Bilan et perspective : retour sur la dernière année
Bien avant l’ultime congrès de l’UCL, le collectif Emma Goldman (ci-après appelé collectif) a dû réinventer ses pratiques et revoir son champ d’action, tout simplement par nécessité et pragmatisme. Afin de pallier à l’absence et au soutien d’une fédération au niveau national qui nourrissait le collectif tant sur le plan matériel (agitation-propagande), que dans les orientations, nous avons réorienté nos actions dans une perspective locale et travaillé sur de nouvelles collaborations.
Ces réorientations ont pris diverses formes, que ce soit sous celle de la réalisation d’activités et de rassemblements (cabaret, Les vues d’Emma ) [1] favorisant l’échange et le réseautage de la gauche sociale saguenéenne, que sous celle de la construction de ponts et de collaborations avec d’autres milieux alternatifs – notamment le milieu artistique (CEAR, etc.)- de la région.
Les membres et sympathisantEs actifs du collectif accentuèrent le travail de production et de réflexions sur les enjeux locaux (articles d’analyse, projections, outils d’agit-prop (vidéos, blogue, tracts), etc.). Notre volonté d’intervenir de façon plus approfondie sur les problématiques saguenéennes a culminé avec le développement d’une campagne sur l’embourgeoisement, sans oublier la poursuite de cette campagne plutôt officieuse, mais assez permanente contre l’intolérance et le racisme au Saguenay.
Présenter une vision positive de l’anarchisme
Nous demeurons farouchement derrière toutes et tous les oppriméEs et exploitéEs de ce monde, et contre les systèmes (le patriarcat, le capitalisme, le racisme, l’impérialisme, etc.) qui engendrent et entretiennent ces inégalités. Dans notre discours et notre pratique, nous avons toujours favorisé l’action directe et la désobéissance civile, développé l’autogestion et la démocratie directe dans les luttes auxquelles nous participons. Toutefois, nous tenons également à proposer et mettre de l’avant des pratiques alternatives et faire en quelque sorte de la propagande non pas par le fait, mais plutôt par l’action.
Durant la dernière année, nous avons réalisé, à divers moments, des activités de « prise aux tas » qui permettent aux individus de mettre de côté leur cadre habituel et ainsi envisager les choses autrement. La réalisation de marchés gratuits et d’activités de type De la nourriture, pas des bombes n’est pas une finalité en soi, mais cela nous permet d’aborder la question de la gratuité tout en mettant de l’avant l’adage « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Comme nous l’avions déjà écrit: « La gratuité apparait en quelque sorte comme une subversion des procès économiques capitalistes, particulièrement apparente quand les gens sont pris d’étonnement de ne pas payer aux points de distribution ».
Une intervention locale : Gérons la ville nous-mêmes !
La campagne Gérons la ville nous-mêmes!, c’est avant tout une plateforme : ouverte, horizontale et anticapitaliste, qui expose et dénonce certaines problématiques urbaines, comme la gentrification/l’embourgeoisement dans les quartiers centraux de ville Saguenay, de même que l’étalement urbain. En observant et en documentant ces différentes problématiques, cela nous permet de sortir de la personnalisation des problématiques liées à ville Saguenay. Car au-delà des déclarations à l’emporte-pièce du premier magistrat et de ses prises de position, les problématiques, dont l’absence des habitants et habitantes de la ville dans la prise de décision, sont culturelles et institutionnelles (systémiques).
Pour cette raison, le collectif a voulu, lorsqu’il a initié la campagne Gérons la ville nous-mêmes!, mettre de l’avant le postulat suivant; nous ne pouvons et ne pourrons démocratiser le conseil de ville de Saguenay, malgré ce que peut laisser entendre une certaine gauche électorale et d’autres opposantEs à l’administration autoritaire du maire Tremblay. La participation des habitantEs à la démocratie locale est plus qu’une simple question de volonté politique et demande bien plus qu’une refonte du conseil de ville.
