Etymologie de mots, "libertaire,"Le grand soir,économie...

Etymologie de mots, "libertaire,"Le grand soir,économie...

Messagede Pïérô » 06 Juil 2012, 01:14

histoire du mot libertaire, texte mis en ligne sur le site de la CLA (Coordination des libertaires de l'Ain)
http://www.cla01.org/

Histoire du mot libertaire

Le mot libertaire est formé à l’aide du suffixe -aire, qui a tout aussi bien servi à la formation de noms que d’adjectifs du vocabulaire politique (révolutionnaire, réactionnaire, prolétaire ou égalitaire), sur le radical libert-, qui apparaît tel quel dans le latin libertus (forme secondaire du participe parfait passif, liberatus, du verbe libero : « donner la liberté, affranchir ») : « esclave qui a reçu la liberté, affranchi ». Contrairement à libertin (Furetière, 1690 : « qui ne veut pas s’assujettir aux lois, aux règles de bien vivre, à la discipline d’un monastère »), qui a la même origine (Id., 1690 : « Dans le droit romain, on appelle libertin un esclave affranchi, par relation à son patron »), ce n’est pas un mot ancien, mais un néologisme introduit dans la langue française, sous une forme nominale, par l’anarchiste Déjacque. En témoigne l’inventeur du mot socialisme (voir L’Éclat n°2, p. 8), Leroux, qui écrivait en 1858 : « Ce n’est plus Proudhon, en effet, qui peut représenter aujourd’hui cette Secte [...]. L’étendard Liberté est aujourd’hui aux mains d’un de ses disciples, d’un anarchiste comme lui, mais qui prend l’anarchie plus au sérieux encore que lui. C’est Dejacque, un prolétaire, qui écrit à New York une feuille, dont le titre, néologisme inventé par lui, exprime bien sa pensée : Le Libertaire ».

Et de fait, le mot apparaît pour la première fois, au sens d’anarchiste radical opposé à anarchiste juste-milieu et libéral, dans un pamphlet de Déjacque adressé à Proudhon en 1857 :

Mettre la question de l’émancipation de la femme en ligne avec la question de l’émancipation du prolétaire, cet homme-femme, ou, pour dire la même chose différemment, cet homme-esclave – chair à sérail ou chair à atelier –, cela se comprend, et c’est révolutionnaire ; mais la mettre en regard et au bas du privilège-homme, oh ! alors, au point de vue du progrès social, c’est dépourvu de sens, c’est réactionnaire. Pour éviter toute équivoque, c’est l’émancipation de l’être humain qu’il faudrait dire. Dans ces termes, la question est complète ; la poser ainsi c’est la résoudre : l’être humain, dans ses rotations de chaque jour, gravite de révolution en révolution vers son idéal de perfectibilité, la Liberté [...]. Votre entendement bourrelé de petites vanités vous fait voir dans la postérité l’homme-statue, érigé sur le piédestal-femme comme dans l’antérité l’homme-patriarche, debout auprès de la femme-servante. Écrivain fouetteur de femmes, serf de l’homme absolu, Proudhon-Haynau qui avez pour knout la parole, comme le bourreau croate, vous semblez jouir de toutes les lubricités de la convoitise à déshabiller vos belles victimes sur le papier du supplice et à les flageller de vos invectives. Anarchiste juste-milieu, libéral et non libertaire, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l’homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronie du mâle sur la vassale femelle ; logicien à bésicles, vous voyez l’homme par la lunette qui grossit les objets, et la femme par le verre qui les diminue ; penseur affligé de myopie, vous ne savez distinguer que ce qui vous éborgne dans le présent ou dans le passé, et vous ne pouvez rien dé-couvrir de ce qui est à hauteur et à distance, ce qui perspective de l’avenir : vous êtes un infirme !

Déjacque a beaucoup fait pour imposer son néologisme, à commencer par la publication d’une revue intitulée Le Libertaire, Journal du mouvement social, dont il a rédigé seul les 27 numéros parus à New York entre juin 1858 et février 1861. C’est dans le n°1, qu’en définissant la ligne de son journal, il a en même temps fixé le sens du mot libertaire (« partisan de la liberté absolue et universelle ») :

