Si les "années 60" ont existé, au moins sur le calendrier, l’histoire ne se divise pas en décennies. Elle est un continuum, avec différentes grilles de lecture. Chaque génération reprend un flambeau, sans que l’on sache très bien la destination finale.
Parfois elle s’accélère autour d’évènements déclencheurs. Parfois les évolutions sont imperceptibles. Souvent, ces deux phénomènes cohabitent.
La recherche historique académique ressemble au journalisme. Elle prétend à une "objectivité" qu’elle ne peut pas atteindre puisque cette notion n’existe pas. Elle n’est pas à rejeter mais elle nécessite une réponse "subjective" , une critique qui éclaire les évènements et les hommes et femmes qui y ont participé , à l’aide d’une lecture de l’histoire "engagée", c’est à dire avec un sens et un but. Sinon, l’Histoire est détournée au service d’idéologies et de systèmes qui la répandent pour justifier leur propre vision du monde. L’information comme l’Histoire doit être plurielle.
C’est ainsi par exemple qu’une revendication principale des étudiants noirs dans les années soixante fut la création de Département d’Etudes de l’Histoire afro-américaine. (Ce qu’ils ont obtenu)
Ainsi la version des "années 60’ est-elle différente selon qu’elle a été écrite par ses propres acteurs ou par des témoins, ou encore par des historiens qui n’en ont pas été les témoins directs. Ajoutez-y
les grilles de lecture idéologiques et vous obtenez autant d’histoires différentes que d’observateurs.
Les "années soixante" américaines puisent leurs racines dans de nombreux terreaux différents. Elles furent une remise en question globale de la "norme", politique, économique, culturelle, spirituelle, sociale mais ce refus de l’ordre établi n’est pas une caractéristique de cette période. L’originalité en est sans doute la simultanéité.
Le combat féministe n’est pas né dans les années soixante, pas plus que les expériences communautaires, la contestation étudiante, ou encore l’antimilitarisme.
Mais revenons à la "contre culture", terme dont la paternité est attribué à Theodor Roszak dans son essai paru en 1970 "
The Making of a Counter Culture".(1)
Pour définir ce que serait la contre culture, il faudrait d’abord établir ce qu’est la "culture". Tâche malaisée si l’on sait que Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn en 1952, ont rassemblé plus de 200 définitions différentes du terme culture dans un ouvrage intitulé "
Culture: a critical review of concepts and definitions."
Sans prétention aucune, disons que la contre culture repose sur la remise en cause des modèles et conventions artistiques dominantes, sur une conception autre de la place et du rôle de l’art, de la place de l’artiste dans la société.
A noter que les formes contre culturelles ont une existence éphémère puisqu’une forme artistique contre culturelle lors de son apparition peut devenir à terme intégrée, ou "récupérée" par le modèle dominant.
Les auteurs à scandale du milieu du vingtième siècle paraissent aujourd’hui tout à fait inoffensifs.
Le Festin Nu de William Burroughs, tout comme
Tropique du Cancer de Henry Miller,
Ulysses de James Joyce, et même
L'Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence sont interdits de publication. Il faudra attendre 1966 pour que la Cour Suprême des Etats-Unis reviennent sur cette décision
Le rock'n'roll avait commencé, au début des années cinquante, à froisser quelques susceptibilités puritaines. La “
Miss Molly" de Little Richard "who sure liked to ball” - fit scandale, bien qu’il assurait que "to ball" (baiser, en argot) signifiait "danser" .
Le 12 mai 1963, Dylan qui doit participer au Ed Sullivan Show, se voit refuser l'interprétation de "
Talkin' John Birch Society Blues" par Stove Phelps, conseiller à la programmation de CBS. Le même titre sera retiré de
The Freewheelin', sur lequel il était initialement prévu sous la pression des avocats de CBS.
"Une nouvelle stratégie innovante de contrôle social fut introduite dans l'Amérique prospère :la carotte devint aussi grosse que le bâton—plus grosse, peut-être. L'argent qui se déversait du filon de la Seconde Guerre Mondiale rendait envisageable et faisable pour le monde des affaires américain de flirter avec la vieille revendication populiste de "partage des richesses...
Plutôt avoir la paix dans les rangs et un flot continu de biens de consommation sur le marché que des grèves et des soulèvements.
Le marché était le suivant: Laissez le Pentagone, la CIA et General Dynamics mener le bal et la corne d'abondance continuera à couler. Les récompenses de l'obéissance ne furent jamais aussi élevées. En revanche, les sanctions pour dissidence furent rarement aussi sévères . Pour ceux qui marchaient en dehors des clous, la barrière McCarthyste était prête à s'abaisser. C'était l'époque où les gens refusaient de signer une pétition pour le Bill of Rights de crainte de perdre leur travail, leur certificat de sécurité et leur compte en banque."('1)
Les institutions sociales veillent à la moralité de la jeunesse. Et en premier lieu, l'université, l'alta mater, le loco parentis. Cette dernière ne se contente pas, en effet, de dispenser le savoir académique indispensable pour la réussite d'une brillante carrière. Elle est la garante des valeurs, le chaperon, pour la jeunesse des campus, éloignée de l'abri protecteur familiale. Le dortoir de chaque sexe est une forteresse sous haute surveillance et le renvoi immédiat attend tout étudiant vivant avec un représentant de l'autre sexe en dehors du campus. Un autre rôle de l'université est bien entendu, de protéger la jeunesse contre toute propagande subversive.
Une partie des réflexions d'Herbert Marcuse portera également sur la thèse de l'organisation sociale (culture, politique, économie) comme poursuite de l'idéologie exclusive de la productivité matérielle. La vie personnelle se repliant alors sur des modes de vie uniformes et non contestataires.
