L'anarchisme en Amérique latine

L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 04 Oct 2012, 15:29

L'anarchisme en Amérique latine,
Un endroit où poster des réflexions, des textes, des images...concernant l'Amérique latine

Le MOUVEMENT ANARCHISTE EN AMÉRIQUE LATINE

L’anarchisme a une longue histoire en Amérique latine, il est riche en luttes pacifiques et violentes, dans des manifestations d’héroïsme individuel et collectif, dans des efforts pour s’organiser, en propagande orale, écrite et pratique, en oeuvres littéraires, en expérimentations théâtrales, pédagogiques, coopératives et communautaires. Cette histoire n’a jamais été écrite dans sa totalité, bien qu’il existe quelques bonnes études partielles. Ceux qui écrivent l’histoire sociale, politique, culturelle, littéraire, philosophique du sous-continent ont l’habitude de minimiser l’importance du mouvement anarchiste. Il y a en eux autant d’ignorance que de mauvaise foi.

Quelques historiens méconnaissent les faits ou considèrent l’anarchisme comme une idéologie marginale absolument minoritaire et méprisable. D’autres, au contraire, savent ce que l’anarchisme signifie dans l’histoire des idées socialistes, ceux-là comprennent bien son attitude face au marxisme, mais précisément pour cela, ils s’efforcent de l’oublier ou de le dévaloriser comme fruit d’une immaturité révolutionnaire, d’une utopie abstraite, d’une révolte artisanale et petite-bourgeoise.

Comme toute pensée qui a son origine en Europe, l’idéologie anarchiste a été pour l’Amérique latine un produit importé. Mais, les idées ne sont pas de simples produits, mais plutôt des organismes et, comme tels, elles doivent s’adapter au nouveau milieu après l’avoir transformé dans une grande ou une moindre mesure. Dire que l’anarchisme a été introduit en ces contrées par des immigrants européens, c’est révéler une évidence. Interpréter ce fait comme la marque d’une “moins value”, c’est faire preuve de stupidité. L’idée même de “patrie” et l’idéologie nationaliste nous sont venues d’Europe.

Mais l’anarchisme n’a pas seulement été l’idéologie des masses ouvrières et paysannes paupérisées qui, arrivées sur le nouveau continent ont vu leur espérance d’une vie meilleure compromise. Elles virent changer l’oppression exercée par les anciennes monarchies par les non moins pesantes nouvelles oligarchies républicaines. Ce fut très rapidement la façon de voir le monde et la société qu’ont également adopté les masses autonomes et même les masses indigènes, depuis le Mexique jusqu’en Patagonie. Il a rarement été mis en évidence que la doctrine anarchiste du collectivisme autogéré, appliquée à la question agraire, coïncide de fait avec l’ancien mode d’organisation et de vie des indigènes du Mexique et du Pérou, antérieur non seulement à l’impérialisme espagnol mais aussi à celui des Aztèques et des Incas. Quand les anarchistes furent en contact avec les indigènes, ils n’eurent pas besoin de leur inculquer d’idéologie exogène, mais seulement de leur refaire prendre conscience des organisations paysannes primitives : le “calpulli”, la maison communautaire des Indiens du sud du rio Bravo et le “ayllu”, la communauté de base dans la région andine.

Par ailleurs, dans la population créole s’étaient enracinés une tendance à la liberté et une rupture vis-à-vis de toutes les formes de structures étatiques, c’était un terrain fertile pour l’idéologie libertaire. Il n’est quasiment jamais mentionné l’existence en Argentine et en Uruguay d’un “gauchaje” anarchiste (les communautés de gardiens de troupeau) qui avait son expression littéraire dans les “payadores”, les troubadours libertaires. Mais même en faisant abstraction de ces phénomènes, qui seront considérés sans doute peu significatifs par les historiens académiques et marxistes, on peut dire sans nulle doute que l’anarchisme a créé des liens entre les ouvriers autonomes beaucoup plus profonds que le marxisme.

Même si depuis un point de vue théorique, le mouvement latino-américain n’a pas contribué par des apports fondamentaux à la pensée anarchiste, on peut dire que du point de vue de l’organisation et de la praxis, il a produit des formes d’organisation méconnues en Europe. Ainsi la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA) a été une centrale syndicale qui, ayant été majoritaire (jusqu’à se constituer, de fait, à certains moments, en centrale unique) n’a jamais fait de concessions à la bureaucratie syndicale, en même temps qu’elle adoptait une organisation aussi différente de la CNT et des autres centrales anarcho-syndicalistes européennes que de la IWW nord-américaine. Un autre exemple typiquement latino-américain est celui du Parti libéral mexicain, lequel peu d’années après sa fondation a adopté une idéologie qui, sans aucun doute, était anarchiste (surtout grâce au travail du militant libertaire Ricardo Flores Magón) et qui, cependant, a conservé son nom et continué son existence comme parti politique, ce qui lui a valu de dures critiques de quelques orthodoxes européens comme Jean Grave.

De toutes façons, si on écarte ce cas singulier, on peut dire qu’en Amérique latine, l’anarchisme a quasiment toujours été un anarcho-syndicalisme essentiellement lié à des organisations ouvrières et paysannes. Il y a eu, sans doutes, quelques anarcho-syndicalistes en Argentine, en Uruguay ou au Panama, et aussi quelques anarcho-communistes ennemis de l’organisation syndicale à Buenos Aires, durant les décennies 1880 et 1890, mais l’immense majorité des anarchistes latino-américains furent partisans d’un syndicalisme révolutionnaire et anti-politique, mais non a-politique, comme ont l’habitude de le dire certains…

D’un autre côté, l’anarchisme a aussi présenté des visages différents suivant les pays d’Amérique Latine. En Argentine, il a été, avec la FORA, plus radical, au point d’être considéré comme extrémiste par la CNT espagnole. En Uruguay, il a été plus pacifique, comme le signalait Nettlau, peut être parce que moins persécuté (sauf durant la dernière dictature). Au Mexique, il a eu une influence dans le gouvernement par la participation du magonisme (l’idéologie du Parti libéral mexicain inspirée de Flores Magón) à la révolution contre Porfirio Díaz. Au Brésil, au contraire, l’anarchisme a toujours été présent à l’écart de toute instance étatique, et la république militaro-oligarchique ne l’a jamais pris en compte sauf pour persécuter ses militants, les pousser à l’exil ou les assassiner. Le phénomène typique de certains pays latino-américains, entre 1918 et 1923, fut l’anarcho-bolchevisme. En Argentine, en Uruguay, au Brésil et surtout au Mexique, quand s’est produite la révolution en Russie, beaucoup d’anarchistes se sont déclarés partisans de Lénine et ont annoncé leur soutien inconditionnel au gouvernement soviétique, mais n’ont pas cessé pour autant de se considérer anarchistes. Ce courant a disparu avec la mort de Lénine, mais ceux qui ont décidé de suivre Staline n’osaient sans doute plus s’appeler “anarchiste”.

Dans tous les pays, l’anarchisme a produit, en plus d’une vaste propagande journalistique et d’une copieuse bibliographie idéologique, beaucoup de poètes et d’écrivains qui, fréquemment, furent des figures de première ligne dans les littératures nationales respectives. Cependant, suivant les pays, leur nombre différait. En Argentine et en Uruguay, on peut dire que la majorité des écrivains qui ont publié entre 1890 et 1920 ont été, à certain moment et dans une certaine mesure, anarchistes. Au Brésil et au Chili, il y a eu aussi durant cette période des écrivains acrates, mais pas autant que sur les bords du Rio de La Plata. En Colombie, au Vénézuela, à Porto Rico, Cuba aussi, si bien qu’on peut parler d’une littérature anarchiste, de l’influence de l’idéologie libertaire sur les écrivains et les poètes. Il est important de noter cependant que même dans ces pays où littérature et anarchisme furent quasiment synonymes, les intellectuels anarchistes n’ont jamais joué le rôle d’élite ou d’avant-garde révolutionnaire et n’avaient rien à voir avec l’université ou avec la culture officielle. En cela, l’anarchisme se différenciaient profondément du marxisme.

La décadence du mouvement anarchiste latino-américain (qui ne signifie cependant pas sa totale disparition) peut s’attribuer à trois causes :

1) Une série de coups d’État, plus ou moins fascistes, qui se sont produit autour de 1930 (les dictatures d’Uriburu en Argentine, Vargas au Brésil, Terra en Uruguay…) ; tous caractérisés par une répression générale contre le mouvement ouvrier, les groupes de gauche et spécialement les anarchistes. Dans certains cas (Argentine), ils sont parvenu à désarticuler entièrement la structure organisationnelle et de propagande des fédérations ouvrières anarcho-syndicalistes.

2) La fondation des partis communistes bolcheviques, le soutien de l’Union Soviétique et des partis communistes européens leur ont conférés une force dont les organisations anarchistes manquaient car elles n’avaient pour autres ressources matérielles que les cotisations de leurs propres militants. Des anarchistes sont aussi passés au parti communiste, à échelle différente suivant le pays, plus au Brésil qu’en Argentine.

3) L’apparition de courants nationalistes-populistes plus ou moins liés avec les forces armées, y compris parfois, avec les promoteurs des coups d’Etat fascistoïdes.

La situation particulière de dépendance dans laquelle se trouvent les pays latino-américains face à l’impérialisme européen et, surtout, nord-américain, déplace alors la lutte de classes vers les luttes de ”libération nationale”. Les travailleurs voient l’exploitation dont ils sont l’objet comme une imposition de puissances étrangères. La bourgeoisie nationale et étrangère, liée à certains secteurs de l’armée et de l’église catholique, les ont convaincu que l’ennemi n’est plus le Capital et l’État mais seulement le Capital et les État étrangers.

Cette conviction habilement induite est, en réalité, la cause principale de la décadence de l’anarchisme. Tout le reste, y compris les difficultés intrinsèques qui affectent une organisation anarchiste dans le monde actuel, comme la nécessité de faire fonctionner des syndicats sans bureaucratie réelle ou apparente et la difficulté de mettre en pratique des propositions concrètes est secondaire.

Les années 1970 et 1980 furent une période de guerre de classe intense qui a vu des régimes militaires brutaux prendrent le pouvoir dans virtuellement tous les pays du continent. Leur but était d’anéantir la menace de révolution venant de partis marxistes de masse et de nombreux mouvements de guérilla. Le soutien enthousiaste du gouvernement américain, qui a fourni des armes, de l’entraînement, des renseignements et une aide financière, fut crucial pour permettre à ces régimes de prendre le pouvoir et se maintenir contre la volonté populaire. De nombreux anarchistes ont payé de leur vie pour le combat qu’ils menèrent contre les dictatures et d’autres furent incarcérés durant de longues années.

Dans les années 1980, les régimes militaires furent forcés de quitter le pouvoir un par un suite à des mobilisations populaires et à des résultats économiques désastreux. Cela a permis à l’anarchisme, qui avait été une force extrêmement puissante en Amérique latine au début du XXe siècle, de refaire surface comme mouvement vivant. Ailleurs, quoi que des groupes anarchistes aient fait surface, il s’agissait principalement de groupes d’affinités, de groupes d’ami-e-s, la plupart venant du mouvement punk. Dans les dernières années, plusieurs anarchistes ont commencé à se regrouper pour former de vraies organisations. Des militant-e-s de groupes marxistes qui en sont venus à critiquer les politiques discréditées des guérillas et de l’avant-garde forment également une partie importante de ces nouveaux mouvements.

Ces nouveaux groupes anarchistes partagent une conception commune de la nécessité d’avoir des organisations capables d’actions cohérentes et disciplinées sur la base d’une théorie partagée collectivement. La majeure partie de l’activité de ces groupes a été de se confronter l’héritage des régimes militaires. Des lois d’amnistie ont été passées, elles pardonnent essentiellement les atrocités commises sous les régimes militaires. Le gros des forces de police et de l’armée n’a pas été réorganisé et leur culture de la brutalité et de l’impunité reste très développée. En Argentine, les anarchistes ont été actifs dans les mouvements contre la brutalité policière, et ont soutenus les Mères de la place de Mai, les mères, les filles et les fils de ceux et celles qui ont “disparus” pendant le régime militaire. Les anarchistes chiliens ont été impliqués dans le mouvement populaire pour punir Pinochet. Les anarchistes boliviens ont bravé la répression pour travailler contre le gouvernement de Banzer, qui a été élu président en 1997, après avoir dirigé une dictature brutale de 1971 à 1978.

Un autre héritage des régimes militaires existe sur le front économique. Les gouvernements militaires et les civils qui leurs ont succédé, obéissent inconditionnellement aux diktats du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale basés aux États-Unis. Ils ont fait déferlé un ouragan néolibéral sur tout le continent, des millions de travailleurs et de travailleuses ont été licenciés, se sont vu refuser des services essentiels comme un logement, des soins de santé et l’accès à l’éducation et se sont fait repousser aux limites de la pauvreté.

Antonio Soto

Déclaration commune des rencontres anarchistes

Forum social alter­na­tif de Caracas de 2006

Nous vou­lons insis­ter sur le fait que des compagnons de dif­fé­rents pays par­vien­nent à tra­vailler ensem­ble. Par exem­ple, voici une décla­ra­tion qui fait suite au Forum social alternatif de Caracas en jan­vier 2006 :
Nous, anar­chis­tes réu­nis à Caracas à l’occa­sion du Forum social alternatif du 23 au 29 jan­vier 2006 – en pro­ve­nance d’Allemagne, d’Angleterre, d’Argentine, de Bolivie, du Brésil, du Canada, de Colombie, de Cuba, d’Équateur, d’Espagne, des États-Unis, de France, du Mexique, du Chili, d’Italie, de Russie, d’Uruguay et du Vénézuela – consi­dé­rons impor­tant de ren­dre public une posi­tion spé­ci­fi­que­ment anar­chiste qui rende compte de notre expé­rience et de nos échanges. Dans cet esprit, nous décla­rons que :

1. En accord avec nos bases idéo­lo­gi­ques cons­ti­tu­ti­ves que nous ne pou­vons que confir­mer notre plus pro­fond rejet de toute forme de domi­na­tion et d’oppres­sion. Par consé­quent, nous condam­nons une fois de plus, et pour éviter tout type de dou­tes ou de malen­ten­dus, le régime capi­ta­liste et l’orga­ni­sa­tion étatique de la société, ainsi que le mili­ta­risme, l’impé­ria­lisme, le patriar­cat, le racisme, les dif­fé­ren­tes for­mes d’empri­son­ne­ment, la dégra­da­tion de l’envi­ron­ne­ment, la domi­na­tion de cultu­res pré­ten­dues supé­rieu­res et tout ce qui sup­pose qu’un être humain puisse être au-des­sus d’unE autre.

2. Au contraire, aman­ts de la liberté jusqu’à la luxure, nous ne nous las­se­rons pas de par­ta­ger notre ins­pi­ra­tion pour des valeurs liber­tai­res, égalitaires et soli­dai­res qui per­met­tent la cons­truc­tion d’une société véri­ta­ble­ment socia­liste ; une société orga­ni­sée sur des bases auto­ges­tio­nai­res, fédé­ra­lis­tes, de démo­cra­tie directe et bien au-delà des fron­tiè­res étatiques arti­fi­ciel­les.

3. Également, au-delà du rosaire habi­tuel de bon­nes inten­tions et de décla­ra­tions socia­lis­tes, nous consi­dé­rons impor­tant de pré­ci­ser à nou­veau qu’une société véri­ta­ble­ment liber­taire peut seu­le­ment résul­ter de la déci­sion conciente de sa base. Aucun exem­ple his­to­ri­que ne mon­tre que l’espoir d’une telle société puisse venir d’un his­to­ris­cisme obs­cur, d’un pro­ces­sus élaboré dans des sphè­res loin­tai­nes ou par des mes­sies-cau­dillos. Avant tout, ce ne sont que des illu­sions blo­quant toute émancipation réelle qu’il faut conti­nuer à dévoi­ler et à cri­ti­quer.

4. Cette affir­ma­tion qui paraît par­ti­cu­liè­re­ment d’actua­lité est néces­saire, dans la mesure où sem­ble s’ouvrir en Amérique Latine un nou­veau cycle his­to­ri­que qui conduit les peu­ples à inves­tir leurs angois­ses et leurs espoirs dans la sociale-démo­cra­tie ou le popu­lisme. Ils sont appe­lés pour admi­nis­trer la crise du sys­tème de domi­na­tion capi­ta­liste mais en per­pé­tuent seu­le­ment une expres­sion maquillée et édulcorée. Par consé­quent, nous réaf­fir­mons, pré­sen­te­ment confor­tés par une riche expé­rience his­to­ri­que, qu’il n’y a pas de che­mins étatiques ou avant-gar­dis­tes vers une société socia­liste liber­taire. Le pro­jet liber­taire sera cré­di­ble s’il s’appuie sur les lut­tes des mou­ve­ments sociaux de base et sur une auto­no­mie intran­si­geante.

5. Nous consi­dé­rons aussi que la liberté n’est pas seu­le­ment un objec­tif mais un che­min et une pra­ti­que. Par consé­quent, nous ne pou­vons faire moins que défen­dre les liber­tés conqui­ses et à conqué­rir dans notre lon­gue mar­che, en condam­nant de maniere consé­quente tous les gou­ver­ne­ments y com­pris ceux qui se reven­di­quent comme révo­lu­tion­nai­res sur le conti­nent latino-améri­cain et sur toute autre par­tie du monde. Que cela soit clair, nous condam­nons tout gou­ver­ne­ment qui trouve son ins­pi­ra­tion dans une liberté tron­quée ou repous­sée à un terme loin­tain. Et peu nous impor­tent leurs hau­tes consi­dé­ra­tions sor­ties d’une ima­gi­na­tion déli­rante.

6. Finalement, appar­te­nants à dif­fé­rents cou­rants de la pen­sée et de la pra­ti­que anar­chiste et en ayant démon­tré dans les faits qu’il est pos­si­ble d’établir un cli­mat de fra­ter­nité et de res­pect entre nous au-delà de nos dif­fé­ren­ces, nous affir­mons qu’il est pos­si­ble et nécess­aire pour notre mou­ve­ment de cons­truire tous les réseaux soli­dai­res pos­si­bles. Ceci est et sera notre enga­ge­ment et notre tâche immé­diate.