Il a pour principe, un et supérieur : La liberté et en tout et pour tous. Il ne reconnaît d’autorité que l’autorité du progrès. En tout et pour tous, il veut l’abolition de tous les esclavages sous toutes les formes, l’affranchissement de toutes les chairs et de toutes les intelligences. Le Libertaire n’a de patrie que la patrie universelle. Il est l’ennemi des bornes : bornes-frontières des nations, propriété d’État ; bornes-frontières des champs, des maisons, des ateliers, propriété particulière ; bornes-frontières de la famille, propriété maritale et paternelle. Pour lui, l’Humanité est un seul et même corps dont tous les membres ont un même et égal droit à leur libre et entier développement, qu’il soient les fils d’un continent ou d’un autre, qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre sexe, à telle ou telle autre race. De religion, il n’en a aucune ; il est protestant contre toutes. Il professe la négation de Dieu et de l’âme ; il est athée et matérialiste, attendu qu’il affirme l’unité universelle et le progrès infini ; et que l’unité ne peut exister, ni individuellement ni universellement, avec la matière esclave de l’esprit et l’esprit oppresseur de la matière, comme le progrès non plus ne peut être infiniment perfectible s’il est limité par cette autre borne ou barrière où les humanicides ont tracé avec du sang et de la boue le nom de Dieu.

Malgré la tentative de Proudhon d’imposer au terme libertaire la signification réduite d’individualiste, c’est-à-dire de défenseur d’une « théorie de l’égoïsme bien entendu » (« l’utopie des libertaires »), qui « fait consister uniquement l’organisation sociale dans le développement de la liberté individuelle » et « n’a pu recevoir le moindre commencement d’exécution » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, 1860, t. i, p. 58-59), le mot libertaire a d’emblée concurrencé le vocable anarchiste (voir L’Éclat n°3, p. 10). Sous sa forme adjectivale, il en est même devenu synonyme après 1875, dans des expressions telles que communistes-anarchistes et communistes-libertaires, employées l’une et l’autre par les disciples de Bakounine. Vulgarisé par sa présence dans le titre de plusieurs périodiques (Le libertaire [1892, 1893-1894 et 1895-1956], Le Monde libertaire depuis 1954 et Alternative libertaire depuis 1991), c’est dans cette acception qu’il est entré dans la langue littéraire, puis dans celle de tous les jours : Zola parle ainsi, en 1901, d’un « artisan libertaire, vivant en dehors des coutumes et des lois » et Anatole France, en 1914, d’un « individu très dangereux, bien connu dans les milieux anarchistes et ayant déjà subi plusieurs condamnations pour écrits ou discours libertaires ». Depuis lors, la forme adjectivale du terme a même supplanté l’adjectif anarchiste dans des expressions comme communisme libertaire (la locution communisme anarchiste est aujourd’hui devenue rare) et école libertaire (l’expression école anarchiste est inusitée).
http://www.cla01.org/spip.php?article129
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Re: Etymologie de mots, "libertaire,"Le grand soir,économie.

Messagede PN Poitiers » 04 Déc 2014, 12:22

L’étymologie des mots de l’économie

http://pn86.noblogs.org/?p=12947

L’étymologie des mots de l’économie

Les mots sont importants, car ils conditionnent une certaine vision du monde. Le langage est traversé par des rapports de force historiques. Il est intéressant de se pencher sur l’étymologie des mots que nous employons, qui n’ont rien de neutre.

La notion même d’économie vient du grec oikos et nomos, soit les “normes” qui permettent au maître de régir et d’administrer sa “maison”, son domaine, sa femme (enfermée dans le gynécée) et ses esclaves (eux aussi isolés, et rentabilisés au maximum comme des machines). Xénophon a popularisé cette notion dans son livre L’économique, qui a connu un regain d’intérêt à la Renaissance, ère de l’avènement politique de la bourgeoisie. Xénophon y expose les moyens d’augmenter la productivité et la rentabilité du domaine, par la gestion autoritaire du maître. Xénophon était un chef militaire grec, aux idées aristocratiques et monarchistes. Il s’opposait à la notion de démocratie. Cette dimension philosophique et politique très autoritaire de l’économie, liée à l’exercice de la religion et de l’éducation, sera reprise et accentuée dans Les économiques du pseudo-Aristote.

L’économie est politique, ses mots nous le confirment.

Argent : du latin argentum : l’argent (le métal). Comme l’or, l’argent était extrait par les esclaves pour la plupart captifs de guerre (dont l’espérance de vie dans les mines était très faible), et servait à fabriquer la monnaie. Celle-ci était à l’origine consacrée aux dieux : “monnaie” vient de Juno Moneta, divinité romaine près du temple de laquelle on frappait la monnaie. La monnaie métallique fut largement promue par les Etats antiques de façon à rémunérer les soldats.