Car il ne suffit pas d’« impliquer les citoyennes et citoyens dans le processus décisionnel », ou encore d’instaurer par le haut « des mécanismes d’information, de consultation et de gestion participative qui pourront prendre diverses formes: comités ou conseils de quartiers, périodes de questions aux réunions des Conseils, sondages, consultations populaires, référendums, etc. », le tout subordonné à des intérêts partisans pour démocratiser la ville. La problématique réside dans le principe même de la représentation et la nature interclassiste de la ville. Pour Cornelius Castoriadis la représentation est « [...] un principe étranger à la démocratie, car dès qu’il y a des « représentants » permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des « représentants », qui en usent alors à leur convenance et en fonction de leurs intérêts. »
Il s’agit plus de propositions faites par une opposition politicienne et opportuniste afin de maintenir l’illusion d’un pouvoir venant de la base, tout en renforçant la passivité « citoyenne », que d’un réel engagement, voire d’une démarche encore lointaine de démocratie participative. En somme, une fois la partie de chaise musicale terminée et advenant une importante crise de l’institution municipale, « il faut que tout change pour que rien ne change » pour ainsi garantir que le pouvoir demeure dans les mains des technocrates et que la ville reste une bonne occasion d’affaires.
Nous ne voulons pas donner notre avis! : radicalisation des mouvements sociaux, vers une plus grande autonomie
La campagne Gérons la ville nous-mêmes! est issue d’une volonté d’autonomie et s’inscrit dans un esprit de création d’alternatives locales et subversives. Par autonomie, nous entendons tout d’abord face à l’administration municipale et aux faux amiEs qui siègent au conseil municipal. Mais elle ne saurait se résumer uniquement à ceci. Car, si nous voulons éviter la réappropriation de nos luttes, agir et transformer le réel, nous devons nous atteler à la construction d’une autonomie effective devant l’État et le Capital, d’un contrepouvoir qui démontre que nous pouvons prendre collectivement les choses en main, et ce sans l’intervention de « spécialistes » et de bureaucrates. Une force qui sera, une fois arrivée à maturité, capable de remettre en cause l’hégémonie bourgeoise et permettre le passage à une société fondée sur des principes libertaires. Malheureusement, nous sommes encore bien loin de ce pas qualitatif.
Trois axes : informer, sensibiliser, mobiliser
À l’aide d’alliéEs, nous avons imaginé, pendant quelques jours de l’été 2014, un parc. Nous avons, par cette démarche, réalisé à la fois : 1) une action directe (sans intermédiaire); 2) une occupation; 3) une action de réaménagement urbain et de réappropriation collective; etc. Mais la plus grande force de cette intervention (et sans doute de la dernière campagne), se situe toutefois dans les trois axes qui furent développés tout au long du processus, soit: l’analyse, la critique et l’un des axes les plus importants, la proposition.
Si dans un premier temps Les vues d’Emma (projections et discussions) ont réussi à tiédir la marmite de l’indignation, la campagne, bien que prometteuse à ces débuts, risque de reposer, dans un avenir rapproché et pour différentes raisons, dans le cimetière des bonnes intentions.
La première raison est toute simple. Entre la personne qui lit un texte de blogue (ou de journal, de tract, etc.), celle qui assiste et contribue à une projection/discussion, ou encore celle qui participe à une réunion d’organisation, il y a trois niveaux d’implication différents qui reflètent bien grossièrement les différents degrés de mobilisation d’une personne. Mais encore faut-il, une fois que nous avons mobilisé ces personnes, maintenir leur intérêt. Cela passe par le difficile mouvement d’aller-retour entre le discours et l’action et, en définitive, par la possibilité de transformer le réel. Ce qui est loin d’être gagné d’avance, car d’un côté les forces du statu quo ─ comme l’apathie ou le fatalisme ─ et de l’autre la machine à fabrication du consentement ─ sans compter les forces répressives et réactionnaires de tout acabit ─ sont omniprésentes et d’une portée sans comparaison avec nos réalisations. Pour le moment…
Nous avons d’abord été fort surpris, et puis, ensuite, avons été frappés d’un excès d’enthousiasme devant la réponse de différents milieux vis-à-vis le projet que constituent Les Vues d’Emma. Cette situation nous a amené, au moment de donner suite à cette initiative, à surestimer le degré de mobilisation des gens. Nous avons non seulement mal évaluer les forces en présence, mais rapprocher et multiplier les évènements, ce qui peut être parfois difficile pour des gens qui n'ont guère l'habitude de se mobiliser et de s’organiser. En définitive, nos attentes qui s’avéraient plutôt élevées n’ont pas été satisfaites, ce qui a engendré une certaine déception, voire une démotivation.