Les anarchistes ont été aux premières lignes de la résistance à cette attaque brutale. En Uruguay, la FAU a participé à des occupations massives de terres par les sans-abris, des occupations d’usines pour empêcher leur fermeture, ainsi que d’autres campagnes d’actions directes. L’OSL argentine a fait de l’alphabétisation et enseigné l’apprentissage des tactiques de l’action directe et de l’auto-organisation parmi des travailleurs et des travailleuses marginalisés et désespés dans les banlieues les plus pauvres de Buenos Aires. Les anarchistes ont également été actifs dans les syndicats mais, à cause des fermetures massives, le mouvement syndical a été grandement affaibli. Néanmoins, au Chili, une influence anarchiste est forte et grandissante dans un certains nombre de syndicats et dans le mouvement étudiant comme on a pu le voir lors des luttes étudiants.

D’autres zones d’activité anarchiste incluent la lutte pour les droits des peuples autochtones. Au Chili, les anarchistes ont joué un grand rôle dans la campagne militante du peuple Mapuche pour ses droits. En Bolivie, les anarchistes ont soutenus l’insurrection des peuples indigènes et des paysan-ne-s qui a ébranlé l’État en avril 2000.

Les anarchistes sont une fois de plus en marche, leur voix est entendue dans des mouvements sociaux de masses après plusieurs années de silence et leur message d’auto-organisation contre le capitalisme est écouté par un nombre toujours plus grandissant de travailleurs et de travailleuses.


Trouvé ICI
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 04 Oct 2012, 15:33


La lutte anarchiste en Amérique Latine

La classe ouvrière latino a une longue histoire de répression brutale et de résistance héroïque. Les années 1970 et 1980 furent une période de guerre de classe intense qui a vu des régimes militaires brutaux prendre le pouvoir dans virtuellement tous les pays du continent.

Leur but était d'anéantir la menace de révolution venant de partis marxistes de masse et de nombreux mouvements de guérilla. Le soutien enthousiaste du gouvernement américain, qui a fourni des armes, de l'entraînement, des renseignements et une aide financière, fut crucial pour permettre à ces régimes de prendre le pouvoir et se maintenir contre la volonté populaire.

Dans les années 1980, ces régimes militaires furent forcés de quitter le pouvoir un par un par des mobilisations populaires et des résultats économiques désastreux. Cela a permis à l'anarchisme, qui avait été une force extrêmement puissante en Amérique latine au début du XXe siècle, de refaire surface comme mouvement vivant. En 1986, la FAU d'Uruguay fut reformée, après avoir été écrasée par les coups d'État militaires de 1971 en Uruguay et de 1978 en Argentine. Ailleurs, quoi que des groupes anarchistes aient fait surface, il s'agissait principalement de groupes d'affinités, de groupes d'ami-e-s, la plupart venant du mouvement punk. Les tentatives de former des groupes plus larges ont rapidement échoués. Cependant, dans les 5 dernières années, plusieurs anarchistes ont commencés à se regrouper pour former de vraies organisations. Des militant-e-s de groupes marxistes qui en sont venus à critiquer les politiques discréditées des guérillas forment également une partie importante de ces nouveaux mouvements.

En 1996, l'OSL argentine fut formée et en 1999 ce fut le tour du CUAC chilien. La FAG, dans le sud du Brésil a également fait surface récemment et en Bolivie, un certain nombre de collectifs locaux ont commencés un processus d'unification. Ces nouveaux groupes anarchistes partagent une conception commune de la nécessité d'organisations capables d'actions cohérentes et disciplinées sur la base d'une théorie partagée collectivement.

La majeure partie de l'activité de ces nouveaux groupes anarchistes a été de confronter l'héritage des régimes militaires. Des lois d'amnistie ont été passée qui essentiellement pardonnent les atrocités commises sous le régime militaire. Le gros des forces de police et de l'armée n'est pas reconstruit et leur culture de brutalité et d'impunité reste forte. En Argentine, les anarchistes ont été actifs dans les mouvements contre la brutalité policière, et ont soutenus les vigiles des mères, des filles et des fils de ceux et celles qui ont " disparus " pendant le régime militaire. Les anarchistes chilien-ne-s ont été impliqués dans le mouvement populaire pour punir Pinochet. Les anarchistes bolivien-ne-s ont bravés la répression pour travailler contre le gouvernement de Banzer, qui a été élu président en 1997, après avoir dirigé une dictature brutale de 1971 à 1978.

Un autre héritage des régimes militaires est sur le front économique. Les gouvernements militaires et les civils fades qui leurs ont succédés, obéissent inconditionnellement aux diktats du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale (FMI et BM, deux organisations basées aux États-Unis). Ils ont lâché un ouragan néolibéral sur tout le continent. Des millions de travailleurs et de travailleuses ont été licenciés, se sont vu refuser des services essentiels comme un logement, des soins de santé et l'accès à l'éducation et se sont fait repousser aux limites de la pauvreté.

Les anarchistes ont été aux premières lignes de la résistance à cette attaque brutale. En Uruguay, la FAU a participé à des occupations massives de terres par les sans-abris, des occupations d'usines pour empêcher leur fermeture, ainsi que d'autres campagnes d'actions directes. L'OSL argentine a fait de l'alphabétisation et enseigné l'apprentissage des tactiques de l'action directe et de l'auto-organisation parmi des travailleurs et des travailleuses marginalisé-e-s et désespéré-e-s dans les banlieues les plus pauvres de Buenos Aires. Les anarchistes ont également été actifs dans les syndicats mais, à cause des fermetures massives, le mouvement syndical a été grandement affaibli. Néanmoins, au Chili, le CUAC a réussi à créer une influence anarchiste forte et grandissante dans un certains nombre de syndicats.

D'autres zones d'activité anarchiste incluent la lutte pour les droits des peuples autochtones. Au Chili, les anarchistes ont joué un grand rôle dans la campagne militante du peuple Mapuche pour ses droits. En Bolivie, les anarchistes ont supportés l'insurrection des peuples indigènes et des paysan-ne-s qui a ébranlé l'État en avril 2000. Les anarchistes sont une fois de plus en marche, leur voix est entendue dans des mouvements sociaux de masses après plusieurs années de silence et leur message d'auto-organisation contre le capitalisme est écouté par un nombre toujours grandissant de travailleurs et de travailleuses.

Chekov Feeney

(Extrait de Worker Solidarity #63, un journal anarchiste irlandais publié par les communistes libertaires du WSM)

Traduit par Nicolas Phébus, membre du Collectif anarchiste La Nuit (NEFAC-Québec)


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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 04 Oct 2012, 17:56

Un article que j'ai trouvé carrément intéressant :
"L’anarchisme latino-américain, la littérature et les arts, ou comment rendre populaire la culture savante et savante la culture populaire"
Cet article propose un aperçu général du statut de la culture et des pratiques artistiques dans les mouvements anarchistes en Amérique latine à la charnière des XIXème et XXème siècles.

Tout est dit,

C'est en PDF ici
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 05 Oct 2012, 19:40

Je reposte ici un lien vers le topic "Bolivie", où j'avais posté deux textes, une déclaration du mouvement libertaire en Bolivie et un extrait de " El anarquismo en America Latina" de l’anarchiste argentin Angel Cappelletti (1927-1995)
Au sujet de la Bolivive
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 05 Oct 2012, 19:45

Un autre extrait de " El anarquismo en America Latina", à propos du Pérou cette fois, :
Version PDF : Anarchisme au Pérou
Traduit par le C.A.T.S
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 06 Oct 2012, 22:28

Trouvé sur l'intéressant site d' Alterautogestion

La Protesta* et l'andinisation de l'anarchisme au Pérou 1912-1915
« La Protesta* y la andinizacion del anarquismo en El Peru, 1912-1915 ». *(journal anarcho-syndicaliste péruvien de l'époque NDT)
de GERARDO LEIBNER *
Traduction Gilles Ozanne *

Dans cet article, nous analyserons un cas dans lequel la réalité nationale s'est imposée aux tentatives d'introduction d'une idéologie universelle : l'anarchisme au Pérou, ou plus précisément, l'anarchisme et le Pérou indigène. Notre analyse se centrera sur le processus de compénétration de l'anarchisme avec l'utopie andine de restauration de l'ancien empire inca, le Tahuantinsuyo (empire le plus vaste de l'Amérique précolombienne, XVe et XVIe siècle NDT). L'évolution idéologique dans ce sens s'est trouvée principalement impulsée par le rapprochement de la pratique révolutionnaire avec la réalité indigène et les conflits agraires, et elle culmina au milieu des grandes révoltes indigènes dans les Andes du sud péruvien durant la première moitié des années 20.

Pour le lire en entier
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 06 Oct 2012, 22:32

Encore une fois merci au C.A.T.S
Un texte à propos du Paraguay, j'ai appris pas mal de choses...déja, qu'il y avait une mouvance libertaire au Paraguay....