Capital : du latin capital : crime capital, ou de l’adjectif capitalis : relatif à la tête ; mortel, fatal, funeste. Le terme est issu de caput : la tête, l’existence, le commencement, le chef.

Chèque : du persan shah : le roi.

Chiffre (d’affaire, etc.) : de l’arabe ṣifr : le vide, via le bas-latin cifra : zéro.

Chômage : du bas-latin caumare, se reposer pendant la chaleur, faire une sieste. Terme lui-même dérivé du grec kauma, la chaleur, qui a aussi donné le mot “calme”.

Commerce : du latin cum- (avec), et merx : le salaire, le coût d’un acte honteux ou illégitime, le châtiment, le préjudice, la rente (qui a aussi donné le mot “marché”).

Crédit : du latin credere : croire (en dieu), par extension prêter (croire au remboursement d’une somme prêtée). Créance a aussi pour origine credentia : la croyance, et par extension la confiance. Le terme “fiduciaire” vient aussi de fides : la foi.

C.V. : du latin curriculum vitae : course de la vie. On peut aussi comprendre “course pour la vie”, car curriculum désigne aussi la lutte à la course, la lice, l’hippodrome ou le char de guerre.

Emploi : du latin implicare : plier, envelopper, entortiller, emmêler, lier, placer dans l’embarras et la confusion.

Investissement : du latin investire : revêtir, garnir, qui par extension signifie entourer, cerner militairement de façon à priver les assiégés d’entrée ou de sortie.

Négoce, négociation : du latin neg-otium, le travail, le devoir, les obligations. On remarquera qu’il s’agit d’une notion négative : il s’agit de la négation, de l’absence, de la privation de otium, le loisir, l’activité libre, le temps libre (qui a donné le terme péjoratif “oisiveté”).

Patron : du latin pater : le père, suivi du suffixe diminutif -on, soit “petit père”. A Rome, le père détenait le pouvoir sur la famille et les esclaves (le “pater familias”) d’où le terme dérivé à connotation politique, le patricien, membre de la classe dominante seule autorisée à accéder aux magistratures.

Privé : du latin privare : isoler, séparer, priver de, dépouiller.

Salaire : du latin salarium (dérivé de sal : le sel), qui désigne la ration de sel donnée aux soldats de l’armée romaine, puis la solde qui leur était versée pour se procurer des vivres, puis une rémunération en général.

Service : du latin servitium : esclavage, servitude, joug. Servus : esclave. Servire : être asservi.

Solde(s) : de l’italien soldo, le salaire du soldat, par extension l’indemnité donnée au soldat.

Taxe : du latin taxare : toucher brutalement, frapper, attaquer, blâmer, et par dérivation, fixer un prix.

Travail : en ancien français : tourment, souffrance. Vient du latin tripalium : instrument d’immobilisation et de torture à “trois pieux”, où étaient attachés les esclaves récalcitrants. En russe, travail se dit rabota (de rab : esclave). Le terme a donné le mot “robot”.

John Rackham, groupe anarchiste Pavillon Noir

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Re: Etymologie de mots, "libertaire,"Le grand soir,économie.

Messagede bipbip » 31 Aoû 2017, 15:43

L’imaginaire libertaire du Grand Soir

Depuis la fin du XIXe siècle, la révolution sociale reste associée au Grand Soir. Un grand mouvement de révolte doit balayer l'ordre existant.

Le Grand Soir est créé par l’imaginaire libertaire en France à partir de la fin du XIXe siècle. C’est le moment de la révolution sociale et de la rupture avec l’ordre existant. En France, le Grand Soir anime les syndicalistes révolutionnaires et une grande partie du mouvement anarchiste. La grève générale accompagne cet imaginaire. Aurélie Carrier se replonge dans cette histoire pour faire revivre l’espérance révolutionnaire dans son livre sur Le Grand Soir.

La presse anarchiste relaie cet imaginaire insurrectionnel. « Le Grand Soir est une apothéose. Un événement soudain et imprévisible qui verra l’aboutissement fulgurant de la révolution sociale émancipatrice, marqué par l’écroulement total du vieil ordre et la mise en place d’une société harmonieuse », décrit Aurélie Carrier. Mais le Grand Soir devient un mythe fondateur qui dépasse les cercles libertaires pour susciter l’adhésion d’une grande partie des classes populaires et ouvrières. L’isolement et l’incertitude du lendemain accompagnent les conditions de vie des ouvriers. Ils décident de s’organiser comme une classe, séparée du reste de la société, portée par la croyance messianique de la révolution prochaine.

