La Fédération anarchiste reprend sa place 1960-1965
1960 ! La nouvelle Fédération anarchiste est maintenant solidement installée rue Ternaux et son journal est reparti d’un bon pied. Un instant désorientés les groupes se reconstituent, les militants nous rejoignent. La Fédération reprend contact avec les organisations syndicales et humanitaires, qui sont son complément naturel. Enfin, par sa “politique”, elle est placée au centre de ces rassemblements informels qui, à l’extrême gauche, se nouent et se dénouent au hasard des circonstances.
On pouvait alors espérer que la Fédération anarchiste reprendrait sa marche en avant et son développement compatible avec la situation ambiante, et il en fut bien ainsi dans les années qui suivirent, au cours d’une période riche en événements politiques marqués par la fin de la guerre d’Algérie, l’agitation dans les écoles et l’incontestable prospérité des économies des Etats occidentaux. La grande politique elle-même évoluait sous l’impulsion du gaullisme qui avait ramené dans ses fourgons un quarteron de politiciens écartés du pouvoir par la Quatrième République et qui rêvaient de revanche. Le vieux parti socialiste conduit par Guy Mollet se désagrégeait. La jeunesse turbulente, qui avait perdu la foi dans les partis de gauche et d’extrême gauche, proposait déjà des lendemains qui hurlent à partir d’un salmigondis d’idées recuites, indigestes aux estomacs les plus solides. Un politicien roublard, Mitterrand, mouillé dans toutes les combines politiques de la Quatrième République se refaisait une santé dans l’opposition pendant que le Parti communiste, toujours en retard d’un événement, marinait paisiblement dans son jus, camouflé derrière des centaines de milliers d’adhérents attendant le grand soir !
Cependant, une partie de cette jeunesse qui cherchait sa voie clignait de l’œil vers notre organisation, et de nouveaux nuages s’amoncelaient sur notre tête.
On ne peut pas comprendre, donc expliquer, ce retour périodique, je ne dirais pas de la contestation mais de l’agitation dans nos milieux sans analyser sans complaisance les méthodes de recrutement de notre organisation. Ce qui singularise ce recrutement, c’est à la fois sa diversité et une extrême liberté. Notre mouvement, s’il constate le phénomène de classe de la société capitaliste et lutte pour son abolition, ne s’adresse pas seulement à la classe exploitée mais aussi à toute la population et, par conséquent, engrange dans ses groupes des femmes et des hommes de toutes conditions sans tenir compte de leur situation sociale. Ceux-ci ont souvent du mal à se défaire des pratiques dues à leur origine et ont tendance à reporter dans nos groupes l’environnement intellectuel dans lequel leur enfance a baigné.
Il suffisait qu’un personnage se réclame de l’anarchie pour qu’il soit admis dans un groupe, ce qui dérivait naturellement du laxisme qui règne dans nos milieux mais également de la faiblesse de certains de ces groupes qui, pour se renforcer, acceptaient quiconque se présentait s’il était parrainé par deux militants, lesquels souvent ne le connaissaient que superficiellement, avec l’espoir parfois justifié, mais pas toujours, que ce nouvel adhérent s’adapterait rapidement aux méthodes de travail des anarchistes. Ce système a ses avantages et ses inconvénients. L’avantage de faire confiance aux hommes, dans le plus pur esprit libertaire, l’inconvénient de permettre à des éléments douteux de s’introduire parmi nous. Mais, au cours de cette période tout au moins, une pratique plus grave se généralisa. Elle consistait à introduire dans nos milieux des groupes venus de l’extérieur, constitués parfois à partir d’idéologies différentes de la nôtre, n’ayant dans leur sein aucun militant averti susceptible de redresser des erreurs et qui agiront comme groupes de pression, prenant leurs consignes en dehors de nous et dont le projet consistait à marier le marxisme à l’esprit libertaire. Le groupe de Nanterre, qui fit tant parler de lui et qui nous rejoindra quelques années plus tard, fut l’exemple le plus évident de la volonté de certains personnages à rejoindre non pas la Fédération anarchiste mais à s’en emparer à des fins personnelles.