Ce texte est en fait un extrait du livre, en espagnol, « El anarquismo en America Latina » de
l’anarchiste argentin Angel Cappelletti (1927-1995). Cet extrait va de la page LXXVII à la page
LXXXIV.
Le contenu en est superficiel mais vu l’absence quasi totale en France d’éléments historiques sur le
mouvement anarchiste paraguayen, il nous a semblé intéressant à traduire.
Nous signalons que ce texte n’a pas été traduit par le CATS de Caen mais par un argentin qui est
entré en contact avec nous. C’est cette personne, qui se reconnaîtra, qui a réalisé la traduction, et
nous l’en remercions chaleureusement.
Le CATS s’est contenté, en mars 2011, de traduire les notes et d’effectuer les corrections finales
nécessaires.
D’autres traductions sont en téléchargement libre sur notre site : http://ablogm.com/cats/
L’anarchisme au Paraguay
Au Paraguay, le plus lointain et isolé des pays latino-américains, l'activité des anarchistes remonte à la
dernière décennie du siècle passé. En 1892 un groupe nommé «Les fils du Chaco» publia un manifeste, qui
n’échappa certainement pas à la surveillance répressive des gouvernants d’alors, et qui, selon Nettlau,
«semble être le premier document libertaire du pays précité» (1).
Cette même année quelques syndicats sont organisés, parmi eux ceux des charpentiers «colonne vertébrale du
courant anarcho-syndicaliste» (1bis). Le statut du syndicat des maçons, vers 1900, fut rédigé par Pedro Gori.
En 1906 apparut à Asunción « El Despertar » (« Le réveil »), un organe de la Fédération Ouvrière Régionale
Paraguayenne (FORP), central ouvrière anarcho-syndicaliste, fondée cette année là avec l'appui moral de la
FORA. Pendant les années suivantes ont surgi également d’autres journaux libertaires, comme « La
Rebelión » (« La Rébellion »), « La Tribuna »(« La Tribune ») et « Hacia el Futuro » (« Vers l'Avenir »). À
partir de 1920 commença à être publié « Renovación » (« Rénovation »), qui dura jusqu'en 1926. Quelques
brochures de doctrine et de propagande furent éditées tant par le groupe « El Combate » (« Le Combat »)
comme par la FORP (qui publia, par exemple, « La Huelga », « La grève » de Rafael Barrett). L'activité des
groupes anarchistes ne cessa pas durant les années 30. Un fait singulier et certainement très peu connu de
l'histoire paraguayenne contemporaine fut la proclamation de la commune d’Encarnación, par un groupe
d'anarchistes en 1931. L’écrivain paraguayen Gabriel Casaccia y fait allusion dans son roman « Los
herederos » (« Les Héritiers »). Le 20 février 1931, un groupe d'ouvriers et d'étudiants, ayant à sa tête
Obdulio Barthe, prit la ville d’Encarnación, avec l'intention de proclamer là une commune libertaire. Le fait
faisait partie d'un plan à échelle nationale qui se proposait de commencer au Paraguay une révolution
socialiste et libertaire (2). Parmi les militants libertaires qui ont participé à la prise il faut se rappeler de
Cantalicio Aracuyú, Ramón Duran, Ciríaco Duarte, Juan Verdi, J. P. Cuéllar, L. Naboulet, M. Kaner, V.
Canavesse.
La lutte pour la journée de huit heures se développa au Paraguay dès la fin de l’avant-dernière décennie du
XIXe siècle, et, les anarchistes n’y ont certainement pas été étrangerEs, eux/elles qui militaient dans les
syndicats des métiers graphiques, des cheminots, des boulangers, etc. «Les premières tentatives de grève, en
tant que mouvement, se déclenchent à partir de 1889. Le 1er mars de cette année les ouvriers ferroviaires
1
déclarent une grève aux projections significatives. À partir de là, et de plus en plus, suivront d'autres métiers,
comme celui des charpentiers, dont le syndicat commençait déjà à se distinguer parmi les principaux
propulseurs de l'idéologie anarchiste, et en Septembre 1901, après une grève d'une semaine de durée, il
obtient l'implantation de la journée de huit heures de travail. Sur les bases de ces premières manifestations
d'expression et de conquêtes populaires, l'émergence de l'anarcho-syndicalisme commotionne la vie du pays»
(2bis). Dans le susnommé « Manifeste » des « fils du Chaco», reproduit dans « La Democracia » du 21 mai
1892 (et cité par D. Salinas), les anarchistes paraguayens définissaient ainsi leur idéologie et leurs buts :
«Nous sommes communistes -anarchistes et comme tels nous nous proposons de propager l'émancipation
complète du prolétariat; en même temps que nous luttons pour abolir l'exploitation inique de l'homme par
l’homme, nous mettons toutes nos forces morales et matérielles pour faire disparaître toutes les tyrannies,
pour établir la vraie liberté, l'égalité et la fraternité entre les familles humaines... nous voulons que la
propriété individuelle soit transformée en liberté commune pour le bien de tous, nous voulons abolir la
propriété individuelle parce que c'est la cause primordiale de tous les maux qui nous accablent, car avec elle
se maintient toute cette scorie de l'humanité, comme le sont : le gouvernement, le clergé, les avocats, les
militaires, les commerçants et les rentiers qui vivent comme des parasites et qui, pour continuer de jouir de
leurs rapines maintiennent avec ce que nous produisons cette nombreuse armée».
Les idées anarchistes, semées par des émigrants espagnols et argentins, avaient germé, comme on le voit,
avant que ne finisse le siècle. «Cependant — comme le dit bien Salinas — en termes d'avances, le
développement du mouvement ouvrier marque un jalon important quand, sous l'impulsion de l'anarcho-
syndicalisme, s'établit la première centrale ouvrière. Cela se produit le 22 avril 1906 avec la fondation et
l'organisation de la Fédération Ouvrière Régionale du Paraguay » (3). Au commencement elle comptait
seulement trois syndicats (les métiers graphiques, les charpentiers et les cochers), mais bientôt elle reçut
l'adhésion des autres. Parmi ses fondateurs il y avait M. Amarilla, J.Serrano, J. Cazzulo, G. Recalde, L.
Castellani (3bis). Ses bases programmatiques étaient analogues à celles de la FORA.
L'arrivée de Rafael Barrett représente le moment de la plus grande apogée idéologique et culturelle de
l'anarchisme paraguayen. Sa revue « Germinal » est, avec « El Despertar » (« Le réveil »), l’expression la
plus significative du mouvement libertaire et ouvrier de l'époque. Son oeuvre a, pour le Paraguay prolétaire et
paysan, une transcendance inégalée. Cela nous oblige à nous arrêter sur elle et sur la vie même du grand
écrivain espagnol, lié par la générosité de son esprit et par sa passion libertaire à cette région lointaine de
l'Amérique Latine. Barrett a été, en effet, comme le dit Roa Bastos, le «découvreur de la réalité sociale du
Paraguay » (4). Il était né à Torrelavega, Santander, le 7 janvier 1876, comme l’a établi, après une étude
minutieuse, Vladimiro Muñoz (5), en corrigeant des biographes précédents, comme Armando Donoso (6) et
Norma Suiffet (7), pour qui le lieu de sa naissance était Algeciras (8).
Son père, Jorge Barrett, était écossais; sa mère, Carmen Álvarez de Tolède, était apparentée, à ce qu’il
semble, avec les ducs d’Alba. On ne connaît pas les détails de sa jeunesse, mais il a étudié le piano et les
langues vivantes et il a obtenu son diplôme d'arpenteur à Madrid. Pendant un temps il a fait là une vie de
jeune monsieur semi-intellectuel, et on peut même supposer, avec Hierro Gambardelia, qu’il a publié là ses
premiers écrits, ignorés pour nous. À ses vingt-six ans il embarqua pour l'Amérique, mû peut-être par le désir
d'aventure ou par l'intention de rompre avec un passé un peu frivole et «d'orienter l'existence, déjà impulsée
par des idéaux rénovateurs et justiciers, en chemin vers la solidarité humaine, contribuant à l'effort de ceux
qui luttaient ici pour ces idéaux » (9). Un jour de 1903 (et non de 1907 ou 1908, comme l’affirme
2
inexplicablement Jorge A. Warley) (9bis), il est arrivé au port de Buenos Aires. Il commença à gagner sa vie
comme journaliste à « El Tiempo » et à « El Diario Español ». Dans ce dernier il publia aussitôt un article
intitulé « Buenos Aires », où il se penche, avec étonnement et colère, sur l'abîme qui règne entre opulence et
misère dans cette Mecque de l’émigration européenne : «L'Amérique aussi! J'ai senti l'infamie de l'espèce
dans mes viscères. J'ai senti la colère implacable monter à mes tempes, mordre mes bras. J'ai senti que
l’unique manière d'être bon est d'être féroce, que l'incendie et le massacre sont la vérité, qu'il faut changer le
sang des haines pourries. J'ai compris, dans cet instant, la grandeur du geste anarchiste, et j'ai admiré la joie
magnifique avec laquelle la dynamite craque et fend la vile fourmilière humaine » (10). Évidemment, l'article
a indigné le directeur du journal, décidé à plaire au gouvernement et à la bourgeoisie argentine, et il vira sans
plus le jeune homme discourtois qui, accueilli dans l’hospitalier pays, osait critiquer ses institutions et médire
de ses coutumes sociales.
De manière insoupçonnable, le journaliste à l’étincelant verbe libertaire alternait son travail avec ses
penchants scientifiques et, toujours en 1903, il fondait, avec un groupe de d’ingénieurs et de professeurs, l’
« Union Mathématique Argentine» (11). Le 6 octobre il écrivait à Henri Poincaré, lui envoyant quelques
travaux mathématiques qui, selon dit l'ingénieur E. García de Zúñiga, révèlent «l'ardeur studieuse et la
ténacité très patiente» de son auteur (12). En 1904 Barrett partit pour le Paraguay, comme correspondant du
quotidien « El Tiempo » du Dr. Vega Belgrano. Il ne soupçonnait sans doute pas que cette terre serait celle de
son enracinement définitif, le scénario de ses luttes les plus ardues et le sujet principal de ses écrits
passionnés. Cette même année les libéraux chassaient du gouvernement les « colorados » (conservateurs).
Barrett, ami du général Benigno Ferreira, qui prit la tête de la révolution (13), participa à celle-ci et il fut
bientôt nommé directeur du Département d’Ingénieurs de la République et secrétaire de la gérance des
chemins de fer nationaux, en même temps qu'il collaborait à « La Tarde » (« L ‘Après-midi ») et « Los
Sucesos » (« Les Évènements »), des journaux d’Asunción. Cependant, la progressive connaissance de la
réalité sociale du pays, l'expérience directe de l'exploitation des ouvriers et des paysans, sa condition de
témoin oculaire de la corruption bureaucratique, l’obligèrent à renoncer bientôt à tout emploi public et le
convainquirent certainement qu’il ne suffisait pas de chasser les conservateurs et de les remplacer par les
libéraux pour changer les choses au Paraguay ou dans le monde. En 1906 il se maria avec Francisca López
Maíz, appartenant à une famille traditionnelle paraguayenne, apparentée avec le père Maíz et même avec le
maréchal Solano López. Avec l'anarchiste de Buenos Aires José Guillermo Bertotto il publia le journal
« Germinal » entre le 2 août et le 11 octobre 1908, date à laquelle il se vit obligé de quitter le pays, «par
ordre de Jara, le tyran brutal» qui s'était emparé du gouvernement, d’après Frugoni. Il débarqua à Corumbá,
Brésil, pour réembarquer bientôt, le 5 novembre, en direction de Montevideo, où il fut chaleureusement
accueilli par des amis lettrés et des camarades acrates. Il écrivit régulièrement pour « La Razon » de Samuel
Blixen, et là sortirent les essais qui constituèrent plus tard son unique livre non posthume : « Moralidades
actuales » (« Moralités actuelles »). Il collabora de la même manière à « El Siglo » (« Le Siècle ») et à « El
Diario » (« Le Quotidien ») de Montevideo et à « Caras » («Visages ») et « Caretas » (« Masques ») de
Buenos Aires. Il a joui de l'estime et de l'admiration des plus illustres figures intellectuelles uruguayennes de
cette époque : Vaz Ferreira, Frugoni, Ángel Falco, Rodó (qui dédia un essai, « Les Moralidades de Barrett »,
inclus après dans « El Mirador de Prospèro »). Mais sa santé empirait et la phtisie n'arrêtait pas d'avancer
dans le climat humide et froid de la capitale uruguayenne. Au début de 1909 il dût partir pour Corrientes, à la
recherche de chaleur subtropicale. De là il passa de nouveau au Paraguay, sans obtenir néanmoins aucune
amélioration, de telle manière qu'en septembre 1910 (presque en même temps que Florencio Sánchez) il
3
embarqua vers l'Europe, décidé à chercher à Paris le secours de la science qui était son dernier espoir. À
Arcachon, Gironde, il mourut le 17 décembre, un peu plus d'un mois après Florencio Sánchez et victime de
la même maladie. La prose de Rafael Barrett, dispersée dans des journaux argentins, paraguayens et
uruguayens, a été réunie après dans quelques volumes. Orsini Bertani, qui avait édité « Moralidades
actuales » (1910), publia la même année, dans un petit tome, l’essai « Lo que son los Yerbales », et l'année
suivante, « El dolor Paraguayo » et « Cuentos breves » (14). En 1912 il mit au monde encore quatre tomes
d'articles, notes et essais de Barrett, qu’il intitula : « Mirando vivir ». « Al margen », « Ideas y criticas » et
« Dialogos, Conversaciones y otros escritos ». En 1923, l'éditeur de Montevideo Claudio García sortit un
tome de « Paginas dispersas » de Barrett. La maison d'édition « Proyeccion » de Buenos Aires publia « El
terror Argentino », en ajoutant « Lo que son los Yerbales ». Juan Guijarro (pseudonyme de Gandolfi
Herrero) prépara, pour la Maison d'édition « Claridad » de Buenos Aires, une anthologie intitulée « Barrett
sintetico ».
Bien que déjà en 1931-1933 la maison d'édition « La Protesta » ait essayé de donner au public lecteur « Las
Obras completas de Barett », le projet ne s’est réalisé qu’en 1943, grâce à la Maison d'édition « Americalee »
(15) de Buenos Aires, qui en 1959 sortit une autre édition en trois tomes, avec quelques ajouts. Il ne fut pas
possible en revanche de concrétiser le plan de la «Commission d’hommage à Rafael Barrett» de Rosario, qui
consistait à publier les assez abondants écrits inédits ou non recueillis en volume que laissaient l'écrivain
espagnol (16).
Homme de fine sensibilité esthétique et de vaste culture, versé dans les sciences physiques et mathématiques
tout comme en économie et politique, ami de Vallée Inclán, de Ramiro de Maeztu et de García Lorca, Barrett
semblait destiné à briller comme une étoile de première ordre dans le firmament littéraire de l'Espagne. Des
hasards historiques et biographiques l’empêchèrent de réaliser une oeuvre organique et le privèrent de la
célébrité qui, de son vivant, entoura certains de ses compatriotes et amis. Ce qui nous reste de lui suffit,
cependant, pour lui assurer une place prééminente parmi les grands prosateurs latino-américains de l'époque,
á côté de Rodó, son admirateur, et de González Prada, son coreligionnaire. Rodó lui même, dans une lettre
adressée à Barrett, lui dit : «Vous avez exalté la chronique, sans perdre ni aménité ni simplicité. Vous l'avez
dignifiée par la pensée, par la sensibilité et par le style... Votre critique est implacable et adroite, son
scepticisme est efficace, atteint le profond; et cependant, la lecture de ces pages de négation et d'ironies fait
du bien, réconforte, anoblit, et c'est qu'il y a dans l'esprit de votre ironie un fond affirmatif, une lointaine
idéalité nostalgique, un rêve désireux d'amour, de justice et de pitié qui se font ainsi plus communicatifs et
pénétrants, dans le ton d'une mélancolie simple et ironique, que s’ils s’enveloppaient d’accents
d'enthousiasme et de foi ou de protestation déclamatoire et tragique. Votre attitude de spectateur lucide, dans
le théâtre du monde, a toute la noblesse du stoïcisme, mais avec en plus une veine profonde de charité».
Vaz Ferreira, le philosophe le plus représentatif de l'Uruguay, rédige, dans le troisième tome de « Lecciones
de Pedagogia y cuestiones de enseñanza » (« Leçons de pédagogie et questions d’éducation »), ce jugement
qui n'est certainement pas indigne du précédent : «Rafael Barrett a été l'une des apparitions littéraires les plus
sympathiques et les plus nobles. Homme de bien, honnête et héroïque, hôte d'un pays étranger, il adopta sa
« douleur » et son « J'accuse », peut être plus courageux que l'autre, eut de toute façon le mérite suprême de
ne même pas pouvoir lui offrir, surtout à ce moment, d’espoirs ou d’expectatives de gloire. Et il a été un
homme de pensée, de sentiment et d’action. Il est l'exemple que je commence désormais à substituer à celui
d'Anatole France, quand je veux montrer comment il est possible de ne pas être un esprit dogmatique, d'avoir
4
bien plutôt une tendance au doute, et même presque un scepticisme à base de sincérité, et être, cependant, un
homme d’action — et d'une action noble et valeureuse — peut-être plus efficace et plus noble que celle des
dogmatiques. Et, comme écrivain, en produisant dans les plus tristes et invraisemblables conditions, dans le
tourbillon du journalisme quotidien, sans temps, malade, il sut donner à ses productions une densité
intellectuelle si forte, et en même temps une chaleur si puissante d’humanité, qu’il réussit à synthétiser l’un
des plus purs et bien mené alliage d’intelligence et de sentiment». Dans son oeuvre « La Literatura en
Argentina », Álvaro Yunque considère Barrett comme le représentant le plus illustre de la littérature
anarchiste de cette région d'Amérique du Sud.
Dans sa première jeunesse Barrett ne fut pas un anarchiste militant, mais sûrement il sympathisait avec les
idées libertaires, si vives et vigoureuses pendant ces années dans la péninsule ibérique. En arrivant à Buenos
Aires, il déclara, comme nous l’avons vu, son admiration pour l’action directe devant l’insupportable
injustice. Mais c’est au Paraguay que son militantisme se manifesta. Non seulement il publia là bas le journal
« Germinal » mais il participa y compris à la Première Conférence d'Ouvriers Paraguayens, organisée par la
FORP, dans laquelle «il traça les linéaments initiaux en ce qui concerne le problème de la terre, calant en cela
un des points névralgiques du processus économique national : la question agraire » (17). Cela dit, son
anarchisme n'a jamais été dogmatique. Extrêmement pointu et incisif dans la critique de la société capitaliste
et bourgeoise, Barrett se montrait très flexible dans les formules ou les programmes socialistes à adopter. Il
ne se préoccupait pas beaucoup des disputes internes qui divisaient les anarchistes de l'époque. À la
différence de ce qui se passait avec d'autres écrivains libertaires, il ne démontrait pas non plus d'agressivité
excessive contre les marxistes. Il pensait, plutôt, qu'un accord entre les deux grands courants du socialisme
international, marxiste et anarchiste, pouvait assener le coup de grâce au système capitaliste. D'autre part, il
ne semble pas avoir été un croyant inconditionnel en la science, comme l'étaient nombre de ses collègues
libertaires, ni avoir recherché le fondement philosophique de son anarchisme dans un matérialisme
machiniste et déterministe à la manière de Kropotkine. Comme Malatesta, il tendait à admettre une certaine
liberté dans la volonté humaine. Et en plus d'une occasion il semble exprimer son accord avec une conception
vitaliste du monde, analogue peut-être à la philosophie bergsonienne qui alors surgissait en France et se
diffusait en Europe. Il y a chez Barrett une haute valorisation de la volonté qui le rapproche des idées de
Baroja, l'un de ses contemporains. Avec celui-ci il partage également le sens critique, l'ironie acerbe, la
vision sombre de la réalité. Mais, à sa différence, cette obscure perspective ne le conduit pas à une
résignation désespérante mais débouche sur un acte de foi, sur l'espoir d'une révolution imminente. D'autre
part, par son style, Barrett est plus près de Valle Inclán que de Baroja.
Poète libertaire, d’une « violente tonalité social», le paraguayen Leopoldo Ramos Giménez le fut aussi, né en
1896, et auteur d'un recueil de poèmes intitulé « Piras sagradas ». Comme cela s’est passé avec certains
poètes argentins, sa muse prit bientôt des directions moins combatives et plus esthétisantes, dans « Eros et
Alas y sombras » (17bis).
NOTES :
1) M. Nettlau, « Viaje libertario a través de America Latina » in « Reconstruir » 77, page 37.
1bis) Franscisco Gaona, « Introducción a la historia social y gremial del Paraguay », I page 42.
5
2) Fernando Quesada, « 1931 – la toma de Encarnación », Asunción, 1985.
2bis) Darío Salinas, « Movimiento obrero y procesos politicos en Paraguay » in Pablo González
Casanova, « Historia del movimiento obrero en America Latina ».3, Mexico, F.C.E., 1984, page 369.
3) Darío Salinas, op. cit., page 374, récemment les éditions R. P. d’Asunción (Paraguay) ont réuni en un
volume, en édition fac-similé, la collection d’ « El Despertar », organe de la FORP en 1906-1907.
3bis) Ciriaco Duarte, « El sindicalismo libre en Paraguay », Asunción, 1978, pages 89 et suivantes.
4) Augusto Roa Bastos, « Rafael Barrett, descubridor de la realidad social del Paraguay », prologue à
Rafael Barrett, « El dolor paraguayo », Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1978.
5) V. Muñoz, « Barrett » in « Reconstruir », 98, page 39.
6) A. Donoso, « Un hombre libre », prologue à R. Barrett, « Paginas dispersas », Montevideo, 1923, page
13.
7) N. Siuffet, « Rafael Barrett », Montevideo, 1958, page 15.
8) Rufino Blanco Fombona ne se décide pour aucune des 2 villes, bien qu’il incline pour Algeciras, en
se basant sur le fait que la mère de Barrett n’était pas castillane mais andalouse (« Motivos y letras de
España », Madrid, page 210), ce qui est également faux vu que, selon Muñoz, son manoir était à
Villafranca del Bierzo, León.
9) J. A. Solari, « Rafael Barrett, misionero de la justicia y de la belleza » in « Reconstruir », 101, page 11.
9bis) Jorge A. Warley, « Rafael Barrett, anarquismo y denuncia », Buenos Aires, 1978, page 7.
10) Rafael Barrett, « Buenos Aires » in « Obras completas I », Buenos Aires, 1943, page 22.
11) V. Muñoz affirme que parmi les fondateurs de la « Unión Matematica Argentina » se trouvait le
professeur espagnol connu Julio Rey Pastor. Mais celui-ci, né en 1888, avait seulement 15 ans en 1903
et, par ailleurs, il n’arriva en Argentine qu’en 1917 (José Babini, « La evolución del pensamiento
cientifico en la Argentina », Buenos Aires, La Fragua, 1954, page 196).
12) E. Garcia de Zúñiga, « Rafael Barrett, matematico » in « Boletín de la Facultad de Ingenieria »,
Montevideo, 1er décembre 1935, page 30, (cf Lázaro Flury, « Rafael Barrett, cientifico intuitivo » in
« Reconstruir », 101, pages 35-36).
13) La révolution libérale de 1904 « incarnait des idéaux de surpassement intellectuel et signifiait la
rébellion irritée des masses citadines contre le commandement, arbitraire et odieux, du sabre de la
cavalerie », dit Carlos R. Centurión (« Historia de la cultura paraguaya I », Asunción, Biblioteca
« Ortiz Guerrero », 1961, page 567).
14) « El dolor paraguayo », bien qu’il inclut quelques courts récits, ne constitue pas, en réalité, une
« série de brefs contes à l’intention réaliste », comme le croie Rafael E. Velásquez (« Breve historia de la
cultura en Paraguay », Asunción, 1978, page 240). Il fut réédité, également à Montevideo, en 1926, avec
des commentaires et jugements critiques d’Emilio Frugoni, José E. Rodó, Ramiro de Maeztu (ami de
6
jeunesse de Barrett) et José G. Bertotto, auteur, d’après V. Muñoz, d’un livre biographique et
autobiographique intitulé « Mi amigo Rafael Barrett », qui reste encore inédit. Bautista Fueyo publia
ensuite, une autre fois, à Buenos Aires, « El dolor paraguayo » ; en y ajoutant l’essai marquant « Lo
que son los Yerbales ».
15) Cette même année 1943, l’association des « Amigos de Rafael Barrett » de Montevideo publia aussi
les « Obras completas » (bien que, d’après l’avis de spécialistes comme Miguel A. Fernández, aucune
des 2 versions ne soient aussi « complètes » qu’on pourrait le souhaiter). En 1967, furent imprimées à
Montevideo les « Cartas intimas » de Barrett, avec une introduction et des notes de son épouse, et un
prologue de L. Hierro Gambardella. Elles forment le volume 119 de la « Colección de Clasicos
Uruguayos ».
16) La bibliothèque Ayacucho de Caracas publia, en 1978, « El dolor paraguayo », auquel ils ajoutèrent
« Lo que son los Yerbales », « El terror Argentino », « La cuestión social » et d’autres écrits (quelques
uns non inclus dans les livres publiés de Barrett). Le livre comporte un prologue d’Augusto Roa Bastos
et des notes de Miguel A. Fernández. Sur la vie, la pensée et l’œuvre de Rafael Barrett on peut
consulter, en plus des travaux cités dans les notes antérieures : Manuel Domínguez, « Rafael Barrett »,
Asunción, 1910 ; J.R. Forteza, « Rafael Barrett, su obra, su predica, su moral », Buenos Aires, Éditions
Atlas, 1927 ; Victor Massuh, « En torno a Rafael Barrett, una consciencia libre », Tucumán, Éditions
La Raza, 1943 ; Noel de Lara, « La obra de Rafael Barrett », Buenos Aires, Éditions Sol, 1921 ; Alvaro
Yunque, « Rafael Barrett, su vida y su obra », Buenos Aires, Éditions Claridad, 1929. Dans le N°101 de
la revue « Reconstruir » (1976) de Buenos Aires et dans le N°27 de « Ruta » (1976) de Caracas, on peut
lire quelques articles à propos de Barrett, à l’occasion du centenaire de sa naissance. En 1990 fut
publié une nouvelle et plus exhaustive édition des « Obras completas » de Rafael Barrett (Éditions R.P.,
Asunción, Paraguay) sous la direction de Miguel Angel Fernández et de Fransisco Corral. Le tome IV
(à la charge de M. A. Fernández) contient des textes inédits et oubliés.
17) Darío Salinas, op. cit., page 375.
17bis) E. Anderson Imbert, « Historia de la literatura hispano-americana II », Mexico, Libreros
Mexicanos, 1964, page 99.
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 12 Oct 2012, 15:42

KARAMA

Il y a longtemps, longtemps, quand nous étions jeunes et beaux, nous discutions passionnément la question de « l’autonomie relative de l’État ». Nous reconnaissions la nature de classe de l’État bourgeois, comme nous l’appelions alors pour affirmer notre identité idéologique, mais nous croyions qu’il était possible d’en faire notre instrument. Des catégories comme celle de « bonapartisme » venaient à merveille pour une analyse que nous prétendions fonder sur Marx.

Nous regardions avec obsession vers là-haut, vers l’État. Il fallait l’utiliser dès maintenant, sous pression. Et ensuite le prendre par n’importe quel moyen : une fois entre nos mains, il danserait sur la musique que nous jouerions. Même l’expérience des « socialismes réels » n’a pas réussi à nous faire mettre en doute la possibilité d’utiliser pour la libération des appareils et des dispositifs construits pour la domination.

Le néolibéralisme a détruit cette illusion. En dénudant cyniquement le caractère du régime politique construit par le capital pour s’imposer, il a rendu ridicule la fantaisie de le domestiquer. Le mouvement du 99 % a pris aussi rapidement parce que plusieurs décennies de lutte avaient préparé la scène où exhiber le « despotisme démocratique », comme Manolo Callahan caractérise aujourd’hui le régime dominant. Celui-ci n’est pas une démocratie, comme il le prétend, même pas sous la forme limitée de république représentative. Il est un dispositif de domination au service du 1 %.