Un imaginaire anarchiste

« Au tournant du siècle, et au-delà des militants eux-mêmes, une large fraction du prolétariat rêve d’une transformation radicale du monde existant », observe Aurélie Carrier. Chaque lutte et chaque révolte porte la perspective d’un renversement ponctuel et brutal de l’ordre social. Le courant anarchiste rêve d’une société nouvelle, sans hiérarchie et sans Etat. « Aspirant à l’intégrale liberté, ils souhaitaient détruire tout l’édifice de contraintes sociales, toutes les formes de domination ou d’autorité qui pesaient sur les hommes », souligne Aurélie Carrier. A partir de 1880, le retour des communards permet le développement du courant anarchiste. Dans un contexte de crise économique et de misère sociale, la révolution semble imminente.

Les anarchistes estiment que le renversement du vieux monde est proche. Le syndicaliste Emile Pouget refuse même les réformes qui veulent aménager le capitalisme. Ces quelques miettes ne font que retarder l’imminence de la révolution à venir. La société bourgeoise, en pleine décomposition, semble au bord de l’effondrement. Face à une société malade de ses injustices sociales, le seul remède devient le Grand Soir.

La propagande anarchiste vise à combattre la passivité et la soumission ouvrière pour inciter à la révolte. Les moments de manifestations, de grèves et d’explosions spontanées de la colère ouvrière favorisent la diffusion des idées anarchistes. Chaque évènement peut devenir le premier acte de la révolution sociale.

Les anarchistes analysent les échecs des révolutions du XIXe siècle. Malgré des changements dans les régimes politiques, ces révoltes ne débouchent pas vers une amélioration du quotidien des classes populaires. Les libertaires valorisent alors la révolution sociale. La violence est considérée comme autoritaire par les anarchistes. Mais elle demeure indispensable pour briser l’exploitation et l’oppression. La classe bourgeoise ne se laissera pas exproprier volontairement.

C’est la destruction de l’ordre existant qui doit permettre la création d’un monde nouveau. Pour Mikhaïl Bakounine, « une liquidation générale est le préliminaire obligé de toute révolution ». C’est le feu qui symbolise le Grand Soir, pour mêler les images de vengeance et de purification. Les anarchistes veulent incendier les bâtiments et les lieux symboliques du pouvoir. « Il n’y aura pas de révolution sans destruction passionnée : seule la catastrophe révolutionnaire, avec un colossal déracinement, permettra aux hommes de se délivrer et d’atteindre leur idéal », résume Aurélie Carrier.

Un imaginaire romantique

La perspective du Grand Soir permet également d’inciter à l’action. « L’imagination créatrice est nécessaire, car elle permet de repousser les limites de la réalité. C’est par elle que naît l’action révolutionnaire, elle en est le ferment », souligne Aurélie Carrier. Le romantisme révolutionnaire du mouvement libertaire attire de nombreux écrivains.

Des journaux polémistes et pamphlétaires permet de faire de la littérature un combat. Les écrivains anarchistes veulent rompre avec les lieux communs et les conventions littéraires pour exprimer un cri de révolte. Georges Darien, Bernard Lazare ou Octave Mirbeau figurent parmi les plus connus. L’expression littéraire agit sur le cœur pour influencer la raison.

Les anarchistes refusent de décrire la société future en détail. Ils se contentent d’insister sur l’harmonie et l’épanouissement des individus. Malgré leur messianisme révolutionnaire, ils restent athées. Le mythe du Grand Soir correspond pourtant à une forme de millénarisme qui entend rompre avec un ordre social perverti et décadent.

Les mouvements millénaristes décrivent le salut comme collectif, terrestre, imminent, total et universel. Mais le millénarisme anarchiste découle d’une action consciente par les humains et pour les humains. Les libertaires ne considèrent pas que la société communiste libertaire surgira de manière immédiate et sans difficultés. Mais ils combattent la stratégie marxiste de la période de transition qui suppose une prise du pouvoir d’Etat.

Le Grand Soir apparaît également comme un mythe qui oriente l’action des anarchistes. Georges Sorel insiste sur l’importance du mythe pour entraîner les classes populaires vers la révolte. L’idéal doit inciter à l’action concrète. Le mythe libère l’imagination et pousse à l’affrontement. Les révoltes individuelles se transforment en mouvement révolutionnaire.

