Retour sur l'atelier sur l'organisation anarchiste hors des grands centres et réflexions sur la question organisationnelle
Près d’une trentaine de personnes ont assisté ce mardi, à Québec, à l’atelier « Ni dieu, ni maitre : L’organisation anarchiste hors des grands centres » animé par le Collectif anarchiste Emma Goldman dans le cadre de la série « Les pensées sauvages ». L'atelier a duré près de 2h30 et nous en tirons un bilan somme toute très positif! Même s’il y a déjà eu une dizaine d’événements dans cette série, il s’agissait, des mots d'une camarade, du premier événement dont la discussion portait à proprement dit sur le mouvement anarchiste. L’atelier se penchait, en premier lieu, sur l’identification des facteurs réels limitant l’expansion du mouvement anarchiste au-delà de la métropole, et donc de les départager de facteurs qui relèvent davantage de jugements de valeur ou de préjugés. En second lieu, nous avons posé des questionnements sur l’intervention des anarchistes et les problématiques actuelles au sein du mouvement libertaire. Par manque de notes sur les discussions, et à défaut de dresser un portrait de celles-ci, je me concentrerai dans cet article sur un aspect qui m’a semblé soulever beaucoup trop d’incompréhension…
Cet aspect c'était une question sur la construction progressive d'une unité entre des groupes de différentes localités se définissant comme anarchistes, antioppressions et anticapitalistes, en vue du développement d'une coordination entre ces groupes. Il ne s'agissait donc pas d'un simple vœu de redonner naissance à l'Union Communiste Libertaire; force est de constater que l'état actuel de désorganisation du mouvement anarchiste ne le permettrait tout simplement pas. Encore moins, de prétendre à une union de tous et toutes les anarchistes en une même organisation! Malgré toutes les nuances apportées, la question a tourné autour de ces questions, nous laissant un peu pantois. Oui pantois, puisque l'essentiel de l'atelier a porté sur les difficultés et les freins à l'expansion du mouvement anarchiste hors des grands centres. Comme anarchistes du Saguenay-Lac-St-Jean, nous voyons très clairement ces difficultés et l'implantation durable de notre collectif aurait certainement été beaucoup plus difficile, voir impossible à certains moments, sans la collaboration à une organisation qui souhaitait profondément cette expansion du mouvement. Sans vouloir nécessairement revenir, dans l'immédiat, à ce qui était il y a quelques années, nous cherchons à travers les quelques activités que l'on fait à l'extérieur du Saguenay à briser les murs de l'isolement que l'on ressent. Mais force est de constater que la tâche n'est pas des plus faciles.
En effet, les récents développements dans le mouvement anarchiste au Québec poussent au constat d’un recul de l’organisation spécifique anarchiste; de l’idée que les anarchistes devraient s’organiser dans une organisation anarchiste (collectif, groupe, liaison, etc.). Certains et certaines anarchistes de la province s'objectent tout simplement à toute possibilité d'action politique anarchiste. D'autres croient qu'un militantisme de base dans différentes organisations, très souvent réformistes, puisse suffir à développer un mouvement anarchiste qui met de l'avant sa propre alternative sociale et révolutionnaire. Pour notre part, nous croyons illusoire de penser que la seule intervention dans les luttes sociales suffise à étendre notre courant politique au-delà de nos cercles militants. Nous ne pouvons pas penser la transformation libertaire en deux temps : d'abord la lutte et plus tard l'organisation et l'implantation de notre courant politique. Cet étapisme ouvre la porte à bien des dérives qui n'ont rien à voir avec l'anarchisme.
L'autonomie locale est une chose importante et c'est un constat qui avait marqué la naissance de l'Union Communiste Libertaire, tout comme sa tentative de relèvement avant sa dissolution définitive. Mais, l'excès n'est en rien mieux... La propension actuelle au travail en « silo » et au localisme n'aide pas même les campagnes locales. Comment par exemple se relever les manches dans une campagne aux objectifs aussi grands que le réseau de bus gratuit quand on a l'impression d'être le seul groupe à porter l'enjeu. J'ose imaginer que, de voir l'action de camarades d'autres villes (proches) serait pour le moins un facteur emballant pour reprendre la lutte quand des difficultés se vivent. J'ose l'imaginer, bien sûr, puisque cela en a été ainsi pour bien des luttes que nous avons vécu au Saguenay. Et là, je n'entre pas même dans le fond de la question avec la nécessité du partage des ressources, du matériel, l'entraide, la diffusion plus large, etc. Parce qu'il y a en effet iniquité dans les ressources qu'il faudrait commencer à reconnaître. Hors des grands centres, les ressources et les soutiens de toutes sortes sont moins disponibles pour les militants et militantes. La rotation des militants et militantes est aussi plus rapide en raison des pressions socioéconomiques plus grandes sur la mobilité géographique des individus – il y a exode à un point tel que l'on conçoit une « diaspora » des ex-camarades du Collectif Emma Goldman !!
Une chose est certaine : sans faire de l’anarchisme une force à compter dans la bataille des idées, pratiques et concepts, le mouvement libertaire ne pourra jamais regagner l’influence qu’il a atteint par le passé dans les mouvements de masse sur tous les continents. Cela paraît peut-être éloigné et pratiquement utopiste mais concrètement, c'est aussi dire que l'anarchisme ne pourra se renouveler sans une praxis collective murie dans les luttes - et cela nécessite de s'organiser sur des bases communes. Nous ne sommes pas seul-e-s. Nous devons ensemble chercher des solutions aux problèmes qui ont restreint l’activité du mouvement par le passé à travers la théorisation de nos combats. Avec sa carence en analyse de la conjoncture et en développement théorique, le mouvement libertaire actuel se laisse dériver au gré des circonstances immédiates. Comme l’écrivait la Fédération Anarchiste Uruguayenne dans le texte « Huerta Grande » (1972) : « Nous sommes déterminé-e-s par les événements et on agit spontanément sur eux ». Nos capacités à intervenir, mobiliser et changer les choses ne peuvent se développer que par un patient travail militant de longue haleine et en phase avec nos milieux et la conjoncture des luttes.