Chez nous, le voile a commencé à se déchirer avec le coup d’État qu’a opéré Miguel de la Madrid le jour où il a pris ses fonctions. Avec la vieille classe politique, il paraissait possible de faire valoir les intérêts des gens. Associée idéologiquement au « nationalisme révolutionnaire », elle comprenait des dirigeants de très larges secteurs de la population, articulés au système. Ce qui, précisément, nourrissait notre illusion devenait un obstacle pour l’exercice néolibéral. Il fallait se défaire de ces gens-là.

À présent, il devient de plus en plus difficile de prétendre qu’on a été trompé. Considérer comme « démocratique » le despotisme actuel revient à reconnaître que cette façon tyrannique de gouverner laisse place à une application partielle de la loi et à un certain jeu des forces sociales. Mais cela est en train de se terminer. La capacité de traiter politiquement les conflits s’affaiblit. L’état d’exception qui se déclare peu à peu partout englobe des catégories toujours plus larges de personnes, qui sont mises légalement en marge de la loi… au nom de notre sécurité ! On a recours de manière croissante à la police et à l’armée pour calmer l’inquiétude populaire. Avec tout cela se produisent des confrontations qui ont déjà la forme de guerres civiles dans une centaine de pays, et cela secoue jusqu’aux fondements la configuration politique, légale et spatiale de l’ordre global moderne, l’ordre euro-atlantique.

« Actuellement, le continent est criblé d’innombrables petites guerres répugnantes, qui ne sont pas vraiment des guerres. Il n’existe pas de fronts ou de champs de bataille, il n’y a pas de claires zones de conflits ni de distinctions précises entre combattants et civils » (Jeffrey Gentleman, dans NYRB, 8/3/2012). Cette description ponctuelle et terrible de ce qui est en train de se passer en Afrique peut s’appliquer sans difficulté à bien des zones du Mexique et du monde.

Nous nous trouvons dans la quatrième guerre mondiale que les zapatistes annonçaient depuis déjà longtemps. Leur initiative a fait d’eux les précurseurs de tous les mouvements antisystémiques, et ils restent marque d’identité et source d’inspiration. Karama est le mot le plus important dans toutes les révolutions sociales du printemps arabe. Il veut dire dignité, le mot que les négociateurs gouvernementaux à San Andrés n’ont jamais pu comprendre, et que les zapatistes ont arboré comme clé de l’origine et signe central de leur lutte. C’est la dignité qui rend contestataires, rebelles et rêveurs les hommes et les femmes ordinaires qui aujourd’hui sont en mouvement, en marge et au-delà des leaders, des idéologies ou des partis.

Ni ici ni sur le reste de la planète, nous n’en sommes arrivés au point où il est déjà devenu impossible ou inutile d’en appeler à la loi ou au cadre institutionnel. Les urnes, par exemple, peuvent encore être une tranchée dans des batailles spécifiques. Ce qui n’a aucun sens, c’est de penser qu’elles peuvent être un chemin de transformation. Le changement de dirigeants ne suffit même pas à faire face à l’urgence actuelle.

Étant donné que le système démocratique n’est plus capable de répondre à l’urgence et de conduire la transformation ; étant donné que les sujets qui nous accablent ne peuvent plus attendre ; étant donné que l’illusion selon laquelle les appareils d’État peuvent se mettre au service de l’émancipation s’est évanouie, c’est l’heure de l’action directe organisée, l’action des hommes et des femmes ordinaires qui affirment leur dignité pour créer la nouvelle société dans le ventre de celle qui se meurt.

Tout cela, à mon avis, devra être abordé à la fin de la semaine, à Cuernavaca, lors de la réunion nationale du Mouvement pour la paix dans la justice et la dignité (MPJD), pour essayer de le mettre à jour et de le faire résonner en sympathie avec les vents qui soufflent dans le monde d’en bas.

Gustavo Esteva
La Jornada,
Mexico, 16 avril 2012.

Traduit par el Viejo

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La voie du jaguar
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K.O.A.L.A
 
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 25 Oct 2012, 19:08

Ce texte est extrait d'A contretemps N° 11 mars 2003 http://www.acontretemps.plusloin.org
Un entretien avec Plinio Coelho, éditeur anarchiste brésilien

! Luis Inacio « Lula » da Silva fut d’abord métallo, puis leader syndical de sa branche et dirigeant du Parti des travailleurs (PT).
Il est aujourd’hui président du Brésil et dirige un gouvernement allant des trotskistes aux sociaux-libéraux. Aux guichets de l’anti-
mondialisation (on dit « alter » maintenant), tout le monde en parle, des trémolos dans la voix, et les ténors d’un « autre monde » se
disputent le billet pour Rio (ou Porto Alegre) pour prier Tobin et toucher « Lula ». L’espoir est de retour, donc, celui des commis-
voyageurs de ladite « gauche de la gauche », mais aussi celui des sans-voix et des sans-terre du Brésil. Le FMI et la Banque mon-
diale, eux, n’expriment pas de crainte particulière. Ils négocieront avec qui compte, surtout si celui-ci tient le peuple à distance respec-
table des palais de l’ordre. A Davos, les sourires étaient prometteurs. Les dynamiques sociales, cependant, sont incontrôlables et
inattendues. Alors, on attendra. Sans illusion pour n’avoir pas de regret. Et, dans l’attente, on s’occupera de nos amis, ceux qui, en
petit nombre mais déterminés, travaillent à semer quelques pierres de révolte et quelques bouquets de livres subversifs dans ce nouveau
jardin d’Eden que serait le Brésil de « Lula ». Frank Mintz nous en ramène un entretien avec l’ éditeur anarchiste Plinio Coel-
ho, maître d’œuvre aux Editions Imaginário.– A contretemps.
!!!
Pourquoi et comment devient-on éditeur anarchiste au Brésil ?
Cette vocation, je la dois pour partie à mon ami Alexandre Skirda. C’est lui qui m’incita à tenter l’aventure.
Bien sûr, j’avais déjà cette idée en tête, mais il m’y encouragea. Il me disait que j’en avais les capacités... A vrai
dire, moi j’hésitais beaucoup, je ne savais pas comment m’y prendre. Jusque-là, j’avais passé ma vie dans les
écoles et les universités. Et puis voilà, je me suis lancé, et sans attendre puisque, le lendemain même de mon
arrivée à Brasília – où j’avais fait des études universitaires –, je me mettais à l’ouvrage et créais ma première
maison d’édition, Novos Tempos. C’était en mars 1984, après mon séjour français.
Quel était le panorama de l’édition libertaire avant la dictature militaire ?
Jusqu’au coup d’Etat de 1964, les libertaires brésiliens ont développé une activité d’édition relativement consi-
dérable. Ils disposaient alors de deux maisons d’éditions importantes : Germinal, fondée par Roberto das Neves,
et Mundo livre, créée par des militants anarchistes du Centro de Estudos Profesor José Oiticica, de Rio de Janei-
ro. Comme souvent dans ce secteur, le travail reposait essentiellement sur une seule personne. Déjà dans les
années 1930 et 1940, beaucoup de classiques de l’anarchisme avaient été publiés au Brésil. Dans la Bibliografia
libertária 1 que j’ai éditée, on trouve l’histoire des publications anarchistes du Portugal et du Brésil de 1845
jusqu’à nos jours. A deux ou trois titres près, la liste est exhaustive. Dans la période des années 1950 et 1960,
Roberto das Neves, grand militant anarcho-individualiste, joua un rôle important dans le domaine de l’édition.
Avec la dictature, toutes les activités libertaires furent interrompues. Durant un certain temps, les militants par-
vinrent encore à maintenir clandestinement quelques contacts, mais cela ne dura pas longtemps. La répression
ne tarda pas à devenir violente et toute activité libertaire au Brésil fut bientôt impossible. De 1964 aux années
1978-1980, il n’y eut pratiquement aucune publication.
Quand avais-tu quitté le Brésil ?
En 1978. J’avais vingt-deux ans et l’intention de faire des études de géophysique à Paris. A l’époque, je n’étais
pas anarchiste. Il faut dire que l’ignorance était telle dans ma génération que l’alternative était la suivante : ou
on était prétendument marxiste – sans l’assumer vraiment – ou on était démocrate. En fait, il n’y avait que deux
partis : le parti de droite, soutenu par les militaires, et celui d’une opposition possible. Les militaires avaient, en
réalité, besoin d’un soi-disant parti d’opposition, d’une opposition bourgeoise, pour maquiller la dictature. Une
véritable opposition de type libertaire et révolutionnaire était impossible. Il y avait, certes, une opposition de
caractère marxiste, composée de petits partis et de groupes clandestins qui entrèrent dans la lutte armée, mais ils
furent rapidement éliminés ou dissous.
Comment es-tu devenu anarchiste ?
En voyant sur un mur parisien une affiche de la Fédération anarchiste... Elle reflétait parfaitement ce que je
pensais – ce que je ressentais plutôt – depuis toujours. J’en tirais alors la conclusion que j’étais un anarchiste
sans le savoir. Là, commença pour moi une histoire de passion. Je savais, enfin, que j’étais anarchiste et je me
1
Adelaide Gonçalves et Jorge E. Silva, A bibliografia libertária (o anarquismo em língua portuguesa), São Paulo, Imaginário, 2001,
142 p.
A contretemps N° 11 mars 2003 http://www.acontretemps.plusloin.org
suis mis à lire : Proudhon, Kropotkine, Malatesta, les classiques, mais aussi les auteurs contemporains. A mon
premier retour au Brésil pour y passer des vacances, en 1981, j’avais déjà une formation anarchiste de base,
mais je voulais en savoir d’avantage. Alors, je cherchais. Une maison d’édition à vocation commerciale du sud
du Brésil – L&PM – avait publié quelques titres sur l’anarchisme, et parmi eux des textes de Daniel Guérin,
pêchés dans l’Anarchisme et Ni dieu ni maître. Par ailleurs, deux ou trois thèses sur l’anarchisme venaient de
sortir. Bref, l’édition brésilienne commençait timidement à s’intéresser à ce mouvement d’idée. Deux ou trois
éditeurs non anarchistes commençaient à publier quelques titres. L’université aussi, d’ailleurs. En fait, en 1981-
1982, on s’acheminait vers la fin du régime militaire, mais la situation était encore difficile et personne ne vou-
lait s’exposer. La parole se libérait, on envisageait un futur, mais on ne se montrait pas trop. Quand je suis re-
parti pour Paris, j’avais noué quelques contacts. Les vieux militants commençaient à sortir de l’ombre.
A mon second retour au Brésil, en mars 1984, définitif celui-là, les choses avaient encore changé. La dicta-
ture vivait ses derniers jours et le régime, affaibli, jouait à plein l’ « ouverture » Le premier livre que j’ai publié,
en octobre 1984, fut Proudhon, pluralisme et autogestion 2, de Jean Bancal. A cette occasion, j’ai eu la chance
de profiter de la venue de l’auteur au Brésil pour faire une tournée de présentation du livre dans une douzaine de
villes. Les salles étaient très fréquentées et les débats très animés. C’était un moment fort pour l’anarchisme, on
avait des auditoires de 300, 400, et même 500 personnes, sans une seule place libre...
Quel était alors l’état du mouvement libertaire ?
Les militants étaient en petit nombre et plus ou moins organisés. La renaissance de l’anarchisme était d’abord
d’ordre intellectuel. Les centres de culture sociale de Rio et de São Paulo demeurant encore fermés par les auto-
rités, c’est surtout dans les universités brésiliennes que les choses se passaient. Quant aux syndicats, ils faisaient
semblant d’exister. La Centrale unique des travailleurs (CUT) venait de se créer, mais elle était encore loin
d’être hégémonique. A cette époque, les syndicats représentaient, cependant, la possibilité d’organiser les tra-
vailleurs contre le régime militaire. Je me souviens qu’à São Paulo et à Brasília, Jean Bancal présenta son livre à
des syndicalistes. L’ouverture était telle, à ce moment-là, que nous n’avions aucun problème pour trouver des
salles municipales. Lors de cette tournée, nous sommes allés à Rio de Janeiro, à Curitiba, à Florianópolis, à
Porto Alegre, à Caxias do Sul, à São Paulo, à Campinas, à Fortaleza, à Recife, à Manaus et Brasília. A part la
région du Centre-Ouest, nous sommes allés partout. A cette occasion, j’ai rencontré des militants qui tentaient
de recomposer le mouvement. Pour moi, ces contacts furent très importants. A São Paulo, au syndicat des jour-
nalistes, j’ai fait la connaissance de Jaime Cubero – qui fut un militant de pointe à partir des années 1980. A la
fin de la réunion, il nous présenta sa compagne, d’autres camarades et il nous dit qu’il renouait des liens et que,
dans trois ou quatre mois, il comptait rouvrir le Centre de culture sociale de São Paulo, créé en 1933. En 2003,
cette noble institution libertaire célébrera ses soixante-dix ans d’existence agitée.
C’est donc le livre de Bancal qui a lancé Novos Tempos ?
Oui, Novos Tempos 3 fut la première maison d’édition libertaire de l’après-dictature. J’ai édité une douzaine
d’auteurs anarchistes et, parmi eux, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Pierre Besnard, Maurice Joyeux. Sans
fausse modestie, je crois pouvoir dire que ces livres ont touché des lecteurs et, malgré le travail qu’ils
m’occasionnèrent – les choix à opérer, les traductions à faire, les courriers à envoyer, les coups de fil à donner,
les démarches à réaliser –, c’est cela qui compte : Novos Tempos a mis l’anarchisme à la portée des lecteurs. A
travers ces livres, certains l’ont découvert et en grande partie adopté. Je ne veux pas exagérer l’importance de
Novos Tempos dans le développement et la consolidation du mouvement libertaire, mais elle y a contribué, à
l’évidence.
En France – ou en Espagne –, il est difficile, pour une maison d’édition, de ne publier que de la littérature
anarchiste car, à défaut de sortir un best-seller – ce qui est rare, en la matière –, le projet éditorial bute tou-
jours sur le problème financier. Ce problème s’est-il posé pour toi ?
A Paris, Alexandre Skirda m’avait déjà mis en garde à ce sujet. Il doutait de la viabilité d’une maison d’édition
strictement anarchiste. Pour tenir, disait-il, il te faudra élargir le champ et financer la littérature anarchiste par
d’autres livres... Dans un premier temps, je n’ai pas tenu compte de ses recommandations. Pendant quatre ans, je
n’ai publié que de la littérature anarchiste. Ce fut très difficile, même s’il faut reconnaître qu’il existait chez les
lecteurs un mouvement de curiosité et d’intérêt pour l’anarchisme et que je vendais davantage qu’aujourd’hui...
Sur quelles bases financières as-tu débuté ?
2
3
Jean Bancal, Proudhon, Pluralismo e Autogestão, Brasília, Novos Tempos, 1984.
Le titre choisi – Novos Tempos – est une claire allusion aux Temps nouveaux de Jean Grave.
A contretemps N° 11 mars 2003 http://www.acontretemps.plusloin.org
Je disposais d’un tout petit capital pour le premier ouvrage, mais on peut dire que, globalement, j’étais prati-
quement sans ressources. Je devais chercher des fonds pour chaque livre que je voulais publier. Le problème,
c’est qu’une maison d’édition ne peut songer à l’équilibre qu’après avoir publié un certain nombre de titres pour
disposer d’un catalogue. Pour ma part, je voulais faire une maison d’édition anarchiste « insérée » dans le mar-
ché, enregistrée, légale, vendant aux librairies et aux distributeurs. Ce fut une période difficile : sans mise de
fonds, je devais établir un catalogue conséquent en quatre ou cinq ans. J’ai réussi à éditer une quinzaine de titres
en quatre ans. Ce n’est pas beaucoup, en fait, mais j’ai travaillé seul et sans ressources, en m’occupant en plus
de traduire les textes que je publiais.
D’autres maisons d’édition n’ont-elles pas tenté d’occuper le créneau ?
Non, et je me suis toujours demandé pourquoi, d’ailleurs. Les maisons les plus importantes cherchaient surtout à
éditer des best-sellers, des auteurs « vendeurs » permettant d’atteindre les 50 000, 100 000 ou 200 000 exem-
plaires. Elles exploitaient des filons sûrs, les œuvres de philosophes et d’hommes de lettres reconnus en France
et aux Etats-Unis. Pour ces gros éditeurs, l'anarchisme représentait une inconnue. L’existence d’un très petit
éditeur spécialisé dans ce domaine et installé à Brasília, c’est-à-dire à l’écart des grands circuits de São Paulo,
passait complètement inaperçue. En termes strictement commerciaux, il était sans doute risqué de publier des
livres sur l’anarchisme, mais il est indéniable pourtant qu’il y avait de la curiosité pour le sujet. A l’Université,
par exemple, l’anarchisme devenait un sujet d’études, mais les éditeurs ne suivaient pas. En dehors de ce que
j’ai édité moi-même, on doit pouvoir trouver sur le marché de quinze à vingt titres sur l’anarchisme, parmi les-
quels des thèses, comme celle de Margareth Rago – Do Cabaré ao Lar 4 –, une bonne anthologie de Proudhon
par Edson Passetti et Paulo Edgard Resende chez Editora Ática, une des plus grandes maisons du Brésil, et des
extraits du Ni dieu, ni maître, de Guérin, chez L&PM.
Parle-nous des phases que tu as traversées ?
A Brasília, j’ai ouvert la voie, au sens propre. Il m’a d’abord fallu localiser les librairies acceptant des ouvrages
sur l’anarchisme. Souvent, quand je montrais mes livres, on me mettait dehors, aussi bien des types de droite
que des marxistes d’ailleurs. Pour les uns et les autres, l’anarchisme était l’ennemi. C’était l’époque où le Parti
des travailleurs (PT) commençait à se développer. Ce n’était pas facile de s’imposer, ce fut une lutte difficile.
Parfois, j’ai vraiment subi des humiliations. Au bout de cinq ans, j’ai décidé de quitter Brasília pour m’installer
à São Paulo. Ce qui m’a poussé à prendre cette décision, c’est d’abord qu’il est difficile de faire ce genre de
métier dans une ville aussi éloignée des grands centres culturels. L’autre raison, c’est que, même si c’était relatif
le mouvement semblait alors se développer davantage à São Paulo et à Rio de Janeiro qu’ailleurs. Je me suis
donc installé à São Paulo en 1989. Huit mois plus tard, j’avais édité quatre ou cinq livres, comme à Brasília,
mais j’avais le sentiment de stagner. L’idée se précisait qu’il me fallait repenser mon travail, le faire autrement.
J’ai sorti d’autres titres – Bakounine, Malatesta, etc. –, puis j’ai interrompu mes activités pendant deux ou trois
mois, pour faire le point. C’est alors que je me suis souvenu des paroles de mon ami Skirda, et que Novos Tem-
pos a laissé la place à Imaginário.
A part le nom, qu’est-ce qui changeait ?
En lançant Imaginário, je souhaitais ouvrir l’espace à la littérature, la critique littéraire et l’histoire. La seule
limite que je m’imposais, c’était de n’éditer que des textes de qualité, de ne jamais publier des choses médiocres
pour faire de l’argent. Entre nous soit dit, de l’argent j’aurais pu en faire... mais j’ai décidé de n’éditer que ce
qui me semblait important, novateur et de qualité, en commençant par Baudelaire, Sade et les classiques fran-
çais. Je n’éditais que des textes tombés dans le domaine public et je m’occupais moi-même de la traduction. A
l’exception de trois ou quatre titres, je traduisais toujours du français. En réalité, j’ai traduit peu de textes pro-
prement littéraires parce que je doutais de mes compétences. Je crois que, pour bien traduire ce genre de textes,
il faut soi-même avoir une sensibilité d’écrivain. Les textes de Baudelaire dont je parle sont extraits de ses essais
sur l’art. J’ai également traduit du Michelet, du Proust, du Zola, du Tocqueville et de l’Apollinaire.
Et l’anarchisme dans tout ça ?
Parallèlement à cette production, je continuais, bien sûr, à éditer des textes anarchistes et j’avais beaucoup
moins de difficultés qu’à l’époque de Novos Tempos à me faire admettre par les libraires, les distributeurs et
même les médias. En quelque sorte, Imaginário avait fait son trou dans la grande presse, même si certains pro-
blèmes demeuraient...
Parle-nous de ces problèmes ?
Eh bien ! Par exemple, je me suis souvent trouvé confronté à l’impossibilité de répondre aux commandes
parce que les titres de mon catalogue, toujours tirés en très petite quantité, étaient épuisés. Il est vrai qu’à devoir
4
Margareth Rago, Do cabaré ao lar (A utopia da cidade disciplinar Brasil 1890-1930), São Paulo, Paz e Terra, 1997.
A contretemps N° 11 mars 2003 http://www.acontretemps.plusloin.org
choisir entre rééditer un livre et en sortir un nouveau, je choisissais presque toujours la seconde solution. Les
autres problèmes étaient tous liés aux finances : le loyer, le comptable, les impôts directs et indirects, le télé-
phone, le transporteur, etc. Bref, c’était toujours tangent. Il m’est même arrivé pour m’en sortir un peu de tra-
duire des textes que j’aurais aimé publier, et de les vendre à des maisons commerciales. C’est ainsi que j’ai tra-
duit Bakounine, Kropotkine et Malatesta et que j’ai vendu mes traductions à d’autres maisons d’édition qui en
ont édité quelques-unes. Pour raisons financières, j’ai aussi dû co-éditer six livres (Zola, Baudelaire, Ungaretti,
Proust, Michelet, Taine) avec deux maisons d’édition universitaires : EDUC et EDUSP, la plus importante so-
ciété d’édition universitaire du Brésil.
A partir de 1998, Imaginário redevient une maison d’édition spécialisée dans la littérature anarchiste.
Pourquoi ?
Effectivement, à partir de 1998, j’ai décidé d’en revenir exclusivement à l’anarchisme. Pour une raison finale-
ment simple : je sentais qu’il y avait tant d’ouvrages anarchistes importants à éditer que je voulais m’y consa-
crer prioritairement. C’était ma façon de militer dans le mouvement libertaire. J’ai beaucoup réfléchi, alors, à la
meilleure formule pour garantir une bonne diffusion et je me suis décidé à lancer une collection d’écrits anar-
chistes en format poche. A l’exception d’Escritos contra Marx, de Bakounine, qui dépasse la centaine de pages,
ce sont tous des ouvrages qui font de 80 à 96 pages. Je tenais à ce qu’ils soient bon marché et d’excellente quali-
té. Au Brésil, il n’est déjà pas facile de placer un livre anarchiste dans une librairie, mais ça l’est encore moins
s’il s’agit d’un livre mal présenté. Comme la faiblesse du mouvement ne permet pas d’organiser une diffusion
parallèle, il faut bien tenir compte des réalités commerciales. Nous vivons dans une société de l’image, du signe
et du symbole, des médias et des apparences. Je sais, moi, que la forme n’est pas tout et qu’une bonne couver-
ture, une bonne reliure ou une bonne qualité d’impression ne feront jamais d’un mauvais livre un bon livre, mais
le public a tendance à valoriser un bel objet. C’est ainsi. Au fond, il devrait suffire de respecter les textes et de
les présenter simplement, mais pour avoir quelques chances de vendre, il faut aussi soigner l’emballage. Donc je
le fais, parce que ce qui m’intéresse, c’est de diffuser des écrits anarchistes. On peut aussi faire des éditions
modestes et pas chères photocopiées à 50 ou 80 exemplaires et diffusées à des camarades ou à des amis. C’est
un autre choix que le mien. Mes livres sont maintenant assez bien diffusés dans les librairies universitaires. Au
Brésil, les libraires pratiquent deux systèmes : le paiement à trente, quarante ou soixante jours ou la « consi-
gne ». Quand j’ai débuté, le premier système était le plus courant. Aujourd’hui, c’est la « consigne » qui
l’emporte. Le libraire prend des livres en dépôt et, quand tout va bien, il signale ce qu’il a vendu à la fin du
mois. Pour le reste, il y a la vente militante mais, malgré les ristournes de 40 à 50 % que je fais aux militants, il
faut bien reconnaître que ça ne marche pas trop fort. Les jeunes qui fréquentent le mouvement sont souvent
fauchés ou sans emploi.
Existe-t-il aujourd’hui d’autres maisons d’édition anarchistes au Brésil ?
Il y a Achiamé. Elle est basée à Rio de Janeiro et elle a choisi une autre optique que la mienne : ne pas être sur
le marché, faire des petits tirages. Elle a beaucoup de difficultés, mais elle réalise un important travail de divul-
gation des idées libertaires. Par ailleurs, un groupe anarchiste de São Paulo a publié deux livres, il y a un ou
deux ans : des textes de Makhno et la Plate-forme d’Archinov, d’une part, des textes de Bakounine, de l’autre.
Aujourd’hui, elle projette d’éditer des textes de Malatesta et de Luigi Fabbri.
Quels sont tes projets pour l’avenir ?
Cela fait dix-neuf ans que je me consacre à cette activité d’édition anarchiste et je peux te dire que j’en ai payé
le prix. Aujourd’hui, quand je fais le bilan de cette aventure, je dois reconnaître qu’elle m’a usé, qu’elle m’a
éloigné de ma famille et de mes amis, qu’elle m’a coupé de toute vie sociale. Si j’ajoute à cela les difficultés
financières dans lesquelles je me débats en permanence, il m’arrive d’éprouver une grande lassitude, au point de
me demander si je ne devrais pas arrêter l’édition et me consacrer uniquement à la traduction. Ça ne me
conviendra pas, je le sais, mais je devrai peut-être m’y résoudre. Au fond, je sais parfaitement que ce qui
m’intéresse, c’est l’édition. Je continue à penser que l’édition de livres et leur diffusion, c’est une tâche priori-
taire. Il y a tant de textes importants à publier...
A quels textes penses-tu plus précisément ?
Je n’ai pas d’a priori en la matière. Il existe divers anarchismes, ou diverses façons de le concevoir. Ce qui
m’intéresse, ce sont les textes de qualité, ceux qui font avancer la réflexion et devraient contribuer au dévelop-
pement et à l’élargissement des idées libertaires au Brésil. Je ne crois pas, comme certains camarades le préten-
dent, que Proudhon, Bakounine ou Kropotkine soient dépassés. C’est une idée absurde. Il est nécessaire de
continuer à publier nos classiques. J’ai édité, entre autres, des textes de Murray Bookchin, de René Berthier,
d’Alexandre Skirda, de Maurice Joyeux, d’Eduardo Colombo, de Francisco Carvalho, d’Edson Passetti, de Ro-
A contretemps N° 11 mars 2003 http://www.acontretemps.plusloin.org
nald Creagh et de... Frank Mintz, et c’est bien sûr indispensable, mais cela ne saurait exclure le reste. Il est im-
portant, je crois, de concilier l’édition des classiques et celle des textes plus actuels. On s’apercevra ainsi que,
chez les classiques comme chez les modernes, l’important c’est d’ouvrir la réflexion. Je ne serai jamais un cen-
seur des idées libertaires. Bien sûr, j’ai mes préférences, mais l’anarchisme est multiple et c’est bien ainsi.
As-tu gardé des contacts avec les libertaires que tu as fréquentés lors de ton exil français ?
J’ai récemment repris contact avec Alexandre Skirda, Eduardo Colombo et d’autres amis que j’ai connus en
France. En 1992, j’ai organisé avec Edson Passetti et d’autres une rencontre anarchiste internationale à São Pau-
lo. Ce fut un événement important et l’occasion, pour moi, de faire venir Marianne Enckell, Eduardo Colombo,
Ronald Creagh, Pietro Ferrua, José Maria Carvalho et Luce Fabbri. Il est nécessaire de s’ouvrir au reste du
monde, car, quand il s’isole ou qu’il se recroqueville sur son territoire, l’anarchisme s’asphyxie et périclite.
Quand il gagne en internationalisme, au contraire, il respire. Aujourd’hui, les technologies modernes permettent
d’effacer les frontières. La communication est plus rapide et nous rapproche les uns des autres. On ne travaille
plus chacun dans son coin, les uns loin des autres. J’ai des contacts avec le groupe éditeur de la revue Itinéraire,
en France – que j’ai l’intention, en accord avec lui, de diffuser au Brésil à travers une collection du même nom –
, et je compte bien en avoir avec l’Atelier de création libertaire (ACL), de Lyon, avec Alternative libertaire, avec
les Editions du Monde libertaire, avec les éditions de la CNT et donc à fortiori avec toi – que je ne connaissais
jusqu’à maintenant que comme lecteur des écrits d’Israël Renov, de Martin Zemliak et de... Frank Mintz.
Propos recueillis par Frank Mintz,
le 11 octobre 2002, à São Paulo.
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 25 Oct 2012, 19:16

