’embauche, mais, pour prétendre à la syndicalisation – et donc au labeur –, il faut avoir déjà travaillé trois mois et pouvoir le prouver. Quadrature du cercle. Devant cette impossibilité et après avoir démarché quelques libraires, Rocker décide de s’installer à son compte. Comme à Paris.

« Combien elle est vaine et purement nominale, écrivit un exilé célèbre, cette liberté républicaine dont les classiques grisèrent nos jeunes années, comparativement à la liberté, beaucoup moins déclamatoire, mais beaucoup plus effective, dont on jouit dans la monarchique Albion ! » [15] Charles Malato, qui était sur le point de quitter Londres quand Rocker y arriva, touchait juste. Ce sentiment, tous les proscrits de Londres le ressentirent avec une égale intensité, Rocker le premier. À défaut de la terre promise dont beaucoup d’entre eux rêvaient pour le lendemain du Grand Soir, l’Angleterre était bien cette terre d’accueil qu’ils espéraient. Des proscrits, Londres en comptaient beaucoup et, parmi les libertaires, quelques figures notoires, dont Louise Michel, Émile Pouget, Errico Malatesta, Augustin Hamon et Pierre Kropotkine.

Louise Michel, Rocker la rencontre pour la première fois à Grafton Hall, où elle est venue parler de la Commune. Par la suite, il lui rend visite dans son minuscule logement de Whitfield Street, qu’elle partage avec son amie Charlotte Vauwelle.

« Quand j’ai connu Louise, elle vivait comme elle avait toujours vécu, dans une extrême précarité, ce qui ne l’empêchait pas de partager le peu qu’elle avait avec plus pauvre qu’elle. Elle était toujours vêtue de la même robe noire défraîchie et portait un chapeau informe. Sa nature modeste lui permettait de s’adapter à toutes les situations. Ses amis lui offraient parfois des vêtements neufs qu’elle s’empressait de donner à plus nécessiteux, ne conservant par-devers elle que l’indispensable. » [Mémoires, vol. 2.]

Autre rencontre décisive, celle d’Errico Malatesta. Elle a également Grafton Hall pour théâtre.

« Je me l’étais imaginé aussi imposant que Bakounine. Grande fut ma surprise quand j’eus devant moi cet homme de petite taille, assez maigre, dont l’aspect physique contrariait toutes mes prédictions. » [Mémoires, vol. 2.]

Malatesta a alors quarante-deux ans et il s’exprime dans un anglais très approximatif. Son domicile d’Islington est l’un des plus surveillés de Londres. On a les honneurs qu’on mérite.

Rocker, qui fréquente tous les cercles de l’exil libertaire, se sent en particulière connivence avec les Français. À la différence des compagnons allemands, « tous passés par le marxisme et ne pouvant en nier les effets », les anarchistes français font preuve, d’après lui, « d’une plus grande agilité de jugement et d’un sens plus avisé des réalités ».

« Ils étaient peu sensibles aux interprétations purement doctrinaires et aux élucubrations stériles, mais manifestaient, au contraire, un goût pour tout ce qui venait d’ailleurs et était nouveau. » [Mémoires, vol. 2.]

Parmi eux, c’est Pouget qui l’impressionne le plus :

« Il était sans doute l’un des esprits les plus subtils du mouvement français, tout occupé déjà à greffer les conceptions anarchistes sur le syndicalisme français. » [Mémoires, vol. 2.]

Ainsi, le nouvel arrivant prend peu à peu ses marques, s’adaptant, sinon à la vie londonienne, du moins aux conditions d’existence des nombreuses tribus de l’exil anarchiste, qu’on aurait tort, cependant, de croire fraternelles les unes envers les autres. Car les conflits entre elles sont fréquents, et parfois pénibles, comme c’est le cas entre groupes d’origine allemande. L’exil, c’est aussi ça, une exacerbation des guerres picrocholines internes comme substitut à l’éloignement des terrains de manœuvre. Un remède au mal du pays, en somme. Cette dérive, il est certain que Rocker l’a sentie très tôt et, conscient du danger qu’elle représentait, il a immédiatement cherché à lui résister. En évitant la logique de clan, d’abord. En cherchant à ouvrir son univers, ensuite.

C’est que, très vite aussi, Rocker comprend que son séjour londonien sera plus long que prévu. La réponse du consulat allemand de Londres quant à son avenir militaire tombe, en effet, comme un couperet : fiché comme anarchiste, aucune dérogation n’est envisageable pour lui. Il lui reste, donc, à décider de retourner en Allemagne, avec tous les risques afférents à son état, ou de rester à Londres pour un exil, sinon définitif, du moins prolongé. Il choisit Londres sans hésiter.

De l’exil comme renaissance

Quand les dés sont jetés, il faut prendre de nouvelles dispositions. La première que s’impose Rocker, c’est de connaître cette ville qui, par force, va être la sienne, et d’abord les quartiers qui l’attirent, ceux du dunkle London, ces territoires de misère si bien décrits par John Henry Mackay [16]. C’est en compagnie d’Otto Schreiber, londonien de vieille date et lui aussi admirateur de Mackay, qu’il se livre à ce tourisme d’un genre particulier entre Hackney et Bethnal Green, entre Shoreditch et Whitechapel. Ensemble, ils poussent jusqu’aux docks et reviennent chaque fois abasourdis par ce qu’ils ont vu : la misère sociale à l’état pur, monstrueuse et dévastatrice. Cette misère-là, Rocker n’en a jamais vue, ni n’en verra de telle. Elle le marque au fer, comme l’indifférence qu’elle suscite du côté des syndicalistes bien nourris de l’Angleterre ouvrière, pour qui le lumpen qui s’y entasse ne représente que danger pour la lutte revendicative des autochtones.

C’est au cours de ses pérégrinations que Rocker rencontre le prolétariat juif de Londres. Chaque vendredi soir, des immigrés provenant pour la plupart de Russie et de Pologne, parmi lesquels de nombreuses femmes, assistent, en nombre, aux assemblées du groupe anarchiste juif, qui se tiennent à Hanbury Street, près de Whitechapel, dans un local désolé et obscur auquel on accède par une taverne borgne portant le nom de « The Sugar Loaf ». À leur contact, Rocker ressent la même attirance que celle qui lui valut de fréquenter régulièrement, lors de son séjour parisien, le café Charles du boulevard Barbès. Il est conquis.

« Une sorte d’élite spirituelle se retrouvait chaque semaine dans ce misérable local. Par son infatigable activité, elle mit en marche un mouvement qui écrivit une des plus belles pages de l’histoire du socialisme libertaire. » [Mémoires, vol. 2.]

Le ghetto de Londres ne tardera pas à être son territoire de prédilection.

Pour l’heure, il continue de suivre de près les débats qui agitent les groupes libertaires de langue allemande, mais les querelles incessantes sur lesquelles ils débouchent ont le don de l’irriter. À l’occasion du IVe Congrès socialiste international de Londres – qui se déroule en juillet 1895 au Queen’s Hall et se solde une fois de plus par l’expulsion des anarchistes [17] –, Rocker rencontre, pour la première fois, Gustav Landauer, dont il apprécie les qualités. Le portrait qu’il en donne dans ses Mémoires est à la mesure de l’admiration qu’il lui porte :

« C’était un homme très doué, qui savait s’abstraire des petitesses de l’existence pour se projeter dans l’avenir. (…) Très exigeant par rapport à lui-même et perpétuellement en quête d’excellence, il détestait les dogmes et attendait beaucoup des autres, ce qui provoquait souvent des conflits ouverts avec ses compagnons les plus proches. » [Mémoires, vol. 2.]

Et, en effet, la personnalité de Landauer a le don d’exaspérer les dogmatiques de la propagande. Directeur du Sozialist – « une des meilleures publications anarchistes de cette époque », dira Rocker –, Landauer a su réunir autour de lui « un noyau de collaborateurs talentueux », mais son exigence de qualité se heurte directement aux réalités du mouvement et crée de fortes tensions avec nombre de ses membres, davantage préoccupés de développer « une propagande plus accessible aux travailleurs ». Accusé d’intellectualisme, Landauer – qui, précise Rocker, sait se montrer « rude, et parfois même injuste dans ses jugements sur les hommes et les choses » – refusera toujours de céder à la facilité ou, comme il disait, « au retard intellectuel du mouvement ». De cette divergence d’appréciation naîtra Neues Leben, publication concurrente du Sozialist.

Les affrontements internes à l’exil libertaire allemand, avec leur incompressible charge de mauvaise foi, de petitesses et de tracasseries, finissent par lasser Rocker. Par nature, il n’est ni sectaire ni dogmatique. Comme Max Nettlau, qu’il a rencontré au club italien de Dean Street pendant le congrès de Londres et avec lequel il entame une correspondance régulière, il aime à se dire, en matière d’anarchisme, hérétique et partisan de la libre expérimentation. D’où son désir de fuir la frénésie paranoïaque qui s’est emparée de l’exil libertaire allemand de Londres, de la fuir pour aller renaître ailleurs. C’est alors le ghetto qui l’attire et c’est vers le ghetto qu’il dirige ses pas. Avec, en tête, l’idée qu’il y sera plus utile à la cause de l’émancipation immédiate.


... à suivre
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede bipbip » 28 Fév 2018, 02:09

Suite

Sur les traces du « rabbin goy »

De tous les aspects de l’existence de Rocker, le plus singulier demeure certainement la manière dont – sans être juif –, il s’immergea dans le mouvement ouvrier de l’East End londonien. Il le fit sans retenue, de tout cœur et convaincu de la justesse de son engagement. En retour, il y trouvera un terrain d’action qui ne le décevra jamais et une compagne, Milly Witkop [18], avec laquelle il s’unira pour le restant de sa vie.