La deuxième raison est la suivante : la véritable démocratie (directe et sans intermédiaire) demande du temps et un investissement soutenu. Bien sûr, nous avons tous et toutes nos propres réalités et engagements. Subséquemment, pour la plupart des personnes interpellées par la campagne, l’investissement est demeuré ponctuel. Ce qui n’est pas mal en soi, et bien loin d’être un cas unique en contexte d’organisation. Néanmoins, il est important de nommer les difficultés que cela nous a fait rencontrer.
Le travail fait en amont (souvent invisible) d’organisation et de planification d’une action ou d’un évènement, pour ne nommer que celui-ci, repose trop souvent sur les épaules de quelques-unEs, entraînant dédoublement et fatigue. Tout devient par la suite plus difficile pour une organisation ou, comme dans le cas présent, une campagne. Comme, par exemple, le besoin fondamental de former et parfois accompagner de nouveaux et nouvelles militantes (car nous ne naissons pas militants et militantEs).
Perspectives pour l’année 2015
Il est plutôt difficile de ne pas tomber, au gré des nouveaux évènements (guerres impérialistes, austérité, etc.) dans une certaine forme d’activisme. Le contexte actuel nous oblige à revoir nos priorités. Par contre, nous devons prendre le temps, tel que lors de certaines campagnes antérieures (Sortons les radios-poubelles, veille antiraciste, implications dans certains conflits de travail, etc.), d’apporter aux enjeux locaux une portée nationale et vice-versa, tout en développant une perspective politique mitoyenne entre le besoin de réforme ici et maintenant et le désir de révolution. Évidemment, tout ceci sans négliger les actions de solidarité internationale (soutien à la Palestine, aux Kurdes, etc.) et régionale (lock-outés, Anse-à-Pelletier, etc.) qui s’imposent selon les conjonctures présentes et à venir.
Malgré les éléments soumis précédemment (la campagne Gérons la ville nous-mêmes!), nous devons éviter un repli sur nous, consolider nos luttes actives et viser à les élargir. Il faudra, de par nos actions et en leur sein-même, entretenir l’espoir et renforcer le pouvoir d’agir.
Le Capital ne se domestique pas
Alors que la crise des économies globalisées vécue depuis 2008 menace le modèle québécois en ajustant les économies des États aux intérêts des marchés financiers et des banques, la crise de surproduction, quant à elle, via, entre autre, le modèle extractiviste, entraîne la raréfaction des ressources énergétiques et minières et engendre des impacts négatifs réels sur l’environnement, le climat, la biodiversité, etc. Cette autre crise démontre elle aussi que le maintien d’un modèle économique productiviste dit de croissance n’est du tout souhaitable, n’étant pas, et de loin, viable à moyen et long terme.
Un mouvement aux perspectives limitées
Depuis le début de l'automne, des réformistes allant à l'extrême gauche révolutionnaire, tous et toutes dénoncent l'austérité du gouvernement libéral. Certes, c’est dans la rue et par l’ampleur du mouvement que nous créerons le rapport de force nécessaire pour contrer l’austérité. Néanmoins, tout laisse entendre, à l’heure actuelle, que les centrales syndicales, le mouvement communautaire et une partie du mouvement étudiant se sont lancés dans une énième bataille pour limiter une nouvelle hémorragie et ainsi préserver ce qui reste du « modèle québécois ». Certaines déclarations sont pour le moins assez claires en ce sens: « Pour la CSN, l'État doit jouer un rôle actif pour consolider notre modèle en redonnant tout son sens aux fonctions de l'État comme redistributeur de la richesse tout en permettant la croissance économique. » [2]
Ce qui nous mène aux interrogations suivantes : à quelle enseigne se logeront certaines composantes du mouvement de contestation, une fois temporairement « sauvé » le modèle québécois ? Quelle sera donc la prochaine étape, si nous réussissons à empêcher provisoirement les hausses de tarifs, les licenciements, les coupures dans les services? Nous aurons certainement accompli un énorme chemin, car il est loin d’être certain que le mouvement s’enflamme suffisamment pour y parvenir. Nous pouvons anticiper, si les discours ne s’articulent pas différemment, que les cols bleus, les cols blancs, et autres cols de ce monde agiront comme dans le passé, en adoptant une posture bien peu encline à se mobiliser aux côtés des personnes sans-emplois, des mal-logés, des plus vulnérables de notre société, en somme. Les raisons sont bien simples. En premier lieu, ces situations ne les touchent que de très loin. Deuxièmement, malgré les discours contre l’austérité, les luttes demeurent en grande partie sectorielles et axées sur le maintien et l’amélioration des conditions de ces travailleurs et travailleuses. Nous devons donc transformer le slogan « an injury to one is an injury to all » en une réalité.