Pour éviter de s’en remettre à la « pensée magique », les anarchistes ont historiquement mis de l’avant le fédéralisme comme forme organisationnelle, ainsi que comme rempart contre le centralisme politique et économique. Dans les conditions actuelles, nous ne faisons qu'affirmer le besoin (du moins, le nôtre!) de structures formelles : de collectifs et d'une coordination des groupes anarchistes. Formelles pourquoi? Pour s'engager cohéremment contre les formes de domination (qui se vivent même en milieu militant), pour optimiser l'exercice de la démocratie directe dans nos groupes, pour établir de solides bases en vue des obstacles qui se présentent sans cesse à nous, pour s'établir durablement dans le cœur et les têtes des gens qui partagent nos milieux de vie et de travail, pour cesser de recevoir unilatéralement des directives de plus ou moins mystérieux comités de Montréal, pour partager les ressources, pour mettre de l'avant l'alternative sociale libertaire, etc. Partir des préoccupations, des expériences, du niveau d'organisation et des limites des gens dans nos milieux de vie et de travail demande évidemment un patient travail de construction qui ne peut se résumer à l'activisme de Printemps agités. Autrement, il n'est pas surprenant qu'un tel mouvement se cantonnerait principalement à la masse étudiante des cégeps et universités. Aussi, comme anarchistes du Saguenay-Lac St-Jean, nous ne pouvons pas compter seulement sur la « bonne volonté » non-opportune des gens à nous compter comme partie prenante du mouvement et à s’ouvrir à réaliser les grands déplacements que nous avons si souvent à faire. Nous devons actuellement lutter pour notre reconnaissance dans le milieu libertaire et réaliser nos propres canaux d'information pour diffuser nos idées et pratiques – cela, malgré la faiblesse de nos moyens, capacités et ressources! Et encore, il demeure évident que l’internet et les médias sociaux sont nettement insuffisants pour la circulation de notre information. Alors rendu là...
Les échos nous parvenant d'Ontario, d'Afrique du sud, de France, du Brésil et d'une tonne d'endroits dans le monde nous donnent espoir. Au Brésil, par exemple, un cheminement de plus d'une dizaine d'année a construit une alliance avec perspective progressive de fédéralisation entre différents groupes de différentes villes qui partagent le tronc commun de l’anarchisme social et organisé. Dans ce patient cheminement où les groupes ont conservé leur autonomie locale, se sont multipliés forums, débats et camps de formation à partir desquels, sans pression et à un rythme soutenable, se dégage progressivement la théorie (construite dans l’expérience militante) et l’unité qui feront les matrices d’une plus durable fédération anarchiste. Les militants et militantes construisent ainsi un véritable pôle libertaire dans les luttes (qui ne relève pas uniquement de la construction médiatique) et arrivent à partager des buts communs.
Et puis, on l'oublie souvent, l'organisation des libertaires ne repose pas uniquement sur le développement de la praxis – nous portons également un puissant idéal qui, littéralement, transcende nos désirs et actions. C'est l'idéal d'une humanité consciente capable de tout changer. Une large partie de la gauche montre aujourd'hui une méfiance probablement sans précédent face aux idéaux que portent le nom socialisme, anarchisme et communisme. De l'improductive objection sur les termes, il y a des militants et militantes qui vont jusqu'à s'approprier un grand désenchantement dans lequel nous sommes réduits (encore et longtemps) à l'isolement. Et bien, allez dire aux amoureux que ce qui bat dans leur cœur n'est pas l'amour. Allez dire aux résistantes à la guerre que ce qui bat dans leur cœur, n'est pas la Paix. Allez dire aux libertaires que ce qui bat dans leur cœur, n'est pas l'Anarchie! Quand a-t-on enterré les utopies, et tout ces idéaux? A-t-on donc fait nôtres les thèses foireuses de Fukuyama sur la fin de l'histoire? J'ose espérer que non. Puisque lorsque notre praxis se heurte à mille obstacles, l'idéal libertaire est ce qui nous élève dans les meilleures dispositions et dans les meilleures positions de lutte. Oui, nous portons un monde nouveau dans nos cœurs ! (et ça ne fait pas fleur bleu de le dire)
Cela dit, et bien que ce texte puisse apparaître assez lourd en critiques, nous ne croyions bien sûr pas en venant à Québec que cette soirée initierait immédiatement un mouvement de coordination entre nos groupes. Les bases de l'unité durable doivent se construire dans un travail de longue haleine. L'atelier a été somme toute positif et nous en avons ressorti avec l'espoir que, des questionnements mis en terre puissent émerger des liens plus concrets avec les militants et militantes de la capitale (et ailleurs!). Il y a ces temps-ci 10 ans, au Saguenay, je découvrais l'anarchisme. La même passion continue de m'animer, celle qu'une transformation sociale radicale est chose possible et que, autant d'idéalisme que de praxis militante, les propositions libertaires ont un grand avenir devant elles. Je garde le sourire. C'est sans doute aussi ça la force de l'organisation.
Courage, la lutte continue!
Pac Man