Ce fut le danger le plus grave que nous eûmes à affronter au cours de ces années, même si les adhésions individuelles nous posèrent quelques problèmes. Pour celles-ci, on peut constater qu’aucun des barrages les plus sévères n’a pu empêcher le “mitage” de la flicaille des organisations les plus fermées, le Parti communiste en est l’exemple le plus convaincant ; c’est bien conscient de ce problème pratiquement insoluble que pour un certain nombre de travaux sérieux la Fédération eut recours à un tri sévère des militants, ce qui réduisit considérablement les risques. A ma connaissance pendant toute cette période nous n’eûmes aucune bavure de type policier, aucune de ces histoires de flicaille qui réjouissent tant nos historiens.
Enfin, à partir de 1960, nous vîmes revenir un certain nombre d’individus qui avaient été dans la mouvance de Fontenis. Naturellement nous avions établi un barrage solide contre ceux que nous connaissions bien, mais nous étions désarmés devant d’autres qui n’avaient jamais vraiment appartenu à la Fédération, qui avaient été recrutés en dehors d’elle par des groupes dissidents et qui apportaient chez nous l’état d’esprit de ces groupes. Ceux-là nous créèrent des problèmes plus tard lorsqu’ils furent solidement installés dans nos milieux. Disons également que pour les admettres, nous fûmes souvent l’objet de pressions de nos bons camarades de province, pour qui Paris exerce une dictature sur le mouvement libertaire qu’il faut surveiller et qui étaient doués d’une naïveté sympathique qui frisait l’inconscience !
Mais peut-être plus qu’à tous ces dissidents professionnels qui sont le lot de toutes les organisations, ce fut l’esprit d’une jeunesse cherchant sa voie, qui se livrait à de multiples expériences à travers les partis de gauche et d’extrême gauche, quittant l’un pour rejoindre l’autre avant d’aller ailleurs, une jeunesse ayant plus de légèreté que de fond et qui mélangeait allègrement tous les slogans glanés au hasard de ses pérégrinations, une jeunesse ne méritant pas les éloges disproportionnés qu’en firent les politiciens de gauche à la recherche de sang frais pour ravigoter leurs cadres fourbus, oui ce fut cette jeunesse-là qui nous causa le plus de soucis ! C’est elle qui essaya de nous imposer la prise en compte du nationalisme algérien représenté par le F.L.N. comme instrument de la libération sociale du peuple d’Afrique du Nord. Je revois certains de ces personnages qui se réclamaient et qui se réclament encore d’un anarchisme à leur manière. Inaptes à tout travail cohérent, bavards impénitents, ils sont passés du nationalisme au marxisme, du gauchisme à l’individualisme le plus intransigeant. En vérité, leur vocation est d’être contre . Après avoir été chassés des partis de gauche, après avoir fait des expériences gauchistes, trotskistes, situationnistes, après avoir fait un peu de tapage dans nos milieux ils sont aujourd’hui sur la touche ! Provisoirement mais on peut leur faire confiance, le changement politique actuel va leur permettre pour un temps de remonter à la surface pour découvrir une nouvelle Terre promise.
Les grands dossiers que la Fédération anarchiste aura à traiter au cours des années soixante seront ceux de la guerre d’Algérie naturellement, ceux de Cuba et celui de l’arrestation de nombreux militants anarchistes espagnols réfugiés en France et poursuivis à la suite des remous produits par l’enlèvement à Rome d’un monsignore par un groupe de combat clandestin de la C.N.T., le groupe du 1er Mai, composé de militants des jeunesses libertaires espagnoles dans la clandestinité. Mais c’est incontestablement le dossier de la guerre d’Algérie qui provoqua le plus de remous.
Les militants formés par des idéologies exigeantes ont le défaut de leurs qualités. Nous n’échappions pas à cette règle, que n’ignoraient pas les politiciens qui se glissaient parmi nous. En ai-je vu de ces personnages, le doigt pointé vers nous en appelant à la tolérance, à l’équité, aux bons sentiments, toutes notions qu’ils méprisaient profondément depuis leur passage dans des officines où la maladie infantile du communisme était une bible et qui, avec sur le visage le sourire de l’innocence, nous sommaient au nom de la liberté dont nous étions les garants d’accepter n’importe quelle élucubration qu’ils avaient glanée autre part. Nous serons longtemps victimes de cette tactique avant que nous nous décidions d’y mettre un terme sous les clameurs indignées des politicards et des naïfs. Les hommes comme Fayolle, comme Laisant ou comme moi-même, qui nous inscrivions dans des courants anarchistes de doctrine différente, devront faire le barrage, et c’est peut-être celui d’entre nous qui, par son caractère, était le plus poussé à la tolérance, Maurice Laisant, qui se montra le plus énergique lorsque la coupe fut pleine.