Aux derniers mois de 1895, Rocker trouve un emploi à Lambeth, et loue une chambre chez Aaron Atkin, un compagnon qui tient boutique à Shoreditch. Dans son arrière-salle, un petit cercle d’anarchistes juifs tient régulièrement séance. Rocker s’y invite parfois. Par intérêt pour la qualité des débats, mais aussi parce que l’une des protagonistes du groupe a attiré son attention. « Sa jeune silhouette, son abondante chevelure brune et ses grands yeux noirs » ne tardent pas à faire vibrer sa corde sensible. Milly Witkop a dix-neuf ans et elle milite activement au groupe Arbayter Fraynd. Bientôt, ces deux-là tombent amoureux.

À travers ses conférences à « Sugar Loaf », Rocker devient, peu à peu, un personnage du ghetto. Il y a, de la part de ses auditeurs, une réelle curiosité pour ce goy qui consacre tant d’ardeur à défendre leur cause. Le fait est qu’on l’adopte, et ce d’autant que son union avec Milly en fait bientôt un membre à part entière de la grande famille de l’East End. En mars 1896, sa première contribution à la presse anarchiste juive est publiée par l’Arbayter Fraynd.

L’année 1897 sera difficile pour Rocker. Après s’être beaucoup investi en faveur des inculpés de Montjuich [19], il perd son travail pour fait de grève. Fiché comme élément subversif, il a si peu de perspective d’en trouver un autre qu’il envisage, sur les conseils d’un vieil ami installé à New York, de quitter la vieille Europe. Milly est d’accord pour faire le grand saut. Le 15 mai 1898, ils embarquent à Southampton sur le Chester et arrivent à New York, le 29.

« Aux dernières heures de l’après-midi, nous accostions aux quais de débarquement. Après avoir rempli les premières formalités, on nous poussa comme un troupeau vers un petit bateau qui nous conduisit à une île proche. Là se trouvaient les bâtiments où étaient examinés et filtrés les candidats à l’immigration. » [Mémoires, vol. 2.]

D’Ellis Island, Rocker retient la saleté, la promiscuité, la tristesse et la ségrégation qui y règnent.

« Quand nous pénétrâmes pour la première fois dans le local, la salle débordait d’immigrants. Ils étaient arrivés la veille par deux bateaux. Nous fûmes répartis, par ordre alphabétique, en petits groupes. Tout cela se faisait à grands cris et en toutes langues. Un véritable asile de fous. Quand la force pulmonaire des fonctionnaires se montrait insuffisante, ils maniaient le bâton et distribuaient les coups. Les plus malmenés étaient bien sûr les plus mal mis, les plus pauvres et les plus attardés. » [Mémoires, vol. 2.]

L’Amérique les refoulera. Officiellement, parce que le couple ne peut justifier de la quantité d’argent nécessaire pour être admis sur le territoire. Officieusement, parce que non mariés et rétifs à régulariser leur situation, Milly et Rudolf heurtent de front le puritanisme dominant.

De retour en Londres, Rocker ne trouve toujours pas de travail. En désespoir de cause, il décide de tenter sa chance à Liverpool. Par le plus grand des hasards, il est reconnu, au sortir de la gare, par un jeune ouvrier juif qui l’a souvent entendu parler dans des réunions publiques de Londres et qui le conduit Pomona Street, chez Moritz Jeger. Ce juif d’origine polonaise, anarchiste et imprimeur, fournit au couple gîte et couvert. En échange de quoi, il propose à Rocker de s’occuper de la rédaction de Dos Fraye Wort (Le mot libre), hebdomadaire en langue yiddish. Aux objections de Rocker, qui se voit mal assumer une telle tâche alors qu’il ne parle ni n’écrit la langue, Jeger rétorque qu’il se chargera lui-même de traduire en yiddish ce qu’il écrira en allemand. Après avoir hésité à s’embarquer dans une aventure aussi hasardeuse, Rocker accepte finalement de relever le défi pour trois mois. Le 29 juillet 1898 paraît le premier numéro de Dos Fraye Wort. Il en sortira huit, le dernier daté du 17 septembre 1898. Entre-temps, le groupe Arbayter Fraynd, de Londres, qui a décidé un an auparavant de suspendre son journal [20] pour raison financière, est sur le point de le relancer et en propose la direction à Rocker. Cette offre, qui l’inquiète un peu vu l’ampleur de la tâche, il va la saisir sans hésiter, conscient qu’elle l’honore en le plaçant, lui le non-juif, au cœur de « l’histoire singulière du vieux mouvement libertaire des juifs d’Europe centrale ».

L’« ami des ouvriers »

« L’imprimerie et l’administration du groupe Arbayter Fraynd étaient alors situées à Chance Street, étroite ruelle du quartier d’habitation de Bethnal Green, un territoire enchevêtré de passages et de coursives désolés dont la grisaille uniforme inclinait à la dépression. » [Mémoires, vol. 2.]

Quand Rocker accepte de reprendre la direction d’Arbayter Fraynd, en octobre 1898, il se sait l’héritier de trois grandes figures de son histoire : Aaron Liberman [21], son précurseur ; Morris Winchevsky [22], son fondateur ; Saul Yanovsky [23], celui qui le fit évoluer vers le « communisme anarchiste ». Conscient de la charge qui lui incombe, Rocker doit d’abord perfectionner son yiddish – qu’il a commencé d’apprendre à lire et à écrire à Liverpool –, mais le plus difficile, à ses yeux, consiste à saisir le « monde propre » dont il émane, celui des juifs des « anciennes cités-ghettos d’Europe centrale », ce « lieu particulier » du judaïsme. Pour ce faire, il compte beaucoup sur l’aide de Milly.

Malgré l’ « abnégation illimitée » des militants qui le soutiennent, les finances d’Arbayter Fraynd restent précaires. Le journal reçoit bien quelques apports provenant d’émigrés juifs installés outre-Atlantique, mais en trop faible quantité pour pallier la misère structurelle dans laquelle il se débat et qui est à la mesure de celle, beaucoup plus vaste, que connaissent ses lecteurs, les prolétaires de l’East End. Si bien qu’en janvier 1900, les éditeurs sont dans l’obligation de suspendre, une fois de plus, sa parution.

Cette vacance, Rocker la met à profit pour se lancer dans une autre aventure éditoriale : Germinal, « organe de la conception anarchiste du monde », revue bimensuelle de seize pages en langue yiddish, dont le modèle est indiscutablement le supplément littéraire des Temps nouveaux, de Jean Grave. Libre d’anciennes dettes à honorer, la revue est d’autant plus viable qu’elle est entièrement composée par Rocker et Milly.

« La tâche la plus pénible consistait à transporter les lourdes formes à l’imprimerie. Nous habitions alors Dunstam Dwellings, au quatrième étage, dans une vaste pièce qui nous servait de domicile et d’atelier de composition. Descendre quatre étages à quatre reprises avec les pages montées pour les amener à l’imprimerie n’était pas rien, mais j’étais jeune et fort, et je savais pouvoir compter sur l’aide des compagnons. » [Mémoires, vol. 2.]

Dans l’esprit de Rocker, Germinal doit être une revue ouverte au questionnement et anti-dogmatique par excellence :

« J’avais l’intime conviction que l’anarchisme ne pouvait être interprété comme un système clos ou comme le remède miracle aux maux du millénaire à venir, qu’il était d’abord liberté de penser et d’agir et, précisément parce qu’il était cela, qu’il ne saurait être contraint par aucune sorte de directives rigides et inaltérables. » [Mémoires, vol. 2.]

L’aventure se poursuivra à Londres, puis à Leeds, jusqu’en mars 1903, date à laquelle reparaît, hebdomadairement, Arbayter Fraynd, désormais « organe des groupe fédérés de langue yiddish de Grande-Bretagne et de Paris ». Sous la direction de Rocker, le titre – dont le tirage ira croissant [24] – jouera, treize années durant, un rôle de premier plan dans la prise de conscience du prolétariat de l’East End et le soutiendra dans tous ses combats.

Mais là n’est pas la seule occupation de Rocker. Parallèlement à son absorbant labeur de responsable de publication, il trouve encore le temps de donner de nombreuses conférences à caractère culturel. Celles-ci se tiennent dans l’arrière-salle d’une petite taverne de Whitechapel et regroupent, chaque fois, une trentaine d’ouvriers juifs désirant s’initier, en yiddish, à l’univers de Zola et de Mirbeau, de Cervantès et de Pouchkine, d’Ibsen et de Shakespeare, de Goya et de Rembrandt, de Daumier et de Courbet [25].

Pour Rocker, une des principales réussites de cette époque fut sans doute l’édition en langue yiddish, à travers les Editions Arbayter Fraynd, de classiques de l’anarchie – Kropotkine, Louise Michel, Reclus, Mackay –, mais aussi de textes littéraires – Edelstadt, Multatuli, Ibsen, Büchner.

Le 3 février 1906 est inauguré le Worker’s Friend Club and Institute, à Jubilee Street. Le local – l’ancien Alexandra Hall – se trouve dans un grande maison. Attenante, une dépendance est réservée à l’imprimerie d’Arbayter Fraynd et à sa maison d’édition. L’inauguration des locaux se fait en présence de Kropotkine. Dès lors, l’Arbayter Fraynd Club – c’est ainsi qu’on le nomme – devient la vitrine du mouvement. Il se veut lieu ouvert, où les activités sont gratuites. Il prête ses salles à divers groupes anarchistes, à de petits syndicats, à la Arbayter Fraynd Ring, une société de secours mutuel, mais aussi aux socialistes-révolutionnaires russes. En plus de la bibliothèque de prêt et de la salle de lecture, l’Arbayter Fraynd Club dispense, en semaine, des cours réguliers d’anglais, de physique, d’histoire, de sociologie et d’art oratoire et, le dimanche, des cours pour les enfants.

De 1904 à 1912, le mouvement anarchiste juif connaît sa période de plus fort développement. Il attire sympathie et respect de la part des libertaires anglais et des diverses communautés d’émigrés. Sa force de mobilisation, il est vrai, est exceptionnelle puisqu’il est capable de réunir de 6 000 à 8 000 personnes dans les manifestations publiques [26]. Le temps est donc venu, pour lui, de se lancer à l’assaut du sweating system (le système de la sueur), cette forme d’exploitation éhontée que subissent les travailleurs de la confection de l’East End.