Une interview de la FARJ(Federation anarchiste de Rio de Janeiro)réalisé par Jonathan Payn du Front anarchiste communiste Zabalaza – ZACF, Afrique du sud, datant de 2010

http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Interview_FARJ_Bresil__PAYN.pdf

Dans cette interview, réalisée entre août et octobre de
2010, la Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (Federação
Anarquista do Rio de Janeiro – FARJ) évoque son
interprétation de concepts tels que le spécifisme
(especifismo), le dualisme organisationnel, l’insertion sociale
et le rôle de l'organisation politique anarchiste par rapport
aux mouvements sociaux et à la lutte de classe. Il s’agit aussi
de parler de l'entrée récente de la FARJ dans le Forum de
l'Anarchisme Organisé (Fórum do Anarquismo Organisado –
FAO) et des conséquences sociales du choix de Rio de
Janeiro comme une Ville Hôte de la FIFA 2014, aussi bien
que des questions quelquefois difficiles, telles que la nécessité
de trouver un équilibre entre les niveaux d'unité théorique et
stratégique et du besoin de croître comme organisation. La
Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro (Federação
Anarquista do Rio de Janeiro (FARJ) est une organisation
anarchiste spécifique
de la ville de Rio de Janeiro, le Brésil.
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 02 Nov 2012, 22:06

"Un regard panoramique sur le mouvement libertaire au Chili"

Le Chili est un pays avec une riche histoire de lutte, et de profondes connections avec d’un côté, la domination, et de l’autre, la solidarité, de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Peut-être encore plus que les autres pays d’Amérique du sud, le Chili porte un modèle néolibéral partagé avec les pays impérialistes, et particulièrement les États-Unis, qui ont saigné le Chili pour des siècles. Mais encore, la distance physique comme le paysage politique ont gardé les mouvements de l’État chilien obscurcis pour beaucoup de révolutionnaires dans le Nord.

Le moteur économique du Chili est ses ressources naturelles. La pêche, l’industrie minière et la coupe forestière sont le cœur de la richesse, de la souffrance et de l’économie du Chili. Avec la montée des pays en voie de développement comme la Chine, l’Inde et le Brésil, de paire avec les avancées technologiques qui poussent la demande, le prix du cuivre a augmenté. Le Chili a les plus grandes mines de cuivre du monde et est le plus grand producteur de cuivre dans le monde. Pratiquement toute la richesse du Chili est extraite et exportée sous le contrôle de multinationales étrangères. Pratiquement toutes ces ressources sont accaparées dans les zones périphériques du Chili pendant que la richesse est concentrée en son centre. Les mines du nord et la pêche et les forêts du sud font vivre la population de Santiago. Le noyau central du Chili, largement organisé autour de Santiago, compte plus de 70% de la population. Cette division entre les périphéries, où sont extraites les richesses, et le centre, contrôlant l’exploitation, crée une contradiction au Chili. L’économie de Santiago est presque complètement dérivée des services, de la finance, etc., tous des secteurs alimentés par les industries d’exploitation des ressources.

L’histoire chilienne elle-même reflète des divisions similaires dans la population autour de la richesse, du pouvoir et de la force. La classe victorieuse capitaliste qui a conquis le Chili de l’Espagne a construit un système de pouvoir peut-être encore plus autoritaire que les autres révolutions en Amérique du sud. Un gouvernement central fort et un système « présidentialiste » a affecté durant des siècles les chiliennes et chiliens combattant pour créer un ordre social plus juste. Mais bien sûr, ce fut peut-être ces structures et traditions qui ont fournis les outils supplémentaires aux pouvoirs impérialistes pour dominer le Chili dans le 20ième siècle.

Les luttes contemporaines au Chili ne peuvent être comprises séparément de la montée et de la chute du gouvernement de l’Unité Populaire. Suite aux périodes de dictature et de troubles sociaux, la gauche a pris le pouvoir au Chili sur le dos de mouvements sociaux sans précédents visant à faire tomber un système de classes rigide, l’exploitation impérialiste des ressources du Chili et la pauvreté et la répression politique qui ont enserré le Chili depuis des lustres. Le résultat fut la victoire du premier président marxiste élu démocratiquement, et un nouveau chapitre dans l’histoire chilienne avec les efforts de nationalisation des industries, les mesures de protection sociale et les débuts d’une réforme dans un système de classes ossifié.

Bien que les gauchistes concentrent souvent leur attention sur le gouvernement d’Allende et le rôle qu’a joué la gauche radicale dans les politiques institutionnelles du Chili, il est important d’être conscient d’un mouvement plus profond au sein de la classe ouvrière chilienne à cette époque. Aux côtés de la gauche institutionnelle officielle se trouvait un pouvoir populaire construit à travers la société chilienne. Alors que ce pouvoir se manifestait souvent en support au gouvernement d’Unité Populaire, il n’était pas confiné à ce rôle. Le pouvoir populaire a mené plusieurs expropriations populaires de lieux de travail, de grandes propriétés,… L’autogestion ouvrière est devenue une pratique et inspiration au sein des mouvements de la classe ouvrière pour dépasser ses leaders et avancer vers un socialisme plus ouvert. Par moments, celui-ci fonctionnait aussi comme un contre-pouvoir, quelque chose compris et théorisé comme dualiste par le Movimiento Izquierda Revolucionaria (MIR). Ainsi, durant cette période, nous observons les convergences de gauchistes officiel-le-s au pouvoir, de l’autogestion ouvrière, et du peuple dépassant leurs leaders en des temps-clés de rupture. Cette histoire spécifique des mouvements du Chili dans les années 1970 continue d’avoir de la résonnance et de l’impact sur la gauche au Chili et la société en général.

Menacés économiquement et politiquement par la possibilité d’un Chili libéré, les pouvoirs impérialistes (particulièrement les États-Unis) ont agi pour détruire les mouvements du Chili. À travers une campagne combinée d’affaiblissement de l’économie par le terrorisme économique et un coup militaire sous la direction de Pinochet (qui fut nommé par Allende dans l’espoir de sa loyauté à la nation [NDT. Allende avait notamment nommé Pinochet commandant en chef de l’armée chilienne]), la bourgeoisie chilienne et les impérialistes étrangers ont commencé une campagne de barbarie et de terreur. Suite au coup réussi par Pinochet, où le gouvernement élu démocratiquement fut renversé et Allende est mort en défendant le palais présidentiel, le régime militaire commença à terroriser les chiliens et chiliennes, non seulement au Chili, mais littéralement à travers le monde.

La terreur vint par vagues et cibla différents groupes en différentes phases. En gros, le but était d’éliminer physiquement la gauche, et abolir toute opposition physique et mentale à travers la torture, le viol, le meurtre et tous les moyens nécessaires pour forcer le pays en entier dans la soumission. Ceci inclue même l’assassinat des figures de l’opposition en terre étrangère aux États-Unis et en Europe.

Les États-Unis ont cherché à utiliser le Chili comme laboratoire et modèle pour le tiers monde dans la conquête du gouvernement pour la domination mondiale et l’extension du contrôle impérialiste. La souffrance du Chili faisait partie d’un projet plus vaste sous le parapluie de l’Opération Condor, où les États-Unis, travaillant de paire avec la bourgeoisie locale et les forces militaires, ont installé des dictatures qui ont terrorisé les populations à travers l’Amérique du sud dans les années 1970 et ont littéralement cherché à supprimer la présence gauchiste à travers la torture, le meurtre, le viol et l’exil forcé.