Ce groupe de Kronstadt, dont j’ai déjà parlé autre part, dont le lâchage avait précipité la chute de Fontenis, s’était regroupé autour d’une revue, “Noir et Rouge”, revue à prétention intellectuelle et doctrinale qui devint le lieu de rencontre de tous les théoriciens en herbe d’un potage où anarchisme et marxisme barbotaient allègrement au gré de leurs fantasmes, grossis naturellement de tous ces personnages qui, pour une raison ou une autre, étaient en coquetterie avec la Fédération anarchiste et ses militants. Comme une plate-forme négative ne suffit pas à retenir longtemps des militants et que l’espace de la pensée anarchiste était occupé par une Fédération regroupant tous les courants du mouvement libertaire, les dirigeants de “Noir et Rouge” essayèrent de s’ouvrir un créneau, qui reste encore celui de leur descendance, et s’insérèrent entre la Fédération et les multiples groupuscules issus des scissions auxquelles le trotskisme se livre avec délice. Ce groupe et sa revue, médiocre à mon avis autant dans l’écriture que dans la créativité qui ne consista qu’en des mélanges contre nature du marxisme et de l’anarchisme, jouit pendant un temps d’un certain succès auprès de la jeunesse des écoles en rupture de parti ou d’organisation et prêts à se rassembler en autant de groupes qu’il existait de chefaillons décidés à jouer un rôle. Beaucoup de ceux-là sont aujourd’hui reconvertis dans des partis politiques sur lesquels ils crachaient allègrement, cependant ils ont conservé à travers leur évolution surprenante une haine solide contre les militants anarchistes qui les empêchèrent de faire main basse sur la Fédération et sur ses œuvres. Pour ma part je suis de ceux qu’ils conservent dans leur collimateur et je m’en honore.
Naturellement, ne s’appropriant que les mœurs des organismes dont il était issu, ce groupe, “Noir et Rouge”, vécut à travers les débats fracassants, des scissions, des querelles, des réconciliations tapageuses contre l’ennemi commun : la Fédération anarchiste ! Parmi ceux qui lâcheront Lagant et ses amis, se trouvait une mince équipe composée de militants ayant appartenu au groupe Kronstadt ancienne manière alors sur son déclin et que nous ne connaissions pas. Ils demandèrent leur adhésion à la Fédération anarchiste et nous eûmes la faiblesse d’accepter. Ils constituèrent alors un groupe Kronstadt nouvelle manière, comme de juste se réclamant du communisme libertaire. Battant le rappel, ils trouvèrent rapidement des appuis parmi un certain nombre de groupes de la région parisienne, pour lesquels cette étiquette conservait un pouvoir attractif certain et, à Montluçon en 1962, à l’occasion de notre congrès, ils reconstituèrent au sein de notre organisation, ce qui était parfaitement leur droit, une union des groupes communistes libertaires et nos emmerdements recommencèrent ! Certains de nos amis s’y laissèrent prendre, mais ni le groupe de Versailles, où militait Fayolle, ni le groupe Louise-Michel, qui se réclamait de Kropotkine, le créateur du communisme libertaire, ne participèrent aux travaux de cette tendance, ce qui ne manqua pas de susciter quelques réflexions dans notre mouvement.