La lutte contre le « sweating system »

En militant informé des récentes évolutions qui se produisent, en ce début de siècle, au sein du mouvement ouvrier français et espagnol, Rocker interprète la poussée du syndicalisme révolutionnaire comme un coup porté à « l’influence castratrice » exercée, jusqu’alors, par la social-démocratie allemande. À la faveur des informations qui lui viennent de France – naissance de la CGT en 1895 – et d’Espagne – grève générale de février 1902, à Barcelone –, il constate, d’une part, que le « centre de gravité » du mouvement ouvrier est en train de « se déplacer vers les pays latins » et, de l’autre, que les méthodes qu’expérimente le syndicalisme révolutionnaire – autonomie vis-à-vis des partis, action directe et grève générale – changent la nature de l’affrontement entre le patronat et le salariat. C’est ce qu’il écrit, en 1903, dans Arbayter Fraynd, en insistant sur le fait que seul un mouvement de grève générale pourra en finir avec le sweating system.

Dans l’East End, les entreprises de confection forment un univers complexe. Appartenant le plus souvent à des petits patrons juifs auxquels s’identifient leurs employés, elles fournissent les grands négoces de la City. En bas de l’échelle, des ouvriers surexploités, souvent des femmes et des enfants, travaillent aux pièces, à domicile ou dans les sweatshops, et sont payés, non par le patron, mais par les ouvriers qualifiés dont ils dépendent. « Tout repasseur ou machiniste, écrit Rocker, avait à sa disposition des travailleurs auxiliaires. »

Les anarchistes juifs vont jouer un rôle éminent dans la lutte contre ce système. S’ils ne furent pas les seuls, précise Rocker, « ils se différencièrent des autres tendances socialistes par l’insistance qu’ils mirent à expliquer qu’une amélioration, petite ou grande, des conditions de travail ne ferait pas l’économie de la lutte ». [Mémoires, vol. 2.]

D’eux surgit, en tout cas, l’idée d’une lutte coordonnée contre le sweating system. Le 6 avril 1904, une grande assemblée organisée par la Fédération des anarchistes juifs se tient au local Wonderland, à Whitechapel. Elle pose les bases revendicatives d’un conflit à venir. Au même moment, le syndicat des boulangers juifs lance une grève pour les salaires et l’introduction du label. Refusant de transiger sur cette seconde revendication, le patronat contribue à radicaliser le mouvement, qui s’étend à d’autres industries. Le conflit se clôt en quelques semaines, par une victoire complète des ouvriers boulangers. Le succès de cette grève aura une immense portée. Il prouvera, en tout cas, que l’abolition du sweating system était possible, mais qu’elle dépendait des travailleurs eux-mêmes. Il faudra huit ans d’incessant travail militant pour que cette conviction l’emporte dans les sweating shops.

En avril 1912, les travailleurs de la confection du West End de Londres – dont les conditions de travail sont paradisiaques si on les compare à celles de l’East End – entament un mouvement revendicatif pour l’augmentation des salaires. La tactique – habile – du patronat consiste, alors, à s’appuyer sur les ateliers de l’East End pour briser ce mouvement de « nantis », mais c’est sans compter sur la réaction des sweating shops.

« Dans les ateliers organisés, on refuse ouvertement de faire le travail des grévistes. (…) Pour les camarades de la Fédération anarchiste, il était clair, depuis le début, qu’il fallait tout faire pour éviter que les travailleurs juifs ne fussent accusés de jouer les briseurs de grève. » [Mémoires, vol. 2.]

Dès lors, il s’agit de transformer la grève du West End en grève générale de l’industrie de la confection. Dans cette perspective, une assemblée convoquée par le Comité uni des syndicats juifs de tailleurs se tient au Great Assambly Hall. Gigantesque, elle attire 10 000 personnes, débordant l’enceinte des débats. Le vote pour la grève est unanime. Le lendemain, 8 000 travailleurs de l’East End cessent le travail, bientôt rejoints par 5 000 autres. Le secteur est totalement paralysé. Le comité rédacteur de l’Arbayter Fraynd décide, alors, de publier un quatre-pages quotidien, et ce aussi longtemps que durera le conflit.

La grève est imposante. Elle est soutenue par toute la population juive de l’East End, solidaire de la confection : des soupes populaires sont ouvertes, le Syndicat des boulangers offre du pain gratuit aux familles des grévistes.

« Notre lutte a débuté sous la forme d’une grève de solidarité, mais rapidement se posa la question de nos propres revendications. C’était la première fois qu’une grève touchait l’industrie la plus importante du ghetto et que s’ouvrait la perspective d’en finir avec l’odieux sweating system, en imposant par la lutte des conditions normales de travail. » [Mémoires, vol. 2.]

La lutte dure six semaines. Elle est âpre. « Une grève de la faim au sens propre du mot », écrira Rocker, qui s’y investit sans compter : il est en charge de l’édition quotidienne d’Arbayter Fraynd, assiste aux réunions du comité de grève, participe aux piquets devant les ateliers, prend la parole dans les assemblées de grévistes. Au bout de six semaines, la Master Association – le patronat – accepte une réduction du temps de travail et des augmentations de salaires, mais refuse obstinément la principale revendication des grévistes : le contrôle syndical des ateliers. Une grande assemblée se tient alors au Pavillon Theater de Whitechapel. Rocker y est chargé par le comité de grève de préciser les enjeux du conflit.

« Il était clair, pour moi, qu’on ne pouvait pas bercer d’illusions des travailleurs qui s’étaient battus si courageusement. Il fallait leur dire la vérité pour qu’ils décident, en connaissance de cause, de la suite à donner à ce mouvement. J’ai parlé environ une heure (…) et j’ai conclu mon discours par ces mots : “ La décision est entre vos mains. Personne ne peut vous dire ce que vous devez faire. C’est à vous de résoudre cette question : ou vous vous contentez des concessions qu’ont faites les patrons ou vous continuez la lutte jusqu’au bout, jusqu’à l’obtention de la dernière de vos revendications, la plus importante.” C’est alors qu’éclata une tempête dans la salle et que fusèrent les cris “ Nous ne céderons pas ! ” » [Mémoires, vol. 2.]

Le vote des grévistes est unanime. Quelques jours plus tard, les patrons cèdent. La victoire est complète.

Pour Rocker, cette lutte marque le point d’orgue de l’histoire sociale de l’East End.

« Au cours de ce mouvement, les grévistes firent preuve d’une telle abnégation, d’un tel héroïsme que l’événement demeure inoubliable. (…) Pourtant, les masses qui se mirent en mouvement et supportèrent les pires souffrances étaient loin d’être acquises à l’anarchisme ; le plus souvent, elles étaient composées d’hommes et de femmes sans inclinaison politique ou sociale particulière. » [Mémoires, vol. 2.]

Il y voit une confirmation, in vivo, des principes et des méthodes syndicalistes révolutionnaires : quand des prolétaires conscients de leur force et déterminés à vaincre se mettent en marche et décident, en pleine autonomie, de l’action directe qu’ils doivent mener contre le patronat, la victoire est, sinon certaine, du moins possible. Cette expérience, Rocker ne l’oubliera jamais.

La grève terminée, sa popularité est à son zénith. À tel point que, dans les sweatshops, les slums et les backrooms de Whitechapel, on l’appelle affectueusement le « rabbin goy ». Ce monde bigarré et chaleureux d’où montent des résonances de spiritualité, des chants venus du fond des âges et une solidarité à toute épreuve, propre des peuples dispersés, Rocker l’a aimé plus que tout. Ses Mémoires en témoignent. Ce fut un honneur, écrit-il, d’avoir été accueilli comme un des siens par le petit peuple de l’East End et un juste retour des choses de l’avoir accompagné dans ses combats.

« J’ai vécu vingt ans dans le ghetto, maintenu des relations quotidiennes avec les travailleurs juifs, connu leurs difficultés et leurs privations, pris part intensément à leurs luttes pour le pain, éveillé en eux des désirs, partagé leurs joies et leurs espérances en me considérant comme un de leurs égaux. (…) De cela je suis fier. » [Mémoires, vol. 2.]

Rocker – à qui Milly donna un fils, Fermin, né en 1907 au cœur du ghetto – gardera toujours de cette période de son existence une très vibrante nostalgie.

Fin d’époque

Dernière échappée belle avant la catastrophe, Rocker entreprend, de février à mai 1914, une tournée de conférences au Canada. Accompagné de son fils aîné Rudolf [27] –, il parcourt l’est du pays, de Québec à Winnipeg, en poussant jusqu’à Towanda (Pennyslvanie), où vit une sœur de Milly, et Chicago (Illinois), où il est convié à un banquet anarchiste organisé en son honneur.

De retour à Londres, Rocker rencontre, à quelques jours de distance, Kropotkine et Malatesta. Le premier se déclare convaincu que la guerre est proche et considère que l’Allemagne en portera la principale responsabilité. Le second, de retour d’Ancône [28], ne croit pas que la bourgeoisie internationale soit assez folle pour déclarer une guerre qui, à ses dires, enclenchera immanquablement une dynamique révolutionnaire.

Le 4 juillet, la Fédération des anarchistes juifs tient conférence. Malatesta, dont la présence est saluée avec enthousiasme par l’assistance, y juge la situation très sérieuse au lendemain de l’attentat de Sarajevo, mais n’imagine toujours pas que la guerre puisse être déclarée. Son optimisme sans limite est partagé par le Bureau de l’Internationale anarchiste [29], qui s’affaire à préparer son deuxième congrès, devant se tenir à Londres dans les semaines suivantes.

La nouvelle de l’assassinat de Jaurès tombe comme une bombe. Le 2 août 1914, l’Independent Labour Party (ILP), soutenu par les anarchistes, organise, à Trafalgar Square, un meeting de résistance à la guerre. Aux abords du meeting, Rocker rencontre des compagnons qui s’inquiètent de savoir ce que fera la social-démocratie allemande. « Au mieux, répond Rocker, elle ne votera pas les crédits de guerre, mais même cela n’est pas sûr. » Le lendemain, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 5, c’est au tour de l’Angleterre de déclarer la guerre à l’Allemagne.