L’Économie chilienne fut reconstruite sur un pur modèle néolibéral largement conçu par les penseurs de l’École de Chicago de l’économie néolibérale. Sa richesse fut privatisée et vendue à des investisseurs étrangers (avec quelques exceptions, dont notamment des portions de l’industrie du cuivre qui demeurèrent nationalisées), et un système d’État autoritaire fut combiné avec l’austérité sociale, mettant le Chili dans une situation unique en Amérique du sud. Le Chili a subit une série de compromis entre la domination étrangère totale, et un investissement de capital augmenté. La position du Chili en rapport à ses ressources et sa position dans l’économie mondiale ont créé des contradictions au sein de la société. Aujourd’hui, la droite cite fréquemment ses statistiques démontrant la santé de la nation (largement gonflées par la demande mondiale pour le cuivre plus que touts autres efforts des économistes néolibéraux), troquée contre l’accroissement de l’une des plus sévères pauvretés pour l’austérité répandue, le servage de la dette et l’élimination du filet de sécurité sociale. La gauche critique avec raison les contradictions entre la richesse apparente d’une société construite sur la dette et l’austérité et la richesse qui est volée du Chili chaque jour par l’impérialisme.

Bien que la dictature ait gravement estropié la gauche de l’époque, le peuple chilien ne fut pas vaincu. Il y eut une transformation entre les mouvements populaires menant à 1973 et ceux du début des années 1980. Les conditions se dégradant sous le Chili de Pinochet ont amené les gens dans les rues et ont créé des mouvements contre la répression et le niveau de vie. Les mouvements populaires ont continué à défier la dictature autant en termes de répression, que dans les maisons des gens, dans les écoles et dans les milieux de travail. Les étudiants, étudiantes, travailleurs, travailleuses et familles des disparu-e-s menèrent une lutte combative contre la dictature dans les années 1980, dont les mouvements armés de la gauche qui ont presque assassiné Pinochet en 1986. Alors que Pinochet servait l’impérialisme pour un temps, la brutalité et la rigidité de la dictature se sont éventuellement avérées être davantage une charge qu’un atout pour maintien du contrôle sur le Chili et sa richesse. Les mouvements furent capables de faire tomber la dictature et de prendre de la place, toutefois cela se produisait sous le contrôle et la gestion d’un capital local et mondial. Une période de transition eut lieu avec les 20 années de gouvernement d’une coalition de partis d’opposition (concertacion) qui laissa le néolibéralisme de Pinochet intact, tout comme les relations avec la dictature. Cette combinaison de victoire et de défaite allait de l’avant sur la base explicite de l’exclusion de la gauche radicale et la maintenance des rapports fondamentaux d’exploitation. La situation aida à créer d’un côté, les divisions autour desquelles les chiliens et chiliennes combattraient pour les prochaines décennies, et de l’autre, la crise de la gauche qui se trouva soit récupérée, soit exclue et qui travaillait à se réorienter en fonction des lignes changeantes de la lutte.

Les luttes d’aujourd’hui contre l’austérité et contre le modèle néolibéral brutal du Chili prennent place dans ce contexte. Quoiqu’un peu isolé-e-s de la crise économique mondiale par la richesse du cuivre, les chiliens et chiliennes continuent de vivre les attaques sur leurs conditions de vie par la droite et les machinations du capital international.

L’Anarchisme au Chili

Le Chili a une histoire anarchiste relativement riche, similaire à plusieurs des pays du cône sud de l’Amérique du sud. Un très vaste et militant mouvement anarchosyndicaliste a été présent au Chili depuis le 19ième siècle et a construit plusieurs des premiers syndicats. Les anarchosyndicalistes chiliens et chiliennes ont construit les traditions libertaires au sein du mouvement ouvrier qui ont continué à avoir de la résonance même jusque dans les années 1940 et au-delà. Néanmoins, en définitive, l’anarchisme a entré dans une phase de dormance après les années 1920, quand la dictature d’Ibañez a délogé et attaqué avec succès le mouvement anarchiste et ses bases avec quelques exceptions-clés. Dans les années 1950, l’anarchosyndicalisme connaissait un renouveau significatif qui a eu des répercussions dans les années suivantes, en influençant le syndicalisme chilien après des grèves clés de cette époque. Il y avait plusieurs anarchistes aussi actifs et actives au sein du Mouvement pour la Résistance Populaire durant les années 1970, et plusieurs autres ex-membres du MIR sont devenu-e-s anarchistes en raison de leur expérience dans le MIR. En général toutefois, ce ne fut pas avant la période des années 1980 à 2000 que l’anarchisme renaquit au Chili.

Le premier projet anarchiste à renaître au Chili durant cette période fut possiblement « Hombre y Sociedad », une publication communiste libertaire avec des analyses de la situation au Chili qui ont rassemblé des exilé-e-s et différentes générations du mouvement anarchiste. Avec les années 1990, le désillusionnement par rapport aux partis politiques traditionnels et les tensions au sein de la gauche officielle avec la chute du bloc soviétique ont contribué à une renaissance de types d’anarchistes. Plusieurs jeunes chiliens et chiliennes se sont tourné-e-s vers l’anarchisme en réponse aux problèmes soulevés par l’intégration de l’opposition dans l’État chilien. En 1999, les communistes libertaires ont fondé le Congreso Unificacion Anarco-Comunista (CUAC) après avoir travaillé à construire une organisation spécifique anarchiste depuis des années. Le CUAC a rassemblé des militantes et militants anarchistes pour organiser au sein des luttes de la classe ouvrière et s’orienter vers l’insertion sociale. Aujourd’hui, deux organisations nationales existent (la Federacion Comunista Libertaria et l’Organization Comunista Libertaria), ainsi que plusieurs groupes locaux plus petits comme le Corriente Accion Libertaria à Valparaiso. Aujourd’hui, l’anarchisme organisé au Chili porte avec lui les traditions de plus de 10 ans de travail au sein des mouvements sociaux et de plus profondes connexions avec les luttes contre la dictature.

Les luttes sociales d’aujourd’hui

Dans la période actuelle, le Chili est témoin de 5 fronts de lutte à travers le pays : les étudiantes et étudiants, les travailleurs et travailleuses, les quartiers et voisinages, les luttes régionales et les luttes autochtones. Tous ont des racines dans les luttes de l’époque du gouvernement de front populaire, et dans certains cas, de bien avant.

Le Chili a occupé les manchettes dans les nouvelles et la conscience des activistes en 2011 en raison du mouvement étudiant. Visant à combattre la servitude de la dette, la mauvaise qualité et les prix non-accessibles, le mouvement étudiant a organisé un large éventail d’actions, de grèves et de perturbations sociales pour obtenir une éducation publique gratuite et de qualité pour toutes et tous, et dans plusieurs cas, accompagnée d’une vision émancipatrice de l’éducation. Le système d’éducation chilien ressemble de certaines façons à celui des États-Unis en raison de son rapport de dépendance avec l’endettement, de son coût similaire (mais en rapport aux salaires chiliens), et de sa division publique/privée qui a de profondes implications de classes. Le Chili, comme le Québec, a été secoué par de réguliers cycles de luttes étudiantes autour de tels enjeux. La plus récente période fut en 2006, sous Bachelet, avec la « Révolution des Pingouins » (nommée en lien avec les uniformes étudiants) autour des enjeux des frais, des passes de bus et des problèmes du système avec le financement et la régulation de l’éducation au Chili. Les luttes se sont terminées avec des concessions, mais sans jamais résoudre les enjeux plus profonds. Plusieurs des leaders étudiants et leaders étudiantes des luttes universitaires de 2011 étaient des militantes et militants d’organisations dans les écoles secondaires (liceos) en 2006. À son apogée, le mouvement de 2011 a presque mené à un blocage de la ville avec des centaines de milliers dans les rues, la détermination du public de leur côté, et des grèves de solidarité des travailleurs et travailleuses dans les secteurs stratégiques de l’économie.

Les anarchistes ont construit une base dans les mouvements étudiants avec le travail du Frente Estudiantil Libertaria (FeL) il y a plus d’une décennie. Ayant commencé comme une tendance intermédiaire dans le mouvement étudiant, le FeL a développé une praxis libertaire autant au sein de mouvement officiel étudiant que dans les rues. Le Chili a un système de représentation politique qui rassemble des éléments des structures gouvernementales et des syndicats. Les organisations sont bâties sur une base départementale avec leur propre constitution et structure, mais en grande partie, elles ont toutes à rendre des comptes aux assemblées de base. Il y a de plus vastes structures de coordination où différentes tendances politiques rivalisent et engagent la négociation avec l’administration, et des forces de coordination. Le FeL s’engage dans l’organisation dans la lutte étudiante et dans les activités touchant à la formation politique, l’éducation populaire et l’intervention dans le maintien d’un caractère révolutionnaire anarchiste dans les luttes étudiantes populaires. Présentement, il s’agit d’un réseau à travers les universités et écoles secondaires du Chili, et il a fait plusieurs victoires clés dans l’établissement d’une présence pour le FeL et ses réseaux. En 2012, le mouvement fera face à des défis en raison de l’incapacité à obtenir ses revendications du système en 2011. Les étudiants et étudiantes universitaires sont attaqué-e-s par l’État, ciblant toute prochaine manifestation par des actions punitives dans le système scolaire, et par le fardeau économique de leurs prêts et de la perte de cours. Les occupations d’écoles secondaires se poursuivent toutefois, et le mouvement fait face à une conjoncture cruciale en ce moment. Des élections régionales auront lieu en 2012, et la plupart de la gauche se mobilisera pour canaliser l’énergie du mouvement étudiant dans la politique partisane et institutionnelle. Avec le pouvoir autonome du mouvement étudiant, la présence libertaire du FeL et la crise mondiale déployée, 2012 pourrait bien être une année charnière vers l’une ou l’autre des directions. Aujourd’hui, au moment d’écrire ces lignes, la mobilisation reprend à nouveau massivement la rue et démontre un pouvoir qui n’a toujours pas été vaincu par la crise ou par le gouvernement.

La répression sous Pinochet a amené un affaiblissement du mouvement ouvrier officiel. Au Chili, le taux de syndicalisation oscille autour de 10%, un taux similaire à celui des États-Unis. La législation du travail chilienne combine le pire de l’Europe (les grèves sont illégales en l’absence de certains paramètres spécifiques) et le pire des États-Unis (le contournement répandu des législations du travail à travers des exclusions, des sous-contractants et la facilité à remplacer les travailleurs et travailleuses qui font grève). Plus d’une décennie d’organisation anarchiste et d’agitation a toutefois permis de construire une présence libertaire dans des secteurs clés de la société chilienne. Les travailleurs et travailleuses de la construction par exemple sont largement exclu-e-s de la négociation collective dans la législation du travail chilienne. Un syndicat relativement nouveau, SINTEC, a été formé dans le secteur de la construction avec un fort courant libertaire et sur un modèle combatif anarchiste. De même, les travailleuses et travailleurs portuaires ont une tradition et présence de syndicalisme anarchiste, tout en occupant en même temps une position stratégique au sein de l’économie en tant que moyen d’exportation de toute la richesse chilienne. Dépendamment des régions, les anarchistes ont ancré des racines qui arrivent à maturité dans divers secteurs stratégiques de l’économie par leur position (les mines, la santé, l’éducation, le transport, l’industrie forestière et les pêches).

Le Chili est un pays urbain par majorité écrasante, avec des villes généralement compactes et du logement collectif. Les coûts intenables du logement (près des prix américains pour une fraction des salaires) ont mené à des situations dans les voisinages où : plusieurs familles ont été forcées dans de minuscules appartements, la qualité et la disponibilité des commodités de base est limitée, le développement capitaliste détruit la santé des communautés et les prix des commodités de base assaillent les gens. En réponse, un nombre important de mouvements populaires ont émergé. Les anarchistes ont été actives et actifs dans ces luttes qui tendent à se centrer autour de la disponibilité du logement, des conditions de vie et du combat contre l’emballement des prix. Ces luttes incluent des occupations de terrains ainsi que l’action directe pour forcer l’État à accorder plus de logements à prix modique pour la classe ouvrière. Plutôt que de se concentrer sur un seul enjeu, les anarchistes ont poussé pour une orientation plus large des luttes à l’échelle de la communauté et de l’éducation populaire afin de soutenir le caractère et le leadership populaire des luttes (plutôt que voir les gens quitter une fois que leurs besoins personnels sont comblés).

La structure du centre et des périphéries du Chili a créé des situations où de vastes territoires sont ignorés et réprimés. Les luttes régionales autour des conditions de vie dans des régions entières ont explosé dans des endroits clés durant les dernières années. En 2011, le sud-extrême du Chili a explosé en contestation à Punta Arenas avec des blocages, des barricades et des affrontements dans les rues entre les forces du gouvernement et les communautés entières. Cette année, dans la région Aisén, une autre région du sud du Chili, les membres de communautés ont bloqué leur territoire pendant des mois au cours de combats cinglants avec les forces du gouvernement. Leurs revendications étaient concentrées sur le combat de l’inflation des prix de la nourriture, du transport et autour du manque d’infrastructure (scolaire, physique et social) dans leur région. Dans la région minière du nord du Chili, les résidents et résidentes ont mené des batailles similaires autour de leurs conditions de santé, de l’eau et des infrastructures. Tout en produisant toute la richesse du Chili, ils et elles vivent dans des conditions parmi les pires.

Les luttes autochtones au Chili sont largement synonymes avec celles des mapuches. Bien que d’autres luttes existent dans la Terre de Feu et dans les régions Aymara du Nord, les mapuches du sud du Chili ont une place centrale dans l’attention nationale en raison de la force et de la durée de leurs luttes. Les mapuches ont une histoire de lutte, non seulement dans l’histoire présente, mais de résistance continue depuis la colonisation. Les mapuches ont continué à exister comme nation indépendante jusqu’à ce que le Chili ait ses propres guerres et conquière le territoire, mais pas le peuple mapuche. Isolé-e-s par la géographie et un dur climat, les mapuches ont résisté à l’intégration et aux transgressions capitalistes sur leurs terres. Alors que le néolibéralisme et l’impérialisme tentent de mener l’exploitation plus profondément au cœur des terres mapuches, les communautés ont continué à résister. Les abus répandus et les meurtres ethniques conduits par l’État ont été routiniers. Combiné-e-s avec les mouvements de solidarité à travers le Chili, les mapuches représentent une force insubordonnée de résistance constante au Chili, qui porte ses propres traditions et luttes libertaires.

Les interventions des anarchistes

En complément de sa présence dans les luttes sociales, le mouvement anarchiste a une large base d’activités au sein de la gauche et dans les quartiers populaires en vue du développement d’une praxis libertaire. Les anarchistes sont actives et actifs dans des stations de radio communautaire à travers le pays, où les résidentes et résidents s’engagent dans l’éducation populaire de paire avec les luttes de leurs quartiers sur un modèle émancipatoire. Le mouvement a de nombreux projets de médias alternatifs dans les organisations et dans les réseaux libertaires plus larges. Par exemple, « Politica y Sociedad » (nommé à l’origine « Hombre y Sociedad ») est un journal communiste libertaire fondé dans les années 1980 qui représente une collaboration entre divers groupes et individus s’identifiant à l’anarchisme organisé. Il y a des journaux anarchistes comme « Erosión ». La Federación Comunista Libertaria a des publications papiers et sur internet. À Santiago, il y a un réseau d’environ 12 librairies populaires, surtout dans les quartiers populaires. Les éléments insurrectionnistes et « lifestyle » ont eut des squats jusqu’à ce que la majorité soient fermés durant « El caso de bombas », où l’État les ciblait en relation aux attentats à la bombe insurrectionnistes. Par la suite, les accusé-e-s furent tous et toutes relaxé-e-s, mais toutefois les squats ne sont toujours pas revenus à leur niveau de fonctionnement d’avant la vague de répression.

Un panorama

La position du mouvement libertaire au Chili montre la direction qu’un mouvement mature peut prendre lorsqu’il s’engage pour devenir enraciné dans les luttes populaires et les communautés. Le Chili a fait face à des défis uniques en raison des perturbations sociales du terrorisme combiné de la dictature et du néolibéralisme. Construisant souvent avec bien peu, le mouvement anarchiste a fait croître des racines et se dresse aujourd’hui dans des positions stratégiques au sein des luttes sociales chiliennes. Il y a trop à apprendre de ces expériences, lorsque prises de notre analyse de notre époque, de notre milieu et de notre conjoncture. Le futur du Chili et de ses anarchistes repose aujourd’hui dans leur combat au sein de la société chilienne et dans le combat de la classe ouvrière internationale contre l’impérialisme et les nouvelles méthodes de soumission dans cette ère de crise.

Scott Nappalos

Des remerciements sont dus à Jose Antonio Gutiérrez pour ses apports concernant l’histoire chilienne et à toutes et tous et toutes les compañerxs au Chili qui m’ont assisté dans mes recherches, mes écrits et mes voyages.

* Traduction du Blogue du Collectif Emma Goldman

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K.O.A.L.A
 
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 16 Nov 2012, 16:58

Cuba, les anarchistes et la liberté

Le texte, que nous publions ci-dessous en traduction et sous une forme un peu remaniée, est une synthèse historique qui couvre le premier siècle d’anarchisme à Cuba. Il nous a été transmis par la revue Guangara Libertaria. Les camarades cubains estiment qu’il est nécessaire de faire la lumière sur leur passé historique. C’est, du reste, la première fois que ce thème est traité par les libertaires cubains et ils en évoquent les figures les plus importantes. De forme condensée, c’est l’extrait d’un livre en préparation. Rappelons que tous ceux qui s’intéressent à Cuba et au mouvement libertaire cubain d’un point de vue historique, politique, culturel ou social trouveront dans la revue Guanguara Libertaria renseignements, informations et articles de fond. (G.L., PO Box 1514, Riverside st., Miami, Florida 33135, USA).

Les lignes qui suivent décrivent brièvement l’influence que les idées libertaires ont exercé sur le peuple cubain. Il nous apparaissait de notre devoir de restituer le plus fidèlement possible la mémoire des anarchistes à Cuba, soit plus d’un siècle de lutte aux côtés des classes les plus pauvres et en défense de la liberté et de la justice sociale. Ce qu’ont accompli les acrates eut une portée décisive sur le terrain social et syndical. Nous allons résumer les actions d’un groupe d’hommes et de femmes qui, dépourvus de toute ressource, de façon autonome, persécutés hier et aujourd’hui oubliés, appartiennent à l’histoire des classes ouvrière et paysanne, c’est-à-dire à celle du peuple de Cuba.
Période coloniale et séparatisme

Au milieu du siècle précédent, Pierre-Joseph Proudhon, dont les théories économiques eurent un grand impact dans l’Europe du XIXe siècle, influença de façon décisive les origines de l’anarchisme cubain. Proudhon, sans doute l’un des premiers penseurs de l’anarchie, trouva dans l’île des disciples et des continuateurs parmi les artisans et les ouvriers progressistes. Si, en 1857, fut fondée à Cuba la première société mutualiste, ce n’est que lorsque Saturnino Martinez créa en 1865 l’hebdomadaire La Aurora (L’Aurore) que les idées de Proudhon s’enracinèrent véritablement. Ces années-là, se créèrent les premières associations libres d’ouvriers du tabac, de compositeurs d’imprimerie, de journaliers et d’artisans — ce qui peut être considéré comme l’origine du prolétariat organisé cubain. Cuba doit encore à Proudhon la création de « centres régionaux », d’écoles, de sanatoriums et d’associations d’entraide.