Dès le début de la guerre d’Algérie la position de la Fédération anarchiste fut claire. Nous disions non au colonialisme, non à la guerre, mais également non à un nationalisme algérien constitué en parti, organisation de classe décidée à se servir d’un peuple en lutte pour sa libération pour imposer son pouvoir à travers des structures politiques et religieuses qui avaient fait leurs preuves autre part. Cette lutte contre le colonialisme, la jeunesse des écoles n’en perçut pas tout le contenu révolutionnaire et elle la ressentit plus prosaïquement comme une lutte contre la conscription, non pas la conscription en temps que phénomène impérialiste, mais la conscription sous son aspect je dirais utilitaire, dérangeant, dangereux également, et ils justifièrent leur refus de prendre part à cette sale guerre par le droit des Algériens à une patrie et par le refus du colonialisme, sans vouloir voir qu’un impérialisme allait laisser la place à un autre, et en camouflant sous des phrases nobles le désir d’échapper à ce merdier. Cette politique à courte vue, qui n’était rien d’autre que de la politique politicienne par l’entremise des bavardages des universités, influença des jeunes étudiants appartenant à la Fédération anarchiste et dans la mouvance de ce groupe de Kronstadt, surtout occupé à ne pas manquer le spectacle, quels que soient ses ordonnateurs. Pourtant, la Fédération anarchiste dans sa lutte contre la guerre d’Algérie resta ferme sur les principes de l’internationalisme prolétarien et, comme nous le verrons, elle entraîna dans cette lutte les syndicalistes et les humanistes qui refuseront de se laisser prendre au nationalisme, qu’il soit français ou algérien.
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C’est au milieu du mois de mai 1961 qu’éclata le putsch des généraux envoyés en Algérie par de Gaulle pour faciliter le désengagement de la France. Trois ans après les événements du 13 mai qui avaient ramené le général au pouvoir. Nous étions loin de la fameuse phrase équivoque : “Je vous ai compris.” Cette fois c’était contre leur grand homme, qui avait entamé des pourparlers pour mettre fin à la guerre, qu’un quarteron de généraux minables, dont certain, ressemblaient plus à des capitaines d’habillement qu’à des chefs de guerre, se rebellaient. Je ne m’étendrai pas sur des événements qui appartiennent à l’histoire et que le pays profond regarda comme on regarde un film à la télévision, que le contingent envoyé en Algérie subit avec plus ou moins de mauvaise humeur jusqu’à l’appel de de Gaulle qui sonna le glas de l’aventure militaire mais laissa en place la révolte des pieds-noirs. Je veux simplement rappeler quel fut le rôle de notre Fédération anarchiste dans la mobilisation des militants d’extrême gauche pour faire face à ce coup de force qui devait dans la métropole parachever celui qui était réalisé à Alger. Dans l’éditorial consacré à ces événements et où naturellement je donnais une version édulcorée, j’écrivais :
“Dans cette bataille, notre Fédération anarchiste fut constamment présente. Dès les premiers instants de l’insurrection elle envoyait à la presse le communiqué que nous publions ci-contre. Elle prenait les liaisons nécessaires avec les organisations syndicales, elle reconstituait autour d’elle le comité de coordination des organisations syndicalistes et libertaires, elle préparait une proclamation situant les responsabilités et appelant à la lutte pour la défense des libertés essentielles. Des permanences étaient ouvertes, une liaison avec nos camarades ayant des responsabilités syndicales et restés à leur poste était établie. Nous pouvons dire très tranquillement que dans le désarroi et la panique qui s’étaient emparés des esprits, les militants de notre Fédération, qu’entourait un certain nombre de syndicalistes révolutionnaires et de militants de l’émigration antifasciste ayant trouvé refuge sur notre sol, ont constitué une force, certes réduite, mais sûre et des plus solidement organisées du monde du travail.”
Et c’était vrai, même si ces journées furent plus agitées que les historiens, qui pêchent leurs informations autre part qu’à la Fédération anarchiste, ne l’ont cru ou ne l’ont dit.