Dans les jours qui suivent, Rocker assiste aux premiers départs de troupes.

« Pour moi commença, alors, une période de grave dépression. J’ai vite compris que tout ce qui avait été entrepris au cours de ces années allait tomber en ruines. Le mouvement ouvrier socialiste avait misérablement failli en un temps où l’avenir de l’Europe était entièrement entre ses mains. Les discours grandiloquents et les résolutions de congrès internationaux n’avaient été qu’écrans de fumée et mots creux, des jeux de scène incapables d’allumer la moindre étincelle de résistance. » [Mémoires, vol. 2.]

Le 7 août 1914, il s’exprime ainsi dans Arbayter Fraynd :

« Seuls les travailleurs pouvaient empêcher ce recul vers la barbarie la plus sanglante. Mais ils n’ont pas pris conscience du danger et ils ont gâché leurs forces en mesquineries, quand les rois et les grands faiseurs d’opinion publique travaillaient opiniâtrement à plonger l’Europe dans l’abîme. (…) Maintenant il est trop tard. (…) Que personne ne se berce d’illusions. Cette guerre sera longue. Trop d’intérêts sont en jeu. C’est une lutte qui commence pour l’hégémonie en Europe et sur le monde. Elle sera menée jusqu’à ses extrêmes conséquences. » [Mémoires, vol. 2.]

Sous la pression de la « presse jaune » commence alors, en Angleterre, et ce quelques semaines seulement après la déclaration de guerre, l’enregistrement des « étrangers ennemis ». Pour Rocker, la cause est entendue. Il sait que ses jours de liberté sont comptés.

Au même moment, le mouvement anarchiste est agité de forts débats internes tournant autour de la position pro-Entente adoptée par Kropotkine. Rocker, très affecté par le ralliement à la guerre de son admiré maître, décide, malgré ce qu’il lui en coûte, de le combattre publiquement dans les colonnes d’Arbayter Fraynd.

« Pierre exprimait une opinion qui reposait sur une profonde conviction (…), mais ses conclusions étaient inacceptables et conduisaient aux conséquences les plus néfastes. » [Mémoires, vol. 2.]

Dans ce pénible conflit, Rocker se range résolument du côté de Malatesta, même s’il ne partage pas son indestructible optimisme quant aux perspectives forcément révolutionnaires que doit ouvrir cette guerre. Au plus fort de la polémique, cependant, il ne caricaturera jamais la position de Kropotkine et, pas davantage, il ne rompra ses relations avec lui.

Sur ordre spécial du ministère de la guerre, Rocker est arrêté comme « étranger indésirable », le 2 décembre 1914, et interné au camp « Olympia ». Le 14 décembre, il est transféré sur le bateau prison Royal Edward, en rade de Southend. Le 1er juin 1915, il est conduit à l’ « Alexandra Palace », ancien bâtiment d’exposition du nord de Londres reconverti en camp.

Le 28 juillet 1916, c’est au tour de Rudolf, le fils de Rocker, et de Milly d’être arrêtés. Le premier est conduit au camp de Stratford, Milly à la prison d’Holloway. Deux semaines plus tard, elle est transférée à la prison pour femmes d’Aylesbury. Sa libération, lui laisse-t-on entendre, dépend d’un engagement de sa part à s’abstenir de toute propagande anti-guerre. Elle refuse. Comme elle refuse que Kropotkine – à qui elle en veut beaucoup de s’être aligné sur l’un des deux camps en conflit – n’intervienne en sa faveur. Il le fera tout de même. Sans résultat.

Le 9 mars 1918, Rocker est extradé vers la Hollande. Malgré toutes ses démarches et sollicitations entreprises, il part seul. Sans autre perspective que d’attendre la libération des siens.

L’histoire, on le sait, procède parfois par ironie. Dans le cas de Rocker, celle qui ponctua cette sale époque mérite d’être rapportée. Extradé vers la Hollande, l’ « étranger indésirable » cherche à obtenir un permis de séjour lui permettant d’éviter le retour forcé au pays natal. Il n’y parvient pas. Mis dans un train à destination de l’Allemagne, il tente une évasion. Sans succès. Retenu au poste frontière allemand de Gogh et conscient des risques encourus, il attend, sans espoir, que les autorités de Berlin statuent sur son sort. Trois semaines plus tard, la réponse tombe, sous la forme d’un certificat ainsi libellé : « Le rapatrié sans Etat (staatlose) d’Angleterre, Rudolf Rocker, est renvoyé en Hollande par ordre du commandement général VII, AK, qui lui a refusé son entrée en Allemagne. Gogh, poste de contrôle de la frontière, 11 avril 1918. Signé : Merk, lieutenant chef. »

Contre toute attente, donc, Rocker se voit réexpédié, ce 11 avril 1918, vers la Hollande. À Gennep, poste frontière, l’apatride définitif montre fièrement son arrêté d’expulsion aux autorités bataves qui, visiblement, n’ont jamais eu en main un document de la sorte. Staatlose… Quel meilleur passeport pour un anarchiste ! Ironie de l’histoire, disions-nous…

La parenthèse hollandaise durera d’avril à novembre 1918. Hébergé, dans un premier temps, à Hilversum, par l’infatigable rédacteur de De Vrije Socialist, Domela-Nieuwenhuis, Rocker s’installe bientôt à Amsterdam où il donne des cours de langue et fréquente un cercle de réfugiés allemands sous influence marxiste, parmi lesquels s’illustre le très dogmatique Wilhelm Pieck [30]. Mais Amsterdam, c’est surtout, pour Rocker, le temps béni des retrouvailles avec Milly, enfin libérée, et son fils Fermin [31]. Il lui reste, alors, à attendre la fin de la guerre pour envisager, vingt-six ans après l’avoir quitté, un retour au pays.

Une Allemagne entre promesse et désarroi

Comment fait-on pour s’en retourner chez soi quand on est staatlose ? On compte sur sa chance, un peu aussi sur le chaos ambiant. C’est que l’Allemagne que retrouve Rocker est un pays de vaincus, un pays où souffle le vent de la défaite, un pays où la guerre a brisé les corps et attisé le ressentiment.

En novembre 1918, quand Rocker franchit le seuil de cet étrange pays, à Bentheim, frontière germano-hollandaise, on songe bien à refouler ce staatlose, mais le zèle du représentant de l’autorité chargé d’examiner son cas est vite refroidi par la protestation des occupants du train, pour la plupart des soldats démobilisés soucieux de rentrer chez eux au plus vite. C’est ainsi, la guerre a tout détruit, même les réflexes de base de la très méthodique police allemande.

Rocker a quelque peu hésité sur sa destination. Par penchant, il eût préféré s’en retourner à Mayence, mais son ami Fritz Kater [32], président de l’Association libre des ouvriers allemands (FVdG), l’en a dissuadé. C’est à Berlin, lui a-t-il écrit, que sa présence était indispensable. Arrivés dans la capitale de l’ancien Reich, les Rocker sont hébergés par Kater en son petit logement de la Kopernikusstrasse. Quelque temps plus tard, ils trouvent une chambre du côté de Sralauer Allee, avant de s’installer à Neukölln.

Pour l’heure, c’est le temps des prises de contact. Le siège de la FVdG et de Der Syndicalist – une boutique de la Waeschauerstrasse – bruit comme une ruche. Les débats y vont bon train. Dissoute pendant la guerre, l’organisation syndicaliste révolutionnaire connaît une rapide reconstruction. Auréolé de son expérience acquise à l’étranger, Rocker y devient rapidement un personnage très écouté. Il est de ceux qui pensent qu’on ne doit pas se contenter d’une simple remise en marche des anciennes structures de l’organisation ouvrière. À ses yeux, il est nécessaire d’en refonder une nouvelle, dont le terreau serait celui de la FVdG, mais qui trancherait le lien avec ses anciennes origines sociales-démocrates pour se revendiquer clairement de l’anarcho-syndicaliste.

C’est cloué au lit à la suite d’une hémorragie intestinale que Rocker vivra l’insurrection spartakiste de Berlin de janvier 1919. L’analyse qu’il en tire, dans ses Mémoires, se révèle fouillée, mais très objective, presque détachée. Pour Rocker, l’insurrection, qui ne réunissait aucune des conditions politiques et stratégiques nécessaires pour vaincre, ne pouvait se terminer que dans un bain de sang. À ses yeux, au-delà de la trahison des chefs de la social-démocratie, c’est l’intégration du prolétariat à l’idéologie dominante qui rendit impossible toute avancée révolutionnaire.

« L’éducation qu’avait reçue le prolétariat allemand le préparait plus certainement aux victoires électorales qu’à un travail constructif et sérieux en vue de l’édification du socialisme. Ce qu’on doit reprocher aux sociaux-démocrates (…), c’est de s’être aveuglés au point d’avoir permis à l’ennemi intérieur de reconstituer ses forces et, en quelques semaines, d’avoir laissé la réaction détenir de nouveau entre ses mains tous les ressorts du pouvoir armé. » [Mémoires, vol. 3.]

Et de conclure :

« Un peuple qui tolère un Noske au début de sa révolution ne doit pas s’étonner qu’un Hitler s’en fasse le fossoyeur. » [Mémoires, vol. 3.]