La guerre de Dix ans (1868-1878) [1] fut la première tentative violente pour se séparer de l’Espagne. Quelques anarchistes de l’industrie du tabac y avaient pris part — et même à sa direction — comme Vicente Garcia et Salvador Cisneros Betencourt, tous deux fédéralistes et acquis à Proudhon. La tentative échoua. Plus tard, les ouvriers cubains furent renforcés par des camarades espagnols courageux et solidaires, poursuivis en Europe pour leurs idées révolutionnaires [2].

Dans le même temps, la pensée anarchiste s’était implantée parmi les ouvriers et les paysans en France, en Italie, en Espagne et en Russie. L’élément moteur et organisateur de cet essor fut une autre figure importante de l’époque, Michel Bakounine, révolutionnaire et théoricien anarchiste. Malgré la mort de Bakounine en 1876, ses idées diffusèrent en Europe avec une force inhabituelle. L’Alliance des révolutionnaires Socialistes (1864) et l’Alliance Internationale de la démocratie socialiste (1868), fondées par Bakounine, et leur programme trouvèrent un écho favorable auprès des éléments les plus révolutionnaires à Cuba, les idées de Bakounine se substituant ainsi progressivement à celles de Proudhon chez les ouvriers. Le prolétariat cubain commençait déjà à se forger une conscience de classe. C’est à la fin de 1885 que surgit la figure la plus prestigieuse de l’anarchisme cubain en la personne d’Enrique Roig de San Martin (1843-1889), fondateur de l’hebdomadaire El Productor (Le Producteur) et nouveau théoricien et organisateur libertaire. Les grèves qui se produisirent à la fin des années quatre-vingt furent toutes d’inspiration anarchiste et orientées par El Productor à l’aide d’une organisation, l’Alliance Ouvrière, d’inspiration bakouniniste. L’Alliance Ouvrière s’implanta également dans deux centres de travail de l’industrie du tabac aux États-Unis, Tampa et Cayo Hueso, où s’organisa, en 1887, la première Fédération locale des Ouvriers du tabac et qui rassemblait presque tous les ouvriers de cette industrie. Les responsables en étaient Enrique Messonier et Enrique Creci, ainsi que quelques activistes acrates comme Leal, Segura et Palomino. En 1889, une grève générale déclenchée à Cayo Hueso, se termina par la victoire des ouvriers dans les premiers jours de 1890. À la Havane, l’Alliance et les ouvriers cubains s’étaient solidarisés avec cette grève et la mort de Roig san Martin n’empêcha pas El Productor de soutenir les travailleurs en grève.

Le mouvement séparatiste cubain, continuant à préparer la lutte pour l’indépendance, opérait depuis les côtes de Floride, à partir des villes des États-Unis mentionnées ci-dessus, pépinière de patriotes, d’anarchistes et d’ennemis de l’Espagne en général. Durant ces années, José Marti, l’apôtre de la lutte contre la métropole espagnole, chercha des partisans parmi les groupes les mieux organisés de l’émigration cubaine, tandis que, pour leur part, les ouvriers concentrés dans l’industrie du tabac regardaient le problème cubain d’un point de vue social et internationaliste. S’adressant aux travailleurs, Marti fit des concessions sociales, de façon à les attirer dans le camp séparatiste, et leur promit une république de liberté et de justice. Les anarchistes influencés par Marti entreprirent de se regrouper dans les clubs révolutionnaires, et quelques-uns des acrates de premier plan — Creci, Messonier, Rivero y Rivero, Sorondo, Rivera Monteressi, Palomino, Balino, Segura — se joignirent à la cause de l’indépendance, sans renoncer, pour autant, à leurs idéaux de liberté et de justice sociale.

L’appui que les anarchistes prêtèrent à Marti fut immense, tant moralement que politiquement et financièrement. Marti décida alors de fonder un parti révolutionnaire qui comprit en majorité des ouvriers du tabac de l’exil, ceux-ci se situant sur le plan syndical dans ce qu’il était convenu d’appeler le « socialisme-révolutionnaire » chez les anarchistes d’alors depuis les tragiques événements de Chicago en 1886.

À la Havane, l’Alliance Ouvrière célébra le 1er Mai 1890 par une manifestation à la mémoire des anarchistes exécutés à Chicago. En 1891, un congrès fut convoqué pour l’année suivante et les anarchistes tinrent le 1er Congrès de la région cubaine en janvier 1892. À cette occasion, l’on décida, entre autres, de recommander à la classe ouvrière cubaine d’embrasser les idées du socialisme-révolutionnaire et le séparatisme proclamé par Marti, car, selon une phrase devenue historique : « Il serait absurde que l’homme qui aspire à la liberté individuelle s’oppose à la liberté collective d’un peuple ». Mais les autorités espagnoles interrompirent le congrès, interdirent les moyens d’expression anarchistes et déportèrent ou emprisonnèrent les responsables les plus connus.

En février 1895, la guerre de libération nationale prônée par Marti éclata à Cuba. Les anarchistes les plus engagés se lancèrent dans la lutte comme, par exemple, Enrique Creci, qui mourut au combat en 1896. Quant aux promesses de changements sociaux, elles disparurent avec l’apôtre de l’indépendance cubaine, qui tomba en combattant les troupes espagnoles en 1895. La guerre se termina avec l’intervention nord-américaine en 1898, par la déroute de l’Espagne [3]. Durant toute cette période, les anarchistes de l’émigration comme de l’intérieur ne cessèrent de recueillir des fonds ou de se joindre à la lutte et orchestrèrent une importante campagne politique dans les milieux acrates d’Amérique et d’Europe. L’internationalisme se manifesta concrètement : deux jeunes anarchistes, Oreste Ferrara et Federico Falco, s’engagèrent depuis l’Italie ; l’exécution de Canovas del Castillo par l’anarchiste italien Angiolillo en 1897, avec la participation directe d’Emeterio Betances, porto ricain qui représentait l’émigration cubaine à Paris, fut l’un des facteurs les plus décisifs de la défaite de l’Espagne.

Durant l’intervention nord-américaine en 1898, la première grève qui éclata à Cuba fut lancée par les anarchistes dans la corporation des maçons. La grève fut réprimée violemment, bien que, en fin de compte, les grévistes eussent obtenu des augmentations salariales. Cette grève reçut le soutien total de l’hebdomadaire Tierra ! (Terre !) dirigé par Abelardo Saavedra et Adrian del Valle.
La première République

Sous les premiers gouvernements cubains, plusieurs grèves importantes éclatèrent chez les ouvriers du tabac, les ouvriers boulangers, les maçons et les menuisiers. Presque toutes furent réprimées férocement comme aux plus sombres temps coloniaux. La république des libéraux comme celle des conservateurs ne comprenait ni même ne reconnaissait le problème social et on avait oublié la promesse de Marti : « Avec tous et pour le bien de tous. »

La révolution mexicaine de 1910 retentit vivement sur les ouvriers et les paysans cubains, les discours de Flores Magon [4] et les fusils de Zapata aiguillonnant la conscience des ouvriers oubliés de la canne à sucre, première industrie du pays. En 1915, parut le manifeste de Cruces. C’était, par sa forme littéraire, un poème de lutte. « Soutenons notre cri à la force de nos bras » et « Se taire c’est transiger » sont l’expression de la révolte de travailleurs réduits à la famine, conscients d’être la force productive la plus importante de l’île. Cette même année, fut fondée la première Fédération Paysanne de la province de Las Villas, avec, pour principaux organisateurs, Fernando Iglésias, Laureano Otero, Manuel Lopez, José Lage, Benjamin Janeiros, Luis Meneses, Santos Garos, Miguel Ripoll, Francisco Baragoitia, Andres Fuentes, Tomas Rayon et Francisco Ramos. Devant les abus commis par les sociétés sucrières nord-américaines et espagnoles, qui contrôlaient la majeure partie de la production nationale, les anarchistes tentèrent de lancer quelques grèves ; mais ils échouèrent du fait de la répression que le gouvernement déchaîna depuis la Havane sous le commandement de Garcia Menocal, utilisant l’armée prétorienne et la Garde Rurale pour assassiner et poursuivre les grévistes. Cette période, la plus active de l’histoire des libertaires cubains, se termina douze ans plus tard par la liquidation physique des personnalités qui avaient le plus d’abnégation.

À cette époque plusieurs journaux d’orientation libertaire étaient publiés régulièrement, malgré la déportation de certains de leurs responsables théoriques : La Batalla (La Bataille), Nuevos Rumbos (Nouveaux Chemins), Via libre (Voie Libre) et naturellement Tierra ! Les grands noms de la littérature libertaire et anarcho-syndicaliste collaboraient intensément, tels, parmi bien d’autres, Marcelo Salinas, Antonio Penichet, Manuel Ferro, Jesus Iglesias et Adrian del Valle. Les uns soutenaient les idées de Kropotkine, de Reclus, de Malatesta ; d’autres défendaient la tradition bakouniniste ; la majorité, enfin, était proche de l’anarcho-syndicalisme naissant, qui, incarné dans la Confédération Nationale du Travail (CNT), venait d’Espagne. Alfredo Lopez, qui s’inscrivait dans cette dernière tendance dès 1922 et appartenait au syndicat des typographes, organisa la Fédération Ouvrière de la Havane (FOH), où se regroupèrent les corporations et les associations ouvrières les plus combatives de la capitale. Avec Alfredo Lopez débuta l’étape la plus dynamique d’un vaste mouvement social : on créa des athénées libertaires, des centres ouvriers, des clubs naturistes, on organisa des syndicats. Ce furent les anarchistes qui, en ces années troublées, les premiers et les seuls, sans moyens financiers ni aide de quiconque, unirent et orientèrent la majorité des travailleurs de la campagne et de la ville sur l’ensemble de l’île.

En 1925, s’appuyant sur trois congrès ouvriers qui se déroulèrent successivement à la Havane, à Cienfuegos et à Camagüey, les anarchistes créèrent dans cette dernière ville la Confédération Nationale Ouvrière de Cuba (CNOC), qui réunit tous les syndicats, les confréries, les unions, les corporations et associations de Cuba, soit 128 collectivités et plus de 200.000 ouvriers représentés par 160 délégués. Ses personnalités les plus connues, outre Alfredo Lopez, s’appelaient Pascual Nunez, Bienvenido Rego, Nicanor Tomas, José M. Govin, Domingo Rosado Rojas, Florentino Pascual, Luis Trujeda, Paulino Diez, Venancio Rodriguez, Rafael Serra, Antonio Penichet, Margarito Iglesias et Enrique Varona. La décision la plus marquante introduite dans les statuts de la CNOC fut le « rejet total et collectif de l’action électorale » — sans parler d’autres résolutions à caractère syndical et social comme la revendication classique des huit heures de travail journalier, le droit de grève et le refus unanime de bureaucratiser l’organisme nouvellement créé.

Le nouveau président de Cuba, Gerardo Machado, dictateur et manipulateur électoral, considérait l’attitude politique des ouvriers « peu patriotique » et déchaîna des poursuites incessantes contre la CNOC et ses responsables. Machado ordonna les lâches assassinats d’Enrique Varona, organisateur des cheminots, de Margarito Iglesias du Syndicat manufacturier et d’Alfredo Lopez, secrétaire général de la CNOC. Il fit emprisonner et déporter nombre d’activistes et de militants de l’anarcho-syndicalisme cubain et déclara hors-la-loi tous les syndicats ou corporations qui le combattaient réellement. Durant plus de huit ans, Machado s’occupa de détruire l’œuvre accomplie par les libertaires, donnant l’occasion au Parti communiste récemment créé de se placer en position de force à l’intérieur de la CNOC. Plus tard, le PC utilisera cet organisme pour pactiser avec Machado, à la fin de son régime… Ce harcèlement ne put empêcher les anarchistes, regroupés dans une organisation créée en 1924 et nommée Fédération des Groupes Anarchistes de Cuba (FGAC), de lancer des grèves, de faire de la propagande et de contribuer aux désordres et aux violences de la période la plus sanglante de notre histoire : celle qui va de 1930 à 1933. La tyrannie de Machado, qui dura jusqu’au mois d’août de cette année-là, fut abattue par une grève générale, lancée et maintenue par des libertaires dans le Syndicat des tramways [5].

Malgré la victoire, les libertaires sortirent mal en point de la dictature de Machado. Les animateurs et les activistes les plus déterminés avaient été victimes de la répression gouvernementale ou déportés. Les communistes, eux, manœuvrèrent après la chute de Machado pour récupérer l’influence perdue et entreprirent d’attaquer violemment les anarchistes, dans le but de manipuler plus facilement la classe ouvrière. Ayant totalement échoué, ils essayèrent la tactique qui sera connu plus tard sous le nom de Front Populaire, cherchant l’appui officiel de Batista, alors colonel, nouvel figure sortie des casernes lors du coup d’État du 4 septembre 1936 [6].

Afin de se regrouper et de se réorganiser, les anarchistes cherchèrent des alliés dans l’opposition révolutionnaire à Batista. Certains des militants les plus aguerris s’affilièrent à l’organisation socialiste « Jeune Cuba », dirigée par un ennemi acharné des communistes, Antonio Guiteras. Cette fois-ci, c’est avec l’aide du PC que la répression organisée par le colonel Batista fit échouer la grève de mars 1935. Un nouveau coup contre les anarchistes dans cette période de réaction sociale.

Lorsque la révolution et la guerre civile espagnoles éclatèrent en juillet 1936, les anarchistes de Cuba rejoignirent la défense de la République espagnole et, à leur initiative, fut fondée à La Havane la Solidarité Internationale Antifasciste (SIA), qui œuvra avec acharnement pour recueillir et envoyer des fonds et des armes aux camarades espagnols de la CNT-FAI. Les libertaires cubains furent nombreux à participer directement à ce conflit en s’engageant dans les colonnes anarchistes ; certains moururent en Espagne en défendant leurs idéaux. Après la victoire franquiste, plusieurs d’entre eux furent rapatriés à Cuba, de même qu’un nombre important d’Espagnols, qui sortirent de France et d’Espagne avec des passeports cubains. De nouveau, on recueillit des fonds pour aider les combattants démunis, et ceux qui arrivèrent à Cuba bénéficièrent d’une solidarité totale.

En 1939, suivant les ordres reçus de Moscou, le Parti communiste pactisa officiellement avec Batista [7], dirigeant sans base populaire, et celui-ci,en paiement de leurs services et de leur appui politique, leur remit la direction d’une nouvelle centrale syndicale, créée dans ce but, la Confédération des Travailleurs de Cuba (CTC), organisme professionnel le plus important de l’île, puisqu’il regroupait toutes les tendances politiques et syndicales du moment — y compris une minorité anarchiste. Dès lors, le mouvement ouvrier cubain, organisé et légalisé sur ordre de Batista, passa sous le contrôle des communistes. Les anarchistes, eux, créèrent une organisation, l’Association Libertaire de Cuba (ALC), pour rassembler les anarchistes et les anarcho-syndicalistes ayant survécu aux années trente.

La seconde République

La constitution de 1940 marqua le début d’une nouvelle situation politique. Pour la première fois dans notre histoire, on y traitait du problème social et on tentait de réparer les erreurs et les oublis de la Ire République. D’orientation moderne et progressiste, la Carta Magna (Grande Charte) cubaine était l’œuvre de deux générations de Cubains où se retrouvaient des individus de toutes les classes sociales et de toutes les sphères de la vie nationale. Tous les problèmes passés et à venir, tant politiques que sociaux, tant agraires ou urbains qu’ouvriers, d’une période convulsive, s’y reflétaient avec une précision incroyable. La Constitution était, sans aucun doute, un document bien réussi : restait à la mettre en pratique.

Au début des années quarante, les libertaires se consacrèrent à partir de l’ALC à un travail d’organisation. Ce qui demeurait du mouvement qui avait été le plus actif dans le prolétariat cubain jusqu’au milieu des années vingt, bénéficiait encore d’un appui populaire solide et d’une réputation de combativité, fondées sur une trajectoire révolutionnaire et sociale claire et sur un désintéressement légendaire. D’une part, on commença par préparer des cadres pour la Jeunesse Libertaire récemment fondée, dans l’espoir de récupérer le terrain perdu devant les communistes, en créant à l’aide de cet organisme des groupes d’action libertaire. D’autre part, devant la situation créée par la Constitution de 1940, qui avait légalisé la journée de huit heures de travail et qui, tout en reconnaissant le droit de grève, en avait réglementé l’exercice, les anarcho-syndicalistes furent obligés de créer, à l’intérieur de la CTC, des groupes de pression, véritables véhicules de la pensée anarchiste.

Batista, élu président, perpétua son alliance avec les communistes qui, en retour, ayant reçu des charges ministérielles, de l’argent et des moyens de propagande, l’encensèrent du titre pompeux de « Messager de la Prospérité » et mirent à son service non seulement le Parti communiste, mais aussi la CTC, contrôlée d’en haut, trahissant une fois de plus le syndicalisme révolutionnaire et libertaire.

En 1944, Ramon Grau San Martin remporta les élections [8]. Le peuple attendit des changements substantiels du nouveau gouvernement social-démocrate. En fait, Grau maintint les communistes à leurs postes. Il n’y eut de changements importants dans le mouvement ouvrier qu’en 1947, lorsque Grau, contraint par la guerre froide, décida d’expulser les marxistes de leurs postes hiérarchiques au sein de la CTC, le 1er Mai de cette année-là. (Grau, malgré la pression nord-américaine, respecta le Parti communiste.) Les anarchistes, profitant de l’occasion, obtinrent, après la tenue d’élections syndicales libres dans presque tous les syndicats, la désignation de plusieurs camarades dans la plus grande organisation syndicale. Le prestige et l’engagement des anarcho-syndicalistes les amena à diriger de manière effective quelques syndicats : transport, alimentation, etc. et à maintenir une pression réelle dans la quasi-totalité des autres syndicats de la CTC. À la même époque, des Associations paysannes furent créées par des anarchistes pour tenter d’organiser les paysans sans terre. Ces efforts remportèrent le plus de succès sur la côte nord de la province de Camagüey, vieux bastion libertaire, et chez les cultivateurs de café de la province d’Oriente, où, depuis longtemps déjà, les anarchistes avaient fondé et soutenu des collectivités agricoles libres.