Tout a commencé dans la nuit où la population, étonnée puis inquiète, apprit par la voix angoissée de Debré la rébellion des généraux. L’homme du bazooka n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Il conviait tous les Parisiens à se rendre au Bourget pour envahir les pistes et empêcher d’atterrir les avions qui transportaient des parachutistes destinés à renverser le gouvernement. Un drôle de corps que ce Debré ; pète-sec dans le discours courant, grandiloquent à ses heures, muni d’une réputation de jacobin savamment élaborée. Il avait d’abord été un chaud partisan de l’Algérie française avant de répondre à la voix de son maître qui en avait fait un Premier ministre. J’étais au lit à écouter la radio lorsque j’entendis les élucubrations du personnage. Naturellement cette situation ne nous prenait pas au dépourvu et chacun dans le mouvement ouvrier s’attendait à un dénouement dramatique même si l’excitation de Debré pouvait sembler relever de la comédie politique. Un coup de téléphone me détrompa. Il était de Ruffe, le secrétaire du Syndicat de l’enseignement de la région parisienne qui appartenait au Comité de coordination des syndicalistes révolutionnaires et libertaires. Réuni avec ses collègues de l’éducation nationale autour de Forestier, leur responsable, à leur siège de l’Université, il voulait savoir ce que nous comptions faire. J’avais de l’amitié pour ce militant qui me paraissait le digne continuateur de la phalange de l’Ecole émancipée de la période historique, et au Comité de coordination, avec Chéramis, un autre professeur, il faisait souvent entendre la voix de sa sagesse au milieu des turbulences chères aux trotskistes et aux anarchistes. Après m’avoir confirmé les nouvelles, il m’informa que son syndicat était partisan d’une action commune avec les membres du Comité à l’exclusion des partis politiques et de la C.G.T. L’accord était possible. Je téléphonai à Laisant qui ignorait tout et que je sortis de son lit. Notre décision fut rapidement arrêtée. Laisant, secrétaire de la Fédération anarchiste, s’installerait immédiatement à notre siège rue Ternaux et il alerterait tous les militants qu’il pourrait toucher afin de prendre les décisions qui s’imposaient pendant que moi je prendrais contact dans la nuit avec les enseignants et avec nos militants syndicalistes à Force ouvrière et autre part. Suzy Chevet devait rester à notre téléphone où de nombreux appels commençaient à arriver, ce qu’elle fit sans enthousiasme.
A la radio, les ministres se succédaient, appelant à la résistance. Comme de juste, le plus éblouissant d’entre eux fut André Malraux, grande coquette de la politique fiction, qui, de son timbre très Comédie-Française, nous conviait pour le lendemain au Grand-Palais où il se proposait de distribuer des armes au peuple. Ce diable d’homme revivait sa guerre d’Espagne, avec dans la voix des trémolos que l’âge avait un peu ébréchés. La petite histoire nous dit que de Gaulle, tiré de son lit et agacé par tout ce cirque, eut des mots définitifs pour ses féaux qui avaient organisé ce merdier où le drame et la farce se mêlaient de façon réjouissante.
Pour ma part je sautais dans ma deux-chevaux puis passai prendre mon gendre, Pépito Rosell, qui était un des responsables de la C.N.T. espagnole en exil. Et la virée commença. Pour une belle nuit ce fut une belle nuit ! Dans Paris réveillé, les fenêtres s’allumaient et on voyait des ombres s’agiter derrière les rideaux. On était au printemps, la ville déserte était seulement sillonnée par des cars de flics que les gros durs de la rue des Saussaies avaient mis en mouvement et qui semblaient glisser dans les rues comme des gros bourdons sans savoir où se poser. Quelques voitures de touristes trouaient la nuit tous phares allumés. Il y avait dans l’air moite comme une odeur de “grand soir”.
Notre première étape fut le siège de la Fédération de l’Education nationale où la grande salle ressemblait à une ruche bourdonnante avec ce rien de distinction qui caractérise une assemblée d’instituteurs, tenue au quant à soi ; et je me souviens m’être étonné de voir Forestier en bras de chemise s’affairer autour des machines à écrire. Notre colloque fut bref, nous étions d’accord sur tout. Nous resterions en contact permanent pour construire un mouvement de résistance aux militaires, en marge de celui que ne manqueraient pas d’organiser les partis politiques de gauche ou les partisans de de Gaulle. Pas plus que nous, les militants de l’Education nationale n’étaient décidés à aller faire le guignol au Bourget afin de grossir les troupes du ridicule Debré.
Lorsque nous sortîmes de l’hôtel de la rue de l’Université, nous fûmes arrêtés par une escouade de police. Le quartier, celui de la Chambre des députés, était noir de flics venus pour protéger, je suppose, nos parlementaires, eux aussi réunis en hâte pour délibérer. Le brigadier nous demanda où nous allions. Je lui répondis que nous venions de chez les instituteurs, ce dont il s’était rendu compte, et que nous allions à Force ouvrière pour “organiser la défense de la République”. Dans ces cas-là, je suis sérieux, mais par la suite nous nous sommes bien amusés. Le brigadier, compréhensif, nous laissa repartir pour mener à bien notre œuvre pie, avec sur le visage un sourire d’approbation. Pour rejoindre l’avenue du Maine où se trouve le siège de la confédération syndicale Force ouvrière, il faut traverser toute la rive gauche de la ville. Les Parisiens, bien calfeutrés, s’étaient recouchés, attendant les informations du lendemain pour se faire une idée de la situation. Pepito me fit remarquer qu’il ne semblait pas que les foules se ruaient en masse au rendez-vous du Bourget !