En ces temps agités, Rocker est mandaté par la commission administrative de la FVdG pour assister à la conférence nationale des ouvriers des usines d’armement d’Erfurt (mars 1919). Lors de cette rencontre, prolongée par une tournée de conférences en Thuringe, il perçoit une réelle sympathie pour ce que représente le syndicalisme révolutionnaire. Des noyaux ouvriers radicalisés sont séduits par ses principes et, plus encore, par ses méthodes d’action directe. La transformation de la FVdG en FAUD [33] confirmera cette tendance. La nouvelle organisation se développera vite, mais sur une base parfois confuse, attirant souvent à elle des éléments plus enclins à l’activisme révolutionnaire que convaincus de la justesse de ses thèses sur l’autonomie ouvrière. De fait, le manque de tradition libertaire, au sein même de la FAUD, contraria la volonté de ses fondateurs de constituer, autour d’elle, un pôle syndicaliste d’action directe capable de coaliser, sur une base apartidaire, les éléments les plus conscients du prolétariat combattant. C’était sans doute faire preuve de trop d’optimisme que de le penser, tant le mouvement ouvrier allemand, y compris dans ses franges les plus déterminées, était façonné par le marxisme et travaillé par ses diverses composantes – sociale-démocrate, socialiste indépendante et bolchevique [34].

Contre vents et marées, construire l’alternative libertaire

« La défaite de Munich constitua l’un des hauts faits de la révolution allemande. Après la grande saignée de Berlin et les insurrections locales de Brême, de Saxe, d’Allemagne centrale et de Rhénanie, l’Allemagne méridionale représenta son dernier espoir, écrasé lui aussi. » [Mémoires, vol. 3.]

C’est de Berlin, et sans croire à ses chances de succès, que Rocker assiste, en avril 1919, à ce qui apparaît comme le dernier épisode de la « révolution allemande » : la République des conseils de Bavière. Il sait que ses amis libertaires Erich Mühsam et Gustav Landauer y sont ardemment impliqués. Il sait aussi que l’un et l’autre n’y jouent pas la même partition. Pour le premier, seul compte l’élan révolutionnaire du moment ; pour le second, aucun enthousiasme ne doit empêcher que s’exerce la lucidité du militant. Quand, prise en main par le KPD, la République des conseils s’achemine vers sa propre négation, il n’est d’autre choix, pour Rocker, que celui qu’opère, avec courage et détermination, Landauer : la dénonciation des diktats communistes. Au nom de l’unité prolétarienne, chimère qui le conduira à se rallier au KPD, Mühsam justifie, au contraire, l’injustifiable. Par naïveté politique, dirons-nous [35].

Aux yeux de Rocker, le parcours de Landauer dénote une parfaite cohérence et sa tragique disparition [36] constitue une perte irréparable pour le mouvement libertaire. « Dans leur majorité, précise-t-il, les anarchistes allemands de l’époque ne comprirent rien » à sa pensée. Elle n’en demeure pas moins, pour lui, une des contributions les plus subtiles à la définition d’un socialisme libertaire enfin débarrassé de ses propres dogmes.

« Landauer chercha à forger de nouveaux concepts, en s’écartant si nécessaire des anciens sillons tracés. L’idée des conseils représentait, à ses yeux, une réincarnation première du socialisme libertaire. (…) Il n’acceptait ni les impositions externes ni leur porte-voix, qui amputaient la vie de sa riche multiplicité pour ramener le processus social à quelques normes préétablies. Il savait, de plus, que la dictature est le moins adapté de tous les moyens pour donner naissance à une nouvelle communauté humaine. » [Mémoires, vol. 3.]

Si l’écrasement de la République des conseils de Bavière ouvre la voie à la normalisation de la République de Weimar, sa priorité n’en demeure pas moins la mise au pas des récalcitrants de gauche. C’est dans le cadre de cette politique que Noske fait tirer sur le peuple de Berlin en janvier 1920 et décrète, par la même occasion, l’état de siège. Au même moment, il frappe d’interdiction de paraître les journaux ouvriers, dont Der Syndikalist. En février, Rocker et Kater sont arrêtés. Accusés d’être les « principaux propagandistes du mouvement syndicaliste allemand », ils sortent de prison un mois plus tard, juste à temps pour assister à la tentative de coup d’État de Kapp [37].

Assez vite convaincu que les « kappistes » n’ont aucune chance de vaincre, c’est le mouvement de résistance ouvrière que déclenche le putsch qui intéresse au plus haut point Rocker, d’autant, écrit-il, qu’en ces jours, « les anciennes querelles entre organisations disparurent », malgré l’attitude de neutralité adoptée, dans un premier temps, par le KPD. Rapidement, en effet, « un front serré de tout le prolétariat, allant des sociaux-démocrates aux syndicalistes et anarchistes », se constitue. La grève générale s’organise avec une telle puissance que les « secteurs libéraux de la bourgeoisie » finissent par basculer du côté de la résistance. Les « kappistes », totalement isolés, n’ont plus qu’à se rendre.

« Le hasard voulut qu’en ces jours, il fit extraordinairement beau. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages, comme s’il avait décidé de se mettre de la partie. Confiante, la population partageait un même sentiment de fierté, celui que donne la certitude d’une victoire. Jamais je n’ai vu à Berlin autant de visages souriants qu’en ces journées inoubliables. » [Mémoires, vol. 3.]

Le putsch est un échec retentissant. Le lendemain de la fuite de Kapp vers la Suède, les autorités légales s’en reviennent à Berlin, mais sans Noske, abandonné en cours de route [38].

« S’il y eut une occasion d’en finir, une fois pour toutes, avec les tenants du militarisme et de la réaction, ce fut bien au lendemain de ces événements » [Mémoires, vol. 3.]

Mais il n’en est rien, au contraire. Remplaçant Noske à la Défense, le général von Seeckt – qu’on avait connu plus contemplatif face au Freikorps – ne tarde pas à promulguer l’état de siège et à faire tirer sur les foules ouvrières de Rhénanie du Nord-Westphalie qui ne se contentent pas de cette démocratique sortie de crise. Le nombre des victimes est estimé à un millier [39].

Au début des années 1920, la FAUD porte l’essentiel de son effort sur la consolidation de ses bases syndicales, le travail culturel et la constitution d’une organisation internationale. Ascendant de 1920 à 1923, le mouvement qui la porte lui permet de s’implanter dans la Ruhr, le Nieder-Rhein, la Thuringe, la Saxe, la Silésie, la Sarre et dans les villes portuaires du Nord et de l’Ouest. Un des principaux écueils auxquels elle se trouve, cependant, confrontée réside dans l’impréparation des nouveaux adhérents. Pour tenter d’y remédier, elle accorde le plus grand soin à la formation militante.

Dans le même esprit, la FAUD privilégie l’existence d’une presse militante de qualité – dont la pièce maîtresse est, sans aucun doute, Der Syndikalist [40] – et la fondation, en 1919, d’une maison d’édition – Verlag Syndikalist –, qui constituera un catalogue d’excellente qualité [41] et perdurera jusqu’en 1933.

Enfin, à une échelle plus vaste, la FAUD est à l’origine de la fondation, début 1923, de l’Association internationale des travailleurs (AIT) nouvelle manière [42].

Sur ces trois fronts, Rocker est de toutes les initiatives. Il sillonne l’Allemagne de réunions en conférences ; il écrit à foison dans la presse de la FAUD ; il publie de nombreux livres et brochures au Verlag Syndikalist, où il joue également un rôle de conseiller écouté ; il s’investit corps et âme dans la fondation de l’AIT, dont il rédige la déclaration de principes et dont il sera l’un des trois premiers secrétaires – avec Alexandre Schapiro et Augustin Souchy. Sur ce terrain, sa connaissance des langues étrangères constitue évidemment un atout précieux. D’autant que Berlin – où l’AIT a son lieu de résidence – est alors un endroit très fréquenté par des militants libertaires de diverses nationalités traqués par la police. Sur le plan de la solidarité active, les anarcho-syndicalistes allemands feront preuve d’une attitude exemplaire, accueillant avec chaleur les nouveaux arrivants et créant même un fonds spécial, alimenté par leurs cotisations, en faveur de l’exil anarchiste russe, dont Berlin constitue, par sa situation géographique, la plaque tournante [43].

L’heure des brasiers

C’est à partir de 1925 que la FAUD enregistre un tassement, voire un recul, de ses effectifs, subissant, comme d’autres forces révolutionnaires, le premier effet de cette « indifférence paralysante » qui est en train de saisir le mouvement ouvrier allemand et dont vont profiter ses pires ennemis.

« C’est à cette époque que la contre-révolution s’incarna dans cette forme nouvelle que représentait le national-socialisme. » [Mémoires, vol. 3.]

Appuyés par les Junkers et les barons de l’industrie lourde, le national-socialisme se développe d’abord sur sa « gauche » en prônant le « démantèlement de l’économie usurière », la « socialisation des grands établissements industriels » et « l’abolition du capital rapace ». Portée par le courant des frères Strasser [44], cette stratégie de séduction ne tarde pas à avoir l’effet de dévoiement escompté.

« De larges couches du prolétariat allemand furent irrésistiblement attirées par ce nouveau mouvement. Ses sections d’assaut étaient presque exclusivement composées de prolétaires. » [Mémoires, vol. 3.]

Pour Rocker, la politique de collusion avec la réaction adoptée par la social-démocratie après le putsch de Kapp a indiscutablement favorisé la poussée du nazisme.

« La grande responsabilité acquise devant l’histoire et le peuple allemand par la social-démocratie ne tient pas au fait qu’elle aurait été une ramification du fascisme, comme le soutenaient jusqu’à satiété les communistes, mais à l’évidence que, par son inexcusable faiblesse, elle permit au fascisme de croître et favorisa ainsi, involontairement, le triomphe ultérieur du IIIe Reich. » [Mémoires, vol. 3.]

Quant au KPD, il épouse sans sourciller toutes les consignes de Moscou – y compris les plus nationalistes et les plus antisémites – et, par son refus réitéré de faire alliance avec ceux qu’il qualifie de « sociaux-fascistes », il laisse le terrain libre aux nazis.

Tant que faire se peut, la FAUD rame contre le courant, prônant l’unité ouvrière contre le fascisme, mais ses appels sont sans écho. La marée brune montante prépare l’heure des brasiers.

De son côté, Rocker s’adonne, à temps plein, à ses tâches de secrétaire de l’AIT. En juin 1929, il se rend en Suède, où il assiste à un congrès de la SAC et, deux ans plus tard, en Espagne, où il participe au IVe Congrès de l’AIT. De ce périple espagnol, il revient ébloui par le pouvoir d’attraction de la CNT.