"Une des réalisations de la civilisation industrielle avancée est la régression non-terroriste et démocratique de la liberté - la non-liberté efficace, lisse, raisonnable qui semble plonger ses racines dans le progrès technique même." (2)
C. Wright Mills, donnera un nom à la situation sociale américaine de l'époque : l'apathie. Les Students for A Democratic Society en reprendront le terme :
"L'apathie, suspections-nous, étaient ce que le gouvernement et les bureaucrates souhaitaient vraiment. L' apathie n'était pas notre faute, ni un accident, mais le résultat de l'ingénierie sociale par ceux qui dirigeaient les institutions, qui nous enseignaient, qui nous employaient, qui nous divertissaient, qui nous enrolaient, qui nous ennuyaient, qui nous controlaient, qui voulaient que nous acceptions l'absolue impossibilité d'une autre façon d'être . C'est pour cette raison que notre rhétorique mettait l'accent sur les "gens ordinaires" évoluant "en dehors de l'apathie" (le terme était de C. Wright Mills) afin de “faire l'histoire” (3)
C’est en réponse à "cette absolue impossibilité d’une autre façon d’être" que se sont développé les formes contre culturelles dès l’après guerre et jusque dans les années 60. Elles sont souvent trop vite cataloguées comme "nihilistes" , "individualistes" ou "hédonistes" alors qu’elles peuvent être comprises comme une forme de résistance. Contre culture, sous ses différentes formes, et contestation politique seront constamment liées plus qu’opposées .
Dès 1947 Madeline Gleason organisa le First Festival of Modern Poetry à la Lucien Labaudt Gallery, sur Gough Street à San Fransisco. Elle y présenta une douzaine de poètes parmi lesquels Rexroth, Robert Duncan et Spicer. Ce fut la première apparition publique de pratiques poétiques expérimentales qui deviendront courantes par la suite à San Fransisco.
Le Black Mountain College était une initiative expérimentale engagé dans une approche interdisciplinaire. Concernant la poésie, y séjournèrent notamment Charles Olson, Robert Duncan, Denise Levertov, Jonathan Williams, Ed Dorn et Robert Creeley. Ce dernier, également éditeur de la Black Mountain Review en 1955, s'installa à San Francisco deux ans plus tard et devint le trait d'union entre les poètes de Black Mountain et la San Francisco Renaissance.
Kenneth Rexroth définit cette avant garde dans Disengagement: (4)
"Je dirais que les poètes les plus influents de la jeune génération d'avant-garde sont Denise Levertov, Robert Creeley, Charles Olson, Robert Duncan et Philip Lamantia. L'éditeur d'avant garde le plus influent est peut-être Cid Corman, avec sa revue Origin. Golden Goose de Richard Emerson et la Black Mountain Review de Robert Creeley semblent avoir temporairement suspendu leur publication. Jonathan Williams, un bon poète lui-même, édite Jargon Press.
Tout ce jeune groupe partage pas mal de points communs. Ils sont tous plus ou moins influencés par la poésie française, par Céline, Beckett, Artaud, Genet à des degrés divers. Ils sont aussi influencés par William Carlos Williams, D.H. Lawrence, Whitman, Pound. Ils sont tous intéressés par l'art et la religion orientaux, certains d'entre eux se revendiquent même bouddhistes. Politiquement, ils sont tous fortement critiques vis à vis de l'Etat, de la guerre et des valeurs de la civilisation commerciale. La plupart d'entre eux ne se définiront pas comme anarchistes, simplement parce que adopter un tel label impliquerait une adhésion à un “mouvement.” Tout ce qui ressemble à une idéologie explicite est suspect (...) tous voient la poésie comme communication , déclaration d'une personne à une autre. Ainsi, ils évitent tous l'ambigüité étudiée et les jeux de mots métaphysiques de la Génération Réactionnaire et recherche la transparence de l'image et la simplicité du langage"
Avec le Reed College de Portland, où se côtoyaient Gary Snyder, Philip Whalen et Lew Welch qui, avec Kirby Doyle, allaient constituer le noyau beat de la Côte Ouest, avec Lawrence Ferlinghetti qui ouvrira la City Lights Bookstore à San Fransisco en 1953 et, deux ans plus tard, de la City Lights Press, avec Allen Ginsberg qui fera le lien avec les écrivains de Greenwich Village, on obtient à peu près tout ce qui fut appelé la Beat Generation.
Mais cette notion de San Francisco Renaissance dépasse la seule poésie et englobe les domaines des arts vivants et visuels, de la philosophie, des intérêts inter culturels, (notamment l’intérêt pour les cultures asiatiques) et de nouvelles sensibilités sociales. Ou comme l'écrit Kenneth Rexroth dans The Art of the Beat Generation,(4) la poésie même devient une force sociale :
"Cela signifie que la poésie est devenue une force sociale réelle — quelque chose qui a toujours été présenté jusqu'à présent comme un un rêve utopique à la William Morris.’
(1)The Making Of A Counter Culture Theodore Roszak University Of California Press 1968 introduction à l'édition 1995
(2)(H. Marcuse, Le problème du changement social dans la société technologique, 1er ed 1961 ; re-ed Homnisphères 2007, p.30).
(3)"New Port Huron Statement" de Tom Hayden Avalon Publishing Group comme introduction à “The Port Huron Statement : The Visionary Call of the 1960s Revolution” automne 2005.
Trad française
http://www.freakencesixties.yi.org/textes%20et%20doc/nouvelledeclarationdeporthuron.html(4) The Art of the Beat Generation
http://www.bopsecrets.org/rexroth/beats.htm