Force ouvrière est installée à l’extrémité de l’avenue du Maine, vers la porte d’Orléans, dans une ancienne gentilhommière à un étage, entourée d’un jardinet rabougri. Une grille noble ferme l’entrée. J’arrêtai la deux-chevaux le nez collé contre le mur. La nuit enveloppait tout le quartier mais, au loin, on entendait le roulement de camions lourdement chargés. Une ombre, celle d’un camarade du livre que je connaissais bien, se profila, entrouvrant le portail. Tout était noir, un calme monacal entourait la demeure, contrastant avec l’atmosphère bruyante des locaux de l’Education nationale. Lorsque j’interrogerai le camarade du livre, il me désigna une faible lumière qui brûlait au premier étage : “Ils sont là !”
A cette époque, ouvrant sur le palier du premier étage, il y avait une grande salle qui avait dû servir de lieu de réception aux seigneurs qui nous avaient précédés dans cette bâtisse vénérable. Autour d’une vaste table, le bureau confédéral au grand complet était réuni. Beaucoup, aujourd’hui, sont soit disparus, soit à la retraite, un seul d’entre eux appartient encore à l’équipe actuelle, un ouvrier du livre récemment promu et qui se tenait modestement au bout de la table. C’était André Bergeron, avec lequel j’ai parfois évoqué cette nuit, qui aurait pu devenir la nuit des assassins ! Bothereau s’informa des dernières nouvelles et nous le mîmes au courant de notre visite chez les instituteurs. En réalité, les confédéraux semblaient indécis, désemparés par une affaire qui dépassait le cadre de la vie conventionnelle et bien ordonnée d’une organisation syndicale dont la réputation de modération était bien assise et dont nous étions les seules, nous les minorités révolutionnaires, à déranger parfois le cours. Ils n’avaient encore rien envisagé et attendaient les nouvelles, l’oreille collée à l’appareil de radio qui présidait au centre de la table. Ils nous demandèrent combien nous espérions réunir de militants libertaires, et lorsque j’avançais le chiffre de quatre cents, je vis bien à leur mine que ce chiffre leur semblait dérisoire. Ils n’avaient pas tort, et d’ailleurs, à cet instant, je ne savais pas vraiment ce que nous pourrions rassembler, mais connaissant mieux l’histoire de notre mouvement qu’eux, je savais bien que dans des situations de ce genre ce sont les premières heures qui sont difficiles et qu’autour du noyau initial les hommes finissent par se grouper. Pour alourdir l’atmosphère qui n’avait pas besoin de ça, un bruit assourdissant fit trembler tout le bâtiment : “Les chars”, dit le militant de faction à la porte et qui nous avait rejoints. “Que veux-tu qu’on fasse contre ça.” Et, de fait, une colonne de chars remontait l’avenue du Maine dans un bruit de ferraille qui remplissait la rue. Pour aller défendre le gouvernement contre les factieux, ou pour aller au-devant des parachutistes ayant atterri au Bourget ? Nous n’en savions rien. De toute manière, nous n’avions pas grand-chose à espérer de ces braves gens dont certains avaient été héroïques pendant la Résistance mais que l’âge et les facilités de vivre avaient amollis. Avant de repartir, je leur conseillai d’alerter des militants par téléphone pour assurer la protection de notre immeuble sans avoir l’impression qu’ils étaient décidés à soutenir un siège s’il le fallait. Pourtant, avant que nous partions, le téléphone sonna. C’était Jean Philippe Martin, secrétaire du Syndicat du bâtiment et membre du groupe Louise-Michel, qui informait la confédération qu’il venait d’ouvrir une permanence au siège de l’Union départementale de la Seine et qu’il essayait de rassembler le plus de militants possible ! Lorsque Louvet, qui tenait le téléphone, l’informa de notre présence à la confédération, il nous demanda de passer chez lui.