« En Espagne, il existait un puissant mouvement populaire qui influençait des millions de personnes et qui, après avoir résisté victorieusement aux pires persécutions, se préparait à se lancer à la conquête d’un monde meilleur. Dans le reste de l’Europe, au contraire, le mouvement ouvrier avait perdu depuis longtemps ses capacités de lutter ; il se contentait de résister défensivement à l’avancée de la contre-révolution. » [Mémoires, vol. 3.]

De retour à Berlin, il assiste, impuissant, à l’effondrement de cette alternative libertaire à laquelle il a consacré tant d’efforts. Exsangue et sans perspective, la FAUD ne compte plus, désormais, que 7 000 adhérents. Au lendemain du « coup d’Etat de von Papen » qui amène Hitler au pouvoir, elle réunit, pourtant, à Berlin, une assemblée clandestine de ses militants [45] et décide de lancer, seule, un appel à la grève générale. C’est Mühsam qui est chargé de le rédiger. Il est imprimé et diffusé dans la nuit. Le jour suivant, le Vorwärts, organe du Parti social-démocrate, accuse les auteurs de cet appel d’être des « agents du fascisme » et exhortent les travailleurs à ne pas céder à la provocation.

Au lendemain de l’incendie du Reichstag [46], le filet se resserre vite sur les opposants de toutes tendances au régime. Mühsam est arrêté alors qu’il a en poche un billet pour Prague [47]. Sitôt connue la nouvelle, les Rocker décident d’abandonner leur domicile de Ridower Allee, situé à Britz. Ils partent sans bagage pour ne pas attirer l’attention, Rocker emportant sous le bras le manuscrit à peine terminé de Nationalisme et culture, un travail de plusieurs années.

Hébergés chez Wilhem Werner, ils mettent au point un plan de fuite pour la nuit même. Le soir tombé, Milly retourne au domicile y chercher quelques effets personnels. Quelques heures plus tard, ils prennent le train pour Magdeburg, puis partent pour Francfort, le lendemain.

Deux jours après, ils arrivent à Bâle, le 4 mars 1933. Quatre jours plus tard, ils prennent la direction de Zurich pour un nouvel exil, sans retour celui-là.

On the road again

Il faut s’imaginer Rocker cheminant, en ce début de printemps 1933, aux côtés d’Emma Goldman, sur la plage alors déserte de Saint-Tropez. Ils devisent sur les affaires d’un monde qui court à sa perte.

« La courageuse combattante était devenue une femme de réflexion. Elle était portée à faire le bilan de son existence. (…) Elle s’était faite plus sévère vis-à-vis d’elle-même et, en même temps, plus tolérante dans son jugement sur les hommes et les événements. » [Mémoires, vol. 3.]

Elle ne croyait plus alors, ajoute Rocker, « à la force miraculeuse de la révolution ». Trop de coups lui avaient été portés par le bolchevisme. Trop d’incertitudes pesaient quant au devenir d’une humanité ballottée entre deux totalitarismes, le rouge et le brun. On peut penser que Rocker n’était pas loin de penser la même chose.

C’est à l’invitation d’Emma Goldman et d’Alexander Berkman que les Rocker ont atterri là. En attente. En partance. Pour la suite, rien n’est sûr. Invité par des compagnons new-yorkais, Rocker a accepté une tournée de conférences à travers les États-Unis et le Canada prévue pour l’automne. Milly et lui sont heureux à l’idée d’y retrouver leur fils Fermin, installé à New York depuis un an, mais leur avenir, ils le voient plutôt en cette vieille Europe, brinquebalée au vent mauvais de l’histoire, mais si proche de leur manière de vivre.

La France ne voudra pas d’eux, et pas davantage l’Angleterre, où la suspension du droit d’asile et une nouvelle loi relative aux étrangers les poussent vers la sortie. Ils obtiennent un permis de séjour de deux mois, non renouvelable. Le 27 août 1933, ils embarquent, à Southampton, en direction de New York, sur le Stadendam.

De New York, les Rocker se rendent à Towanda (Pennsylvanie), chez Fanny, la sœur de Milly. Désormais à l’abri, Rocker connaît les premiers symptômes du syndrome de l’exilé : la tranquillité recouvrée aiguise la conscience douloureuse. Il est assailli par le souvenir des vieux compagnons demeurés dans cet asile de fous qu’est devenue l’Allemagne nazie. Une semaine après son arrivée, il reçoit une lettre de son ami Nettlau, envoyée de Barcelone, qui l’incite à prendre racine à Towanda et à s’atteler au récit de son expérience dans l’East End londonien.

« Vous avez été un exemple unique de non-juif qui a consacré ses forces, pendant de longues années, au mouvement ouvrier juif en Angleterre et vous êtes pour cela le plus indiqué pour témoigner de ce que fut ce mouvement, qui demeure une terra incognita pour tout un chacun. Aujourd’hui que l’anti-judaïsme se manifeste de façon si odieuse, moyenâgeuse, pourrait-on dire, votre expérience personnelle, au sein de ce mouvement, n’en prend que plus de valeur. » [Mémoires, vol. 3.]

De fait, Rocker manifeste depuis longtemps l’intention d’écrire une histoire du mouvement juif en Angleterre, mais le temps lui a manqué. Il a désormais soixante ans. Entrecoupée, il est vrai, d’interventions militantes multiples et de très nombreux autres travaux d’écriture, la rédaction de ses Mémoires – qu’il commence alors – l’occupera durant les vingt années à venir.

Quand éclate, en juillet 1936, la guerre d’Espagne, Rocker n’hésite pas un seul instant à y consacrer toutes ses forces. Ce combat-là, il en fait d’emblée le sien. Parce qu’il lave les offenses et qu’il venge les morts. De ce combat, il faut en être, même de loin. Rocker arpente alors le territoire des États-Unis, « de côte à côte », avec l’espoir de convaincre la classe ouvrière américaine de la justesse de la cause du peuple espagnol.

« C’était la première fois depuis l’apparition du fascisme en Europe qu’un peuple tout entier lui opposait une résistance déterminée et unanime. » [Mémoires, vol. 3.]

Mais il y a davantage : Rocker pressent que ce qui se joue, en terre d’Espagne, au-delà de la nécessaire résistance au fascisme, c’est l’avenir de l’idée même de révolution, une révolution que les anarcho-syndicalistes ont mise en marche et qui se présente, dans son projet même, comme l’exact opposé de la révolution russe.

Ce combat-là, Rocker le mènera jusqu’au bout. Contre la presse américaine de droite et de gauche, qui manifeste la même antipathie pour les anarchistes. En se consacrant pleinement à la rédaction de The Spanish Revolution, journal lancé et financé par les Éditions Fraye Arbayter Shtime. En écrivant deux textes importants sur le sujet : The Truth about Spain (1936), et surtout The Tragedy of Spain (1937).

Mais Rocker ne se berce pas d’illusions sur les chances de victoire du peuple espagnol. Il déchiffre très vite le jeu qui pousse les puissances internationales à intervenir – ou à s’abstenir d’intervenir – en Espagne. D’où sa réserve de jugement quant à l’orientation stratégique adoptée, pendant cette guerre, par les instances dirigeantes de la CNT-FAI, et particulièrement quant à leur décision de collaborer au gouvernement républicain. De loin, il ne se sent pas capable de juger une telle entorse aux principes. Ce qui l’obsède davantage, ce qui l’empêche même de dormir, c’est la passivité du prolétariat international, son refus de s’impliquer davantage dans la solidarité, sa lâcheté, en somme.

Quand tout est perdu, Rocker sait que la Seconde Guerre mondiale a commencé en Espagne et que, d’avoir laissé périr le seul peuple qui a su faire front au fascisme, les démocraties ont signé leur arrêt de mort.

Sitôt entrés en guerre, les États-Unis procèdent à un recensement des « étrangers ennemis ». Autrement dit, l’histoire se répète. Comme étrangers, les Rocker sont déclarés suspects et assignés à résidence. Les démocraties sont ainsi, elles ont de l’accueil une idée fort restreinte. Jusqu’à la fin de leur existence, les autorités américaines les considéreront comme des émigrés « provisoires ».

De cette guerre, Rocker dira :

« Je désirais la défaite de l’Allemagne, non que les défauts, les contradictions et les injustices inhérentes au système capitaliste me fussent soudainement devenus sympathiques, mais simplement parce que je n’avais pas perdu le sens des proportions. » [Mémoires, vol. 3.]

Il sera clairement interventionniste et partisan déclaré de l’implication des anarchistes dans la résistance antinazie.

Puis viendra la paix, et son cortège de désillusions.

Installés à Mohigan, une communauté libertaire située à une centaine de kilomètres de New York, les Rocker y trouveront un « lieu de vie idéal ». Au sortir de la guerre, les nouvelles qui leur parviennent des compagnons allemands disent assez quelle fut la violence du choc : presque tous ceux qui, de près ou de loin, ont été de la résistance antinazie sont morts au combat, sous la torture ou en déportation. Décimée, la FAUD n’existe plus que dans la mémoire de quelques anciens. Malgré diverses tentatives de reconstruction, sous son nom ou sous d’autres appellations – comme la Fédération des socialistes libertaires (FSL) –, elle finira par sombrer. Désormais la relève manque.

Pour l’anarchisme, c’est une longue traversée du désert qui commence. L’époque lui est hostile. Entre flonflons patriotiques et envolées démocratiques, les peuples y aspirent au bien-être matériel et à la liberté surveillée. Cette mutation historique, Rocker tentera de la penser, convaincu qu’un renouveau de la pensée libertaire exige d’ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est, au prix d’un réexamen critique de ses principes et d’une révision de ses méthodes.

Survivant de trois ans à la mort de Milly, Rocker quittera définitivement la scène le 11 septembre 1958. Des milliers de pages – pour certaines lumineuses – qu’il légua à la postérité, ses Mémoires demeurent un témoignage unique sur une époque où le rêve émancipateur de l’anarchisme côtoya les pires abjections d’un siècle qui en fut fécond.