Carlo Prio Socarras conquit la présidence en 1948 et suivit la même politique tolérante dans le domaine social que Grau. En 1949, les anarchistes à l’intérieur de la CTC agirent avec quelques éléments proches pour tenter de créer une nouvelle centrale syndicale, la Confédération Générale des Travailleurs (CGT). L’idée était de créer une organisation ouvrière indépendante de la CTC — inféodée au gouvernement —, dans la tradition anarcho-syndicaliste ; mais cette démarche échoua devant les pressions exercées par le ministre du Travail, qui redoutait l’influence croissante des libertaires dans le monde du travail et s’y opposait catégoriquement. Prio décidant en 1950 de déclarer illégal le Parti Socialiste Populaire (communiste), ceux-ci cherchèrent à nouveau une alliance avec Batista.

En mars 1952, Batista fit un coup d’État. Les communistes ne répugnèrent pas d’utiliser cette occasion pour pénétrer la bureaucratie officielle [9], mais ils ne purent retrouver leur influence dans la CTC. On était alors en pleine guerre froide et, cette fois, Batista devait rester modéré dans son alliance avec les marxistes. Profitant de l’absence de réaction au coup d’État, Fidel Castro — obscur politicien d’origine bourgeoise — et un groupe de jeunes révolutionnaires menèrent une attaque contre la caserne Moncada à Santiago de Cuba, qui échoua d’une manière sanglante [10]. Leur programme « révolutionnaire » n’était qu’un programme social-démocrate, réformiste et petit-bourgeois. Castro fut emprisonné avec certains de ses compagnons quelques mois seulement, puis partit pour le Mexique. L’opposition devint violente et Batista répondit à l’agitation de manière brutale, comme on pouvait s’y attendre.

À la fin de 1956, une polarisation définitive se produisit entre Batista et l’opposition, aussi l’ALC décida-t-elle de prendre parti pour les forces démocratiques opposées à un gouvernement dictatorial [11]. C’est cette année-là que Castro débarqua dans la province d’Oriente ; il entama l’année suivante une guerre de guérilla dans les montagnes locales. Le Mouvement du 26 juillet gagna des partisans et mena des actions violentes dans les villes les plus importantes de l’île, entraînant la répression que l’on sait de la part du gouvernement. Cependant, à la fin de 1958, Batista avait perdu la bataille politique et ne pouvait plus contenir militairement les rebelles. Castro se renforça sur le plan politique et l’opposition s’unit à lui. Son programme social et politique était toujours le même : la justice sociale, des réformes et le retour à la Constitution de 1940. Les communistes qui n’avaient pas participé à la dictature de Batista se groupèrent autour de lui. Batista s’enfuit de Cuba le 31 décembre 1958. Un autre cycle historique commençait pour le peuple cubain…

Castrisme et exil

Les anarchistes ont participé à la lutte contre Batista, les uns dans les guérillas orientales ou de l’Escambray au centre le l’île, les autres dans la lutte urbaine. Leur but, comme celui de tout le peuple cubain, était d’abattre la tyrannie de Batista, quoique, d’après leur expérience historique, ils n’aient jamais fait confiance à Castro, qu’ils avaient défini dès 1956 comme un dictateur potentiel, s’appuyant sur une organisation verticale de type totalitaire. Mais Castro s’était transformé, à cause d’une évaluation incorrecte de l’opposition démocratique, en un mal nécessaire et provisoire. Cette illusion était le produit de la confusion, de la division et aussi de la lâcheté qui régnaient chez les opposants à Batista. Comme on le voit, les libertaires observaient Castro et sa révolution dans une perspective opposée à celle des dirigeants politiques du moment, qui espéraient pouvoir manipuler le vainqueur. En fait, au début de 1959, c’est le nouveau gouvernement révolutionnaire qui, sous prétexte de purger la CTC des éléments ayant collaboré avec Batista, releva arbitrairement de leurs postes tous les responsables anarcho-syndicalistes et presque tous les dirigeants sociaux-démocrates, bien que nombre d’entre eux aient souffert de persécutions et connu la prison sous le régime précédent.

Les libertaires, expulsés de la CTC maintenant dite « révolutionnaire », conservaient néanmoins tout leur prestige dans la classe ouvrière. Lors d’un congrès convoqué par le gouvernement révolutionnaire à la fin de 1959, les éléments du Mouvement du 26 juillet engagés dans le syndicalisme sous la houlette du secrétaire général de la CTC, David Salvador, et alliés au Parti communiste et à ses cadres dans la centrale syndicale, livrèrent à nouveau le syndicat, en « bonne tradition démocratique », au gouvernement représenté, cette fois, par le lider maximo, Fidel Castro.

Castro, pour se maintenir au pouvoir à tout prix, fit rapidement alliance avec l’Union soviétique, dans le but de transformer Cuba en une grande colonie sucrière au service des Russes [12]. Les avantages et les droits que les ouvriers cubains avaient obtenus au prix de leur sang sur plus d’un siècle furent jetés aux « poubelles de l’histoire », l’État totalitaire devenant alors le patron unique. L’ancien système politique, social et économique s’écroula et Cuba se convertit en 1961 en un État léniniste.

Au début de 1960, les libertaires avaient rejeté Castro et repris la lutte [Annexe II]. Finalement, leurs publications, El Libertario (Le Libertaire) et Solidaridad Gastronomica (Solidarité dans l’alimentation), furent condamnées à disparaître et il ne resta plus aux libertaires qu’à passer dans la clandestinité puis à s’exiler.

Ce processus se fit en deux temps. En premier lieu, ce fut l’expérience de la lutte réduite à la clandestinité : publication du journal clandestin Nuestra Palabra Semanal (Notre Parole Hebdomadaire), organe du Mouvement d’Action Syndicale, s’adressant à tous les travailleurs, lutte plus acharnée encore qu’au temps de Batista, plus durement réprimée aussi et dont malheureusement la direction était aux mains de Nord-Américains et de bourgeois n’ayant rien à faire d’idéaux libertaires. Les premiers n’étaient pas vraiment intéressés à liquider le système et hésitaient constamment ; les seconds manquaient de préparation et de volonté révolutionnaire pour une entreprise de cette sorte, bien que les deux groupes fussent puissants et disposassent de moyens importants. Les travailleurs de Cuba, eux, n’acceptaient pas le communisme et une grande partie d’entre eux décida de lutter contre le régime. Les anarchistes échouèrent sur tous les fronts, malgré le travail entrepris dans la classe ouvrière et paysanne, avec plus de sacrifices personnels que de moyens.

En second lieu, il y eut l’exil, illégal ou favorisé par quelque ambassade plus ou moins complaisante. En 1961, fut fondée aux États-Unis le Mouvement Libertaire Cubain (MLC), en relation avec l’ALC à l’intérieur de Cuba, où se regroupèrent les naufragés de l’ouragan castriste. Ils étaient peu nombreux, mais leur activité devint rapidement très précieuse pour la cause de la liberté à Cuba. On se consacrait à la propagande ; on collectait des fonds pour faire sortir de l’île des camarades menacés ; on menait à bien des actions contre la dictature. Les années soixante furent employées à cette lutte. Des sacrifices personnels de toutes sortes furent consentis ; on commença l’édition de El Gastronomico (L’ouvrier de l’alimentation) à Miami, et on tenta, mais sans succès, de convaincre le mouvement anarchiste international que Castro n’était pas un révolutionnaire, comme il voulait le voir, mais un liberticide. Les anarchistes cubains réalisèrent un travail patient de rédaction de manifestes, d’articles, d’essais, de brochures et de lettres. On en appelait aux vieilles amitiés, aux camarades fraternels de toujours avec lesquels on avait partagé les moments difficiles ; on protestait en Espagne, en Italie, en France, au Mexique, en Argentine, au Venezuela, à Panama, au Chili, en Angleterre, aux États-Unis, enfin dans le monde entier. En vain. Peu nombreux furent ceux qui répondirent et furent solidaires. Les anarchistes, au niveau mondial, ou bien ne comprirent pas le drame, ou bien ne voulurent pas le comprendre. Notre effort n’aboutit qu’à un dialogue de sourds.

Au milieu des années soixante-dix, on commença à noter un certain changement dans le paysage acrate international, non à cause des libertaires cubains, mais à cause d’un désenchantement vis-à-vis de la « révolution » castriste. Soudain, Castro apparut comme un dictateur. Mais on avait perdu un temps précieux pour notre histoire. Certains s’étaient exilés ; des camarades de valeur étaient tombés ; d’autres n’avaient pas voulu partir et le reste pourrit en prison [Annexe III]. L’absence de solidarité envers les anarchistes cubains fut notoire, resta la mauvaise conscience, comme on a dit plus tard.

Ce phénomène, uniquement comparable à l’attitude favorable aux bolcheviks de certains anarchistes en 1917 — précédent historique dont personne n’a d’ailleurs tenu compte — fit un mal irréparable. Cependant, cette incompréhension et ce manque de solidarité n’arrêtèrent pas la marche des libertaires cubains sur le chemin de la liberté.

L’anarchisme à Cuba, dans toute sa longue histoire, malgré plus d’un demi-siècle de persécutions, d’assassinats, de déportations et d’emprisonnements, n’a jamais connu, avant le castrisme, une défaite d’une telle ampleur et une répression d’une telle sauvagerie. Le communisme, apparemment, a gagné la partie. Mais les anarchistes cubains ne s’y résignent pas et c’est pourquoi ils ont maintenu ces vingt-six dernières années bien haut leur drapeau et inébranlables leurs idéaux, ne renonçant jamais à voir le peuple libéré de l’oppression.

Les anarchistes cubains ont une longue tradition de lutte en faveur de la liberté : depuis les premières luttes syndicales et corporatives en 1865, leur participation à la guerre d’indépendance contre l’Espagne, leur opposition à la politique « sociale » des deux Républiques, leur combat contre les dictatures de Machado, de Batista et de Castro, jusqu’à la lutte finale qu’ils sont bien décidés à mener, aiguillonnés puissamment en cela par leur foi inébranlable en la liberté qui les regroupe en ce moment sinistre de leur histoire.

Frank Fernandez
Miami, octobre 1985
Notes

[1] Ce soulèvement indépendantiste a surtout touché les provinces de Camagüey et Oriente ; on n’y trouve guère d’influence de la pensée révolutionnaire. En 1878, la paix fut rétablie par l’octroi d’une certaine autonomie à Cuba et sa représentation aux Cortès.

[2] Dans un article du Mouvement social n°128, juillet-septembre 1984, Carlos Serrano remarque que les anarchistes espagnols furent beaucoup plus sensibles au problème que les socialistes, et cite l’ouvrage de l’anarchiste Tarrida del Marmol, les Inquisiteurs d’Espagne (Monjuich, Cuba, Philippines), Paris, 1897.

[3] En 1898, les États-Unis lancèrent leur deuxième guerre impérialiste (la première était contre le Mexique en 1848) contre l’Espagne pour s’emparer de ses trois dernières colonies — Porto-Rico, Cuba, les Philippines — et en faire leurs satellites. Les Espagnols capitulèrent à Cuba le 12 août 1898 et, le 1er janvier 1899, le pouvoir fut rendu à un gouverneur américain. En 1901, les États-Unis imposèrent à l’assemblée constituante l’amendement Platt [Annexe I] leur donnant le droit d’intervenir à Cuba, puis le traité de 1903, qui allait dans le même sens avec, notamment, la concession à perpétuité de la base de Guantanamo. Les Américains intervinrent directement à Cuba en 1907, 1912 et 1917.

[4] Cf. la Révolution mexicaine de R.F. Magon, Spartacus, 1978.

[5] Machado avait été élu président en 1925 avec l’appui des Américains. La grande crise économique de 1929 et les méthodes dictatoriales de Machado amenèrent sa chute en août 1933. Il fut remplacé par Cespedes, soutenu lui aussi par les États–Unis.

[6] Le régime de Cespedes ne dura qu’un mois. Le 4 septembre 1933, la révolte d’une partie des cadres de l’armée, dont Batista, le renversa et Grau San Martin devint président.

[7] Batista renversa Grau San Martin en 1934, brisa le mouvement populaire issu de 1933 et abolit l’amendement Platt, le tout avec l’accord des États-Unis bien entendu. En 1939, le PC se rallia à lui, car c’était l’époque de la tactique des « Front Populaires » , et en 1940 appela à voter en sa faveur. En 1942, deux communistes entrèrent au gouvernement. Cette alliance coûta cher au PC : de 87.000 membres en 1942, il dégringola à 7000 en 1959.

[8] Son candidat battu aux élections, Batista s’exila en Floride.

[9] Le Parti communiste cubain explique ainsi sa position par la plume d’un de ses leaders : « Nous avons été d’accord avec Batista tant qu’il joua un rôle positif dans une situation déterminée ; nous l’avons combattu ensuite, avec une grande vigueur, fermement, implacablement, dès le coup d’État réactionnaire et impérialiste antinational, antipopulaire et and-ouvrier » (Blas Roca, Los Fundamentos del socialismo en Cuba, La Habana, 1960).

[10] e 26 juillet 1953, cent vingt hommes groupés autour de Fidel Castro attaquèrent la caserne Moncada : il y avait là des jeunes des tendances les plus diverses, dont le libertaire Boris Luis Santa-Coloma.

[11] L’ALC en tant que telle resta toujours légale. Les anarchistes participèrent à la lutte contre Batista : Mouvement du 26 juillet (M.26.7), Organisacion Autentica (OA), Directorio Revolucionario (DR), Movimiento de Resistencia Civica (MRC), Directorio Obrero Revolucionario (DOR), Federacion Estudiantil Universitaria (FEU). Les deux dernières années, le travail au grand jour de l’ALC devint impossible et l’organisation passa dans la clandestinité sous le nom de Union Revolucionaria Obrera (URO).

[12] En 1929, les États-Unis absorbaient 78,8% des exportations cubaines et fournissaient à Cuba 64,4% de ses importations. En 1976, l’ensemble des pays du bloc de l’Est absorbait 73% des exportations cubains dont 60,8% pour la seule URSS (Courrier des pays de l’Est, janvier 1980). Deux ans plus tard, ces chiffres accusent une notable augmentation : ils passent en ce qui concerne les exportations à 84,8% dont 73% pour l’URSS, et en ce qui concerne les importations à 79,6% dont 65,2% pour l’URSS (Problèmes de l’Amérique latine n°64, 1982).


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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede Chavo » 27 Nov 2012, 16:42

Très chère K O A L A,

Un grand merci pour ces articles et dossiers vraiment très interessants.

Une bonne et longue lecture en perspective !
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Re: L'anarchisme en Amérique latine

Messagede K.O.A.L.A » 01 Déc 2012, 18:19

ANARCHISME EN AMÉRIQUE LATINE : UNE ÉBAUCHE AUTOUR DE SON HISTOIRE, TRAITS ET PERSPECTIVES

Recevez, participants et organisateurs de cet événement, le salut solidaire des anarchistes vénézuéliens, en particulier du groupe auquel j’appartiens : le Collectif Éditeur du journal El Libertario, d’où nous venons en nous efforçant depuis 17 ans de parcourir les chemins de la dignité, la combativité et l’enthousiasme qui ont été hier, sont aujourd’hui et seront demain des signes qui identifient et donnent une pleine vigueur à notre mouvement dans le monde. Dans l’intention de contribuer depuis l’Amérique Latine à ce que les anarchistes connaissions, reconnaissions et fortifions cette identité qui nous fait frères, mes compagnons de El Libertario et moi-même, nous pensons qu’il serait plus convenable de présenter dans cette rencontre une introduction globale de l’histoire, des traits et des perspectives de l’anarchisme dans notre continent.
Etant donnée l’assistance ici de beaucoup de jeunes gens, avec divers niveaux d’intérêt sur le sujet mais en général avec peu ou un accès limité à l’information sur les thèmes de cette exposition, je présenterais un schéma basique avec des idées, des personnages, des faits et des références historiques nécessaires pour comprendre l’anarchisme latinoaméricain et sa trajectoire. Ce récit, spécialement dans ses aspects historiques, ne prendra pas un ton érudit, alors j’espère que si ces paroles génèrent des effets dans l’audience, ils seront plus dans des dynamiques de solidarité militante et un échange vif avec le mouvement anarchiste contemporain dans notre continent, et moins dans la production de « papers » et de thèses universitaires. En synthèse, ce serait une discussion plus pour anarchistes que pour spécialistes, et en aucune manière pour ces « anarchologues » qui se complaisent à décréter que l’idéal anarchiste s’est éteint avec la fin de la Guerre Civile Espagnole en 1939.
Pour entrer en matière, je proposerai un sommaire qui examine le passé, le présent et l’éventuel avenir de l’anarchisme latino-américain en l’étudiant à travers quatre moments historiques : 1) le XIXe siècle, son étape originaire, avec son arrivée depuis l’Europe et son insertion chez nous ; 2) le premier tiers du XXe siècle, avec l’essor de l’anarcho-syndicalisme et de la présence libertaire dans les luttes sociales, la dynamique politique et la scène culturelle et intellectuelle du continent ; 3) la période de son éclipse et sa quasi disparition, entre le milieu des années 30 et le commencement de la décennie des années 90 ; et
4) le laps de temps entre les dernières années du XXe siècle et ce qu’il advient du XXIe siècle, avec un retour encourageant de l’anarchisme, en faisant face aux défis des nouvelles réalités et à travers elles mettre en évidence les potentialités de l’idéal libertaire.
Bien que cette périodisation donne une notion approximative quant à une situation temporelle, elle ne prétend pas déterminer des laps de temps exacts pour ce qui était en train d’arriver dans les pays de notre continent, puisque les circonstances ont varié entre eux, parce que le point de vue proposé doit s’adapter selon chaque contexte spécifique. Pour mentionner un exemple : au Vénézuela, le processus d’arrivée et d’insertion a été lent et intermittent (jusqu’à la seconde ou troisième décennie du XXe siècle), mis à part qu’il n’y a pas eu tout de