Un imaginaire syndicaliste révolutionnaire

La grève générale devient l’arme principale du syndicalisme révolutionnaire. L’Association internationale des travailleurs (AIT) insiste également sur la grève des producteurs contre les entreprises. En 1888, la France connaît une importante vague de grèves. C’est à partir de 1892 que commence la propagande en faveur de la grève générale. Les anarchistes refusent les actions partielles qui conduisent à la défaite et démoralisent le prolétariat. Ils refusent également de discuter avec les exploiteurs. En revanche, la grève générale doit permettre la destruction de l’Etat et l’appropriation collective des moyens de production.

Le syndicat s’organise sur des bases strictement économiques mais doit permettre la transformation révolutionnaire de la société. Emile Pouget insiste sur la « double besogne ». Le syndicat doit être un groupe de résistance face au patronat mais aussi un organe de préparation de la révolution. L’action directe est également valorisée. « Elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caractérise par la culture de l’autonomie, l’exaltation de l’individualité, l’impulsion d’initiative dont elle est le ferment », insiste Emile Pouget.

L’action directe favorise la prise de conscience de l’exploité. Les grèves partielles permettent également de diffuser des pratiques d’action directe. La grève devient une gymnastique révolutionnaire qui prépare les prolétaires à la révolution sociale. Elle permet de développer une conscience de classe et des pratiques d’entraide.

Le messianisme révolutionnaire des anarchistes se fond progressivement dans le discours syndical. La Confédération générale du travail (CGT) insiste sur la propagande pour la grève générale. La multiplication des luttes et des transgressions locales doit permettre de provoquer la grève générale. Cet imaginaire se confond avec celui du Grand Soir. En revanche, la grève générale s’inscrit dans les luttes de la classe ouvrière. La pratique précède la théorie.

Un imaginaire révolu

Le 1er Mai devient un moment de regroupement de la classe ouvrière. Cette journée de lutte inquiète la bourgeoisie et peut provoquer le Grand Soir. La CGT lance un mouvement pour la journée de huit heures de travail. Des arrêts de travail et des grèves annoncent une montée en puissance. Le 1er Mai 1906 devient un moment décisif. La lutte pour les huit heures doit permettre une amélioration des conditions de vie des ouvriers, avec plus de liberté et de bien-être. Surtout, cette lutte s’inscrit dans la perspective d’un renversement révolutionnaire du capitalisme.

Mais ce mouvement de grèves de 1906 apparaît comme un échec, même si une loi sur le repos hebdomadaire est votée. Les espérances révolutionnaires ne sont pas satisfaites. Le gouvernement tente d’éradiquer la CGT. Clémenceau, le « briseur de grève », utilise la répression. Mais il tente également de favoriser l’aile réformiste de la CGT contre la tendance révolutionnaire. Le courant libertaire est lui-même divisé. Certains veulent en finir avec le « romantisme révolutionnaire ». Ils valorisent les luttes du quotidien, même si la grève générale perdure comme un horizon lointain.

En revanche, Benoît Broutchoux reste attaché à une vision insurrectionnelle. Les syndicalistes révolutionnaires s’appuient sur les grèves des postiers et des cheminots pour tenter de généraliser la lutte. Mais l’appel de la CGT pour une grève générale de solidarité est un échec. Dans les secteurs directement concernés, la grève ne touche même pas toute la profession. Les syndicalistes et les anarchistes ne parviennent pas à empêcher la guerre. En 1914, « l’Union Sacrée » brise le rêve du Grand Soir.

Le militantisme actuel reste englué dans un soucis d’efficacité et d’immédiateté. La perspective révolutionnaire du Grand Soir semble abandonnée. Ensuite, les luttes sont spécialisées dans un domaine précis et ne s’inscrivent pas dans une démarche de changement global. « Le primat accordé à l’immédiateté et à l’investissement dans des causes visant à la transformation de la vie quotidienne (ou contre les discriminations) est devenu la norme et a rendu obsolète l’attente du Grand Soir », analyse Aurélie Carrier. En revanche, les mouvements sociaux de 2006 ou la lutte contre la Loi Travail de 2016 ravivent l’imaginaire révolutionnaire. De nombreux tags invitent à changer le monde ou à le détruire. Une nouvelle poésie de la contestation se développe.