Freddy GOMEZ


... à suivre
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Re: Rudolph Rocker, itinéraire

Messagede bipbip » 28 Fév 2018, 02:12

Suite

Notes

[1] Johann Most (1846-1906), exclu du Parti social-démocrate en 1880, évolua vers l’anarchisme et devint, par la suite, à Londres, puis à New York, le principal rédacteur de la Freiheit [Liberté].

[2] Wilhelm Werner (1859-1941), dit « l’Éléphant », fut un des leaders des « Jeunes ». Exclu du Parti social-démocrate en 1891, il deviendra l’un des pionniers de l’anarchisme allemand.

[3] Par la suite, Max Baginski (1894-1943) résida de longues années aux États-Unis, où il collabora à la Freiheit et devint un proche d’Emma Goldman. Au cours des années 1890, l’ancien pasteur Bruno Wille (1860-1928) anima le mouvement des Théâtres populaires et dirigea Der Freidenker, le journal des libres-penseurs allemands.

[4] Pseudonyme de Karl Höfer, dont la principale spécialité était alors la contrebande de littérature anarchiste à la frontière germano-belge et qui sera par la suite condamné, avec d’autres anarchistes, à quatre ans de prison pour « haute trahison, injure à l’Empereur et association secrète ».

[5] À la suite de cette affaire, Sepp [Josef] Oerter (1870-1928), ouvrier relieur bavarois, sera condamné à huit ans de prison. Nommé responsable de l’organe anarchiste Der freie Arbeiter, en 1906, il fut contraint d’en démissionner deux ans plus tard, à la suite d’une affaire de détournement de fonds. En 1913, il adhéra de nouveau au SPD. Ayant rejoint l’USPD pendant la guerre, il devint ministre-président du Braunschweig en 1920. Peu avant sa mort, il se rapprocha de l’aile « gauche » du parti nazi, le NSDAP.

[6] Sur cette période de la vie de Rocker, le lecteur se reportera à ses « Souvenirs de mes années parisiennes ».

[7] Impliqué dans une affaire de fabrication d’explosifs, Karl Halbedl – dit Père Meyer ou Maier – , cordonnier d’origine hongroise, fut expulsé de Cisleithanie au début des années 1880. Après avoir été expulsé de Suisse où il avait émigré, il anima, à partir de 1886, la section parisienne du groupe anarchiste germanophone « Autonomie » et organisa, depuis la France, la contrebande d’écrits subversifs vers l’Autriche.

[8] Membre de l’opposition, mais très attaché au marxisme, Viktor Buhr s’opposa vivement à l’orientation anarchiste que prenait le Sozialist sous l’influence de G. Landauer. Après un court séjour à Paris en 1893, il émigra aux États-Unis – où on perd sa trace.

[9] Ancien membre de l’opposition et imprimeur de métier, Alfred Weidner (1871-1948) devint un publiciste libertaire de talent et fonda à Berlin plusieurs feuilles anarchistes. Parmi celles-ci, on signalera les fameux Der arme Conrad (« Pauvre Conrad », 1896-1899), une sorte de supplément populaire du Sozialist, et Der arme Teufel (« Pauvre bougre », 1902-1904), auquel collabora, entre autres, Erich Mühsam. Rédacteur, sous la République de Weimar, au Welt am Sonntag, il ouvrit les colonnes de cet hebdomadaire libéral de gauche à son ami Mühsam qui y publia régulièrement, à partir de 1925, poèmes et articles.

[10] Solomon Zainwill Rapaport (1863-1920), révolutionnaire proche du populisme russe, deviendra un célèbre auteur en langue yiddish sous le nom de Sholem An-Ski. On rappellera, pour mémoire, qu’il fut aussi l’auteur de l’hymne du Bund, Di Shvue [Le serment].

[11] Dans la semaine qui suivit l’attentat de Vaillant, le 12 décembre 1893, fut votée une première loi, dirigée contre la presse anarchiste, qui réprimait l’ « apologie » du meurtre. Six jours plus tard, le 18 décembre, une deuxième loi sanctionnait l’ « entente » entre anarchistes, qualifiée d’ « association de malfaiteurs ». Enfin, le 28 juillet 1894, une troisième loi visait l’ « incitation » et « tout acte de propagande anarchiste ». Ces lois d’exception, dites « scélérates », ne furent abolies qu’un siècle plus tard, le 23 décembre 1992.

[12] Inculpé lors du procès des Trente, en août 1894, Élysée Bastard sera acquitté, comme la plupart des accusés.

[13] Le Norvégien de naissance Rasmus Gundersen (1851-1930), tailleur de métier et ancien membre de l’AIT, était devenu anarchiste dans les années 1870. Réfugié à Londres, il était l’un des principaux artisans du groupe « Autonomie » et de son journal.

[14] Le CABV – Club communiste d’instruction des ouvriers –, dont Marx et Engels furent en leur temps les membres les plus éminents, a été fondé en 1840. Il fut à l’origine de la publication, en 1848, du Manifeste communiste. Bien que d’origine allemande, le CABV garda, tout au long de son histoire, un caractère international. On peut même dire qu’il est, par certains aspects, à l’origine de la Première Internationale (AIT).

[15] Charles Malato, Les Joyeusetés de l’exil. Chronique londonienne d’un exilé parisien, Mauléon, Acratie, 1985, p. 24.

[16] John Henry Mackay (1864-1933) fut à la fois un théoricien de l’anarchisme individualiste allemand et un poète de talent. De sa rencontre, à Londres, avec Maria Dänhardt, veuve de Max Stirner, naîtra sa volonté de prolonger les conceptions de l’auteur de L’Unique et sa propriété.

[17] « J’ai participé, écrira Rocker, à plus d’une réunion pénible dans ma vie, mais ce congrès de Londres les dépassa toutes en sombres machinations, en soumissions aveugles, en prétentions de domination. » [Mémoires, vol. 2.] Au lendemain de leur expulsion, les anarchistes et des socialistes révolutionnaires se réunissent, du 29 au 31 juillet, au Saint Martin’s Hall. En marge du congrès, se déroulera également, le 28 juillet, à Holborn Town Hall, une manifestation internationale de protestation anarchiste qui recevra, entre autres, l’adhésion de William Morris et de l’Independent Labour Party (ILP). Y prendront la parole Reclus, Kropotkine, Malatesta, Gori, Louise Michel, Domela-Nieuwenhuis, Landauer, Tortelier et Cornelissen.

[18] Pour en savoir plus sur la compagne de Rocker, le lecteur se reportera à « Hommage à Milly Witkop ».

[19] Le 6 juin 1896, un attentat a lieu à Barcelone, rue Cambios Nuevos. Il vise une procession religieuse, provoque la mort de six personnes et en blesse plus de quarante. Condamné par tous les journaux anarchistes espagnols, cet acte déchaîne, néanmoins, une répression féroce contre le mouvement libertaire : 400 militants sont conduits à la sinistre forteresse de Montjuich, 28 peines de mort sont requises, 8 sont prononcées, de lourdes peines de prison (de 8 à 20 ans) sont édictées. Cinq des 8 condamnés à mort – Tomás Ascheri, José Molas, Juan Alsina, José Nogués et Luis Más – sont fusillés le 4 mai 1897 dans les ravins du château maudit.

[20] Der Arbayter Fraynd [L’ami des ouvriers] parut à Londres de 1885 à 1916, avec quelques interruptions. Cet organe radical en langue yiddish ne devint réellement anarchiste qu’au début des années 1890, après avoir été une tribune ouverte à toutes les tendances du socialisme.

[21] Influencé très jeune par Bakounine et Lavrov, Aaron Liberman (1845-1880), juif d’origine russe, saisit très tôt la nécessité de propager les conceptions du socialisme en langue yiddish, position originale à une époque où les intellectuels juifs émancipés tendaient à se russifier. Sa vie durant, Liberman puisa dans les anciennes traditions communautaires de son peuple des raisons de s’opposer à la bourgeoisie juive et au rabbinat. Contraint à l’exil, il apprit le métier de typographe, dirigea plusieurs revues en yiddish – Haemet et Vperiod – et fonda, en 1876, l’Association des socialistes juifs, vilipendée par la bourgeoisie juive de Londres. A l’été 1880, il émigra aux États-Unis, où il mit fin à ses jours quelques mois plus tard.

[22] Morris Winchevsky (1856-1932), juif d’origine polonaise, fonda, à Londres, en 1884, Dos Poilishe Yidl, premier journal socialiste en langue yiddish, puis, en 1885, Der Arbayter Fraynd. Par la suite, ayant émigré aux États-Unis, il lança The Forward, à New York, et évolua vers le sionisme.

[23] En 1889, Saul Yanovsky (1864-1939), juif d’origine russe, fonda, à New York, le premier journal anarchiste en langue yiddish – Wahreit –, bientôt supplanté par le légendaire Fraye Arbayter Shtime. De 1892 à 1894, résidant à Londres, il s’opposa aux « impartiaux » du groupe éditeur et fit évoluer Arbayter Fraynd vers l’anarchisme. De retour à New York, Yanovsky poursuivit ses activités de propagandiste et relança, en 1900, Fraye Arbayter Shtime, qui, sous sa direction, acquit un grand prestige.

[24] 2 500 exemplaires en 1903, 4 000 en 1904, 5 000 en 1905. « Le nombre de lecteurs, précise Rocker, était bien supérieur si l’on sait que le journal passait de main en main. »

[25] Comme pour s’excuser du caractère par trop goy de ses choix, Rocker note, dans ses Mémoires, que la littérature de langue yiddish était encore balbutiante.