Pour rejoindre la rue Mademoiselle, nous prîmes par-derrière, afin d’éviter les avenues mal fréquentées cette nuit-là ! A l’union départementale, nous trouvâmes Martin en bras de chemise aidé par sa copine qui se débattait avec le téléphone. Les copains du mouvement syndical commençaient à arriver. L’atmosphère était à la lutte. A l’Union départementale de la Seine, les trotskistes et les anarchistes composaient une minorité susceptible de jouer un rôle ; Martin attendait Patout, secrétaire général de l’Union, qui était de tendance libertaire. Maguy, sa copine, cognait sur sa machine à écrire. Les militants arrivaient les uns après les autres et le ton montait, remplissant cette vieille bâtisse délabrée qui nous servait de siège. De ce côté tout allait bien. Je mis rapidement au courant nos amis de nos démarches et nous décidâmes de nous revoir dans l’après-midi. L’heure avait tourné et l’aurore pointait. Il nous restait encore une visite à faire avant d’aller rue Ternaux rejoindre Maurice Laisant et nos camarades de la Fédération anarchiste.
La C.N.T. espagnole dans l’émigration était alors installée à Belleville au-dessus d’un garage. Lorsque, après quelques palabres, nous franchîmes la porte au-dessus d’un escalier étroit où, à chaque marche, on risquait de se casser la gueule, la fumée nous saisit à la gorge. La salle était bondée. Là, on savait de quoi il s’agissait. Ces militants espagnols, qui tous avaient fait la guerre, avaient suffisamment connu de situations dramatiques pour ne pas s’affoler. Idéologiquement, ils étaient concernés par les événements par pur réflexe contre l’impérialisme, mais également d’une façon plus directe, un changement politique pouvait remettre en cause leur situation de réfugiés privilégiés que leur participation à la Résistance leur avait fait obtenir, du moins de fait sinon de jure. Notre arrivée fit sensation, et nous les mîmes au courant de nos différentes démarches. Chez les Espagnols les choses ne sont jamais simples et les discussions commencèrent. Enfin, à quelques-uns, enfermés dans une petite salle, nous nous mettions d’accord sur des bases déjà définies. Accord pour marcher avec l’Education nationale, ce qui les flattait, avec les minorités des syndicats, ce qui les laissait plus hésitants car ils espéraient bien que les événements leur permettraient de développer la C.N.T. française qu’ils avaient tenue sur ses fonts baptismaux et qui végétait. Les Espagnols sont parfois sentencieux, mais lorsqu’ils ont pris une résolution ils s’y tiennent ! Comme nous il ne rentrait pas dans leur intention de prendre parti dans la querelle entre les clans politiques ou militaires, mais de sauter sur l’occasion pour défendre et étendre les libertés, surtout économiques et sociales, et lorsque je leur proposais, si les événements se précipitaient, de nous emparer d’un quotidien pour le transformer, ils ne parurent pas spécialement emballés. Parmi eux, il est vrai, il y avait Leval, homme de culture qui n’avait rien d’un aventurier et qui d’ailleurs était correcteur au quotidien en question, ce qui naturellement lui aurait posé des problèmes. Nous en restâmes là, avec la promesse de se revoir dans la soirée.
La boucle était bouclée. Il ne nous restait plus qu’à passer rue Ternaux. Au-dessus des Buttes-Chaumont, le jour pointait. Au siège de la Fédération anarchiste la nuit avait été bruyante. Les copains venus aux nouvelles débordaient dans la rue. Le comité de relations réuni autour de Maurice Laisant avait rédigé un tract, une affiche qui couvrira les murs de Paris et fera la dernière page de notre journal le Monde libertaire. Des contacts avaient été établis avec tous les mouvements pacifistes et humanitaires. Dans les banlieues et même dans la France entière, nos groupes se réunissaient, des liaisons étaient prises, le contact permanent établi avec notre siège.
Le jour envahissait le quartier, la boutique se vidait, nous convînmes de nous revoir le soir pour faire le point. Après avoir laissé Rosell à sa porte, je regagnais mes pénates pour prendre un repos bien gagné.
Ah ! oui, les parachutistes, pour lesquels nous avions fait tout ce tapage ? A la maison, Suzy, qui campait auprès du téléphone avec son chat sur ses genoux, m’apprit qu’ils étaient restés à Alger !...