Un imaginaire à raviver

Le livre d’Aurélie Carrier permet de faire revivre une période intense et passionnante. C’est l’apogée de l’anarchisme français. Le romantisme révolutionnaire se mêle au syndicalisme d’action directe. Aurélie Carrier décrit bien la généalogie du Grand Soir pour la resituer dans son contexte historique et politique. Son étude permet également de pointer les limites de l’anarchisme français et de l’imaginaire du Grand Soir.

La révolution sociale s’inscrit dans une vision eschatologique et quasi religieuse. Comme le théoricien marxiste Ernst Bloch, les anarchistes s’inscrivent dans un messianisme révolutionnaire. La révolution sociale, à travers le mythe du Grand Soir, devient plus une espérance qu’une réalité tangible. Néanmoins, ce messianisme ne plonge pas les anarchistes dans un simple attentisme. Le syndicalisme révolutionnaire permet d’ancrer le Grand Soir dans la réalité des luttes, des grèves et des pratiques d’action directe.

La force du Grand Soir libertaire consiste à relier la perspective révolutionnaire aux luttes concrètes. Cet imaginaire est critiqué par les marxistes autoritaires qui insistent sur une période de transition. Pour ces gauchistes, les luttes ne suffisent pas à ouvrir une perspective de rupture révolutionnaire. Les mouvements sociaux doivent alors confier à l’Etat le soin d’organiser la transition vers une société communiste. La réalité historique montre que cette période transition comporte surtout l’autoritarisme, la répression et les camps. Le Grand Soir libertaire propose au contraire d’orienter les luttes vers un communisme immédiat à travers la grève générale.

Néanmoins, les anarchistes et les syndicalistes ne sont pas exempts de toute démarche avant-gardiste. Des libertaires insistent sur les luttes sociales comme seule pédagogie. Les mouvements de grèves permettent d’agir et de réfléchir collectivement. Les pratiques d’action directe permettent de diffuser une conscience de classe. Mais la plupart des anarchistes restent enfermés dans une vision éducationniste pour colporter une morale frelatée. Les anarchistes peuvent valoriser l’exemplarité de l’action minoritaire. La propagande par le fait reste de la propagande. Les anarchistes continuent de séparer ceux qui savent, surtout eux-mêmes, du reste de la population. Les anarchistes veulent donc éduquer les ouvriers, ce qui suppose une séparation voire même une hiérarchie.

Ensuite, cette recherche d’éducation s’inscrit dans la défense d’un ordre moral. Les anarchistes se présentent comme végétariens et refusent l’alcool. Ils veulent imposer leur mode de vie à l’ensemble de la population. Même si c’est par l’éducation plutôt que par la force, cette démarche comprend une dérive autoritaire d’uniformisation. Cette morale s’accompagne évidemment d’une valorisation du travail contre la paresse. Alain Pessin observe que le romantisme est balayé par une « ascèse ouvrière », avec une imagination « aux fortes colorations positivistes, scientistes, éducatrices ». Cet anarchisme tranche avec le communisme libertaire espagnol qui s’oppose à la vieille garde des moralistes du travail. En France, la critique du travail et de la marchandise semble peu présente. L’appropriation des moyens de production demeure la seule perspective.

En revanche, le romantisme du Grand Soir doit être ravivé. Cette plongée historique d’Aurélie Carrier se termine d’ailleurs par un désir de dépassement des luttes revendicatives qui pullulent actuellement. La révolte doit permettre de détruire le monde marchand pour bouleverser tous les aspects de la vie.


Aurélie Carrier, Le Grand Soir. Voyage dans l’imaginaire révolutionnaire et libertaire de la Belle époque, Libertalia, 2017
http://editionslibertalia.com/catalogue ... grand-soir


Pour aller plus loin :

Dominique Kalifa, Mélancolies du Grand Soir, publié dans le journal Libération le 14 juin 2017
http://next.liberation.fr/livres/2017/0 ... ir_1576893

Le Grand Soir mis à jour. Une mystification réactionnaire à l'origine d'un mythe révolutionnaire !, publié sur le blog du livre La bande noire le 26 juin 2017
https://labandenoire.jimdo.com/grandsoirmisajour/

Claude Guillon, Aurélie Carrier éclaire “Le Grand Soir” ~ un livre & une rencontre (et la fête!), publié sur le blogue La Révolution et nous le 26 avril 2017
https://unsansculotte.wordpress.com/201 ... t-la-fete/


Liens dans le texte et photos http://www.zones-subversives.com/2017/0 ... n=politics
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