Si le mouvement se limite aux revendications des différents intérêts corporatistes (conventions collectives, retraites, etc.), nous obtiendrons peut-être quelques victoires dans les milieux les mieux organisés ou encore les plus combattifs. Nous refusons toutefois de circonscrire cette lutte autour de la simple défense et du maintien des gains passés. Car si le mouvement développe une solidarité concrète et réelle entre les différents groupes de la société, nous pourrons rassembler un mouvement social assez large pour non seulement contrer l’austérité, mais renverser la vapeur et amorcer une véritable transformation sociale.
Nous, le Collectif Emma Goldman, croyons que c’est notamment en mettant de l’avant des revendications comme, le droit au logement, l’accès à l’énergie, aux soins, à l’éducation, aux loisirs, au transport, par l’éradication de la précarité et du chômage, par une réduction massive du temps de travail et par tout autres mesures radicales au sens social et économique du terme, que nous pourrons espérer nous en rapprocher.
Devenir une force de proposition
Après la faillite du capitalisme de marché, du capitalisme d’état (prétendument socialiste) et suite au virage libéral de la social-démocratie, nous avons plus que jamais besoin d’utopie et de proposition concrète en rupture avec le capital. Nous constatons la difficulté que nous, gens issuEs de l’extrême gauche, avons à incarner, au-delà des mots d’ordres et des éditoriaux, une force attractive et de réelle proposition. Néanmoins, entre d’un côté le dogmatisme et, de l'autre, les faux airs de pragmatisme, il existe un immense champ des possibles.
Les expérimentations sociales en rupture avec l’ordre dominant
C’est au sein des entreprises où nous travaillons, des quartiers où nous vivons et de nos institutions d’enseignement, que nous devons poser les fondations d'un mouvement autonome, autogestionnaire et anticapitaliste d'ampleur.
Comme l’écrivaient des camarades Belges :
« L’une des forces du mouvement ouvrier dans l’histoire est d’avoir été plus qu’un simple mouvement ou parti, mais bien de proposer un modèle de contre-société, de construire ici et maintenant une idée concrète de ce que pourrait être une société communiste. Cela passe par la mise en place de solidarités concrètes comme le furent les mutualités et les coopératives, des lieux d’expérimentation politique, une contre-culture artistique et journalistique, etc. » [3]
C’est par ce type d’expérimentations qu’est sorti des ruines de l’État et de l’économie grecs un nouveau vent d’espoir. En 2010, est apparu un peu partout dans le paysage de l’archipel le slogan « Ne vivons plus comme des esclaves! », qui se prononce en grec « Na min zisoumé san douli ». Dans différentes assemblées populaires et espaces sociaux libres, les participants et participantes ont développé, pour répondre à des besoins sans attendre la permission de quiconque (parti, gouvernement, etc.), de nombreux projets sociaux pour et par les habitants et habitantes. Les participants et participantes décidèrent par démocratie directe de mettre notamment en place des dispensaires sociaux et sanitaires autogérés, des magasins de gratuité, des cours en accès libre (langue, histoire, philosophie, art, poésie, technique, etc.), et ainsi de suite. Et aussi, haut fait de la résistance grecque, des structures économiques alternatives et autogestionnaires (dans la production et la distribution) furent mises en place.
Devant l’austérité, construisons maintenant notre autonomie !
[1]. Les vues d’Emma ce sont: des dizaines d'affiches, trois soirées publiques en cinq semaines, trois soirs de "distro", cinq documentaires (dont un produit localement), des discussions et des échanges publics, un "really really free market", un cabaret, des dizaines de poèmes, de nombreux textes originaux, quelques chansons, mais surtout près de 150 personnes qui sont venues donner vie à ces soirées.
[2]. « La CSN s'engage dans la lutte à l'austérité, » 23 septembre 2014
[3]. « Redonner aux idées et aux pratiques anarchistes une visibilité », 16 octobre 2014, en ligne : albruxelles.wordpress.com