[26] Pour Rocker, diverses sont les causes qui expliquent ce développement, mais il insiste sur celle-ci : à la différences des autres émigrations, celle que constituent les juifs d’Europe centrale et orientale, sans doute la plus nombreuse, ne souhaite pas repartir vers la Pologne, la Russie ou la Roumanie. Elle est là pour rester, mais cherche à maintenir ses spécificités. C’est ainsi que les anarchistes juifs ne militent pas dans les syndicats anglais, mais créent leurs propres organisations de défense sociale et culturelle. D’où la profusion de groupes anarchistes juifs à Londres : une vingtaine…

[27] Rudolf, né d’un premier lit, rejoignit son père, à Londres, en 1899, à l’âge de six ans et fut, dès lors, élevé par le couple Rocker.

[28] Le 7 juin 1914, Malatesta, de retour en Italie, tient meeting à Ancône. À cette occasion, la police tire sur la foule, tuant trois personnes. En signe de protestation, l’Unione Sindacale Italiana (USI) lance un appel national à la grève générale, qui prend, à Ancône, un caractère nettement insurrectionnel, qui reste dans l’histoire sous le nom de « Settimana Rossa » (la Semaine rouge). À la mi-juin, Malatesta, recherché par la police, fuit l’Italie par la Suisse, déguisé en paysan, et, début juillet, réapparaît à Londres, barbe rasée. En tout, son séjour italien a duré un an, le temps de fonder la revue Volontà et de participer aux événements insurrectionnels d’Ancône.

[29] Issu du premier congrès de l’Internationale anarchiste (Amsterdam, août 1907) – auquel assista Rocker –, ce bureau, qui siège à Londres et se réunit une fois par semaine à Jubilee Street, est intégré par Malatesta, Rocker et Alexandre Schapiro.

[30] Menuisier de son métier, Wilhelm Pieck (1876-1960), qui fut à l’origine de la fondation du Parti communiste d’Allemagne (KPD) et dont Erich Mühsam disait qu’il était un « bon sous-officier prussien », termina glorieusement sa carrière de stalinien comme président de la RDA, fonction qu’il exerça de 1949 à 1960.

[31] Rudolf, le fils aîné de Rocker, dut attendre quelque temps encore sa libération. Sitôt obtenue, il rejoindra sa famille à Berlin, avant de s’en retourner en Angleterre, où il exerça la profession de correcteur jusqu’à sa mort, de maladie, en 1948.

[32] Sur Fritz Kater (1861-1945), le lecteur se reportera à l’étude « Fritz Kater et les origines du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne », que nous publierons dans le second volet de cette double livraison consacrée à Rocker.

[33] La Freie Arbeiter Union Deutschlands [FAUD, Union libre des ouvriers allemands] naîtra d’une mutation de la FVdG, lors de son XIIe Congrès – et Ier de la FAUD –, célébré à Düsseldorf en septembre1919. La « déclaration de principes » de la nouvelle organisation – au caractère syndicaliste révolutionnaire nettement marqué – fut rédigée par Rocker. La FAUD connaîtra un développement rapide et atteindra son apogée en 1920-1921, avec 150 000 affiliés.

[34] Le relatif succès du courant révolutionnaire connu sous l’appellation de « gauche allemande » s’explique d’ailleurs, en partie, par son identification au marxisme, filiation qui compliqua, malgré d’évidentes convergences thématiques, ses rapports avec la FAUD, et plus généralement avec le mouvement libertaire allemand. Cette « gauche allemande » se structura autour de deux organisations : l’AAUD et le KAPD. L’Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands (AAUD) naquit, en 1920, d’un rassemblement d’ « organisations d’usine ». Anti-syndicaliste et anti-parlementariste, l’AAUD dénombra jusqu’à 200 000 adhérents. Le Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands (KAPD) est, quant à lui, issu d’une scission du KPD. Fondé en avril 1920, il compta jusqu’à 40 000 adhérents. Les relations privilégiées que l’AAUD entretenait avec le KAPD provoqua, par la suite, en son sein, une scission, qui prit le nom d’AAU-E.

[35] Erich Mühsam (1878-1934) paya de quinze ans de forteresse sa participation au mouvement insurrectionnel bavarois. Il en purgera six et sera libéré en 1924.

[36] Gustav Landauer (1870-1919) fut abattu dans les rues de Munich, le 2 mai 1919, par les mercenaires venus mater l’insurrection.

[37] Le 13 mars 1920, des troupes du Freikorps occupent Berlin et installent Wolfgang Kapp, un fonctionnaire nationaliste, au poste de chancelier du gouvernement putschiste. Le président social-démocrate Friedrich Ebert et le Parlement de la République se retirent à Dresde. La riposte ouvrière est immédiate. Après une grève générale de quatre jours, Kapp et le Freikorps se retirent de Berlin le 17 mars.

[38] Même s’il fut élu maire de Hanovre après le putsch de Kapp, la carrière politique du sinistre Gustav Noske (1868-1946) – responsable direct de la répression anti-ouvrière au cours de l’année 1919 – se termina là.

[39] Sur le sujet, on lira avec intérêt « Le coup d’État de Kapp et la grève générale. Débats sur l’anarchisme et la non-violence dans l’Allemagne des années 20 », traduction française partielle – consultable sur http://refractions.plusloin.org/ et parue dans Réfractions, n° 5, printemps 2000 – d’une étude publiée dans Graswurzelrevolution, n° 142, mars 1990. « Il est évident, y est-il signalé, que de telles expériences ont fortement marqué l’évolution du mouvement ouvrier ainsi que les relations entre les gauchistes et le Parti social-démocrate allemand. Beaucoup d’historiens pensent que, plus tard, si aucune grève générale n’a été engagée contre le régime nazi, cela s’explique par les expériences vécues lors de la grève générale de 1920. »

[40] La FAUD dispose également de plusieurs titres régionaux et de périodiques consacrés aux jeunes– Junge Anarchisten –, aux femmes – Der Syndikalistische Frauenbund – et même aux enfants – Proletarisches Kinderland. Dans le même registre, on citera Besinnung und Aufbruch, journal de la Guilde du livre ; Die Schaffende Frau, édité à Dresde ; Der Arbeitslose, dont la particularité consiste à remplacer Der Syndikalist quand celui-ci se voit interdit par les autorités. Enfin, en 1927, la FAUD crée la revue Die Internationale. Il faut, par ailleurs, noter qu’en plus des publications directement liées à la FAUD, le mouvement libertaire allemand dans son acception plus large dispose d’autres titres, comme Der Freie Arbeiter, organe de la Fédération anarchiste d’Allemagne, ou encore Fanal, revue éditée, de 1926 à 1931, par Erich Mühsam.

[41] Verlag Syndikalist, dont la cheville ouvrière fut Max Winkler, constituera un des plus beaux fleurons de la FAUD. Elle éditera des livres ambitieux – une quarantaine – et un nombre considérable de brochures à petits prix, largement diffusées. Désireuse de ne pas se cantonner à la stricte sphère militante, Verlag Syndikalist aura un statut d’entreprise privée, adhérant à la Verband Deutscher Verleger, association des professionnels de l’édition.

[42] Sur ce sujet, on se reportera à l’étude fort complète d’Eduardo Colombo – « L’AIT : l’alternative libertaire » –, parue dans le n° 4 (décembre 1988) de la revue Itinéraire, consacré à Rocker.

[43] Les Mémoires de Rocker sont riches en portraits de cette diaspora anarchiste qui transita par Berlin au cours des années 1920. Nombre de ces résidents berlinois provisoires devinrent, du reste, ses amis intimes. Citons, parmi beaucoup d’autres, G. P. Maximoff et Olga Freidlin, sa compagne, Voline, Emma Goldman, Alexander Berkman, Diego Abad de Santillán – qui épousera la fille de Kater, Elise, et deviendra le traducteur attitré de Rocker en espagnol –, Valeriano Orobón Fernández – qui connaîtra sa future compagne, Hilde Tage, à Berlin.

[44] Fin 1928, raconte Rocker, la commission administrative de la FAUD reçut d’Otto Strasser (1897-1974), au nom du NSADP, la proposition d’organiser une controverse publique entre les deux organisations. La FAUD releva le gant. La controverse prit la forme de trois assemblées publiques. La première opposa Rocker à O. Strasser ; la deuxième, Rocker à Herbert Blank ; la troisième, plus houleuse, Rocker et Mühsam à Schapke et à O. Strasser. Pour Rocker, cette controverse publique – qui fut un cas unique – tourna nettement à l’avantage de la FAUD. En 1933, O. Strasser dut fuir l’Allemagne pour échapper à la vengeance d’Hitler qui, en représailles, fit assassiner son frère Gregor (1892-1934) lors de la « Nuit des longs couteaux ».

[45] Le hasard voulut, raconte Rocker dans ses Mémoires, qu’une réunion du bureau de l’[[AIT se tienne au même moment à Berlin. Il rapporte que le cénétiste Eusebio Carbó avait le plus grand mal à saisir le pourquoi d’une telle passivité de la part du prolétariat allemand, et il ajoute : « Il avait raison de ne pas comprendre, car seule l’Allemagne était capable d’une telle chose. La discipline de fer dans laquelle avaient été éduqués les ouvriers allemands rendait impossible, ou très difficile, de leur part, la moindre initiative contre leurs chefs, et ce même s’ils étaient en désaccord avec eux. »

[46] Sur l’incendie du Reichstag, la lecture des Mémoires de Rocker est, avouons-le, très décevante. Il y reprend, en effet, sans exprimer le moindre doute, la thèse véhiculée en son temps par le Livre brun, publié par le Comité international d’aide aux victimes du fascisme, un appendice kominternien. Rappelons que cette thèse fait de Marinus Van der Lubbe, l’incendiaire du Reichstag, un simple d’esprit manipulé par les nazis, alors qu’il fut un communiste de conseil ayant agi seul pour dénoncer la passivité du prolétariat allemand. On lira avec profit, sur le sujet, Marinus Van der Lubbe et l’incendie du Reichstag, de Nico Jassies – Paris, Editions antisociales, 2004, 192 p.

[47] Arrêté le 23 février 1933, Erich Mühsam fut envoyé au camp d’Orianenburg, où, après avoir subi quantité d’humiliations et tortures, il sera pendu par ses bourreaux le 10 juillet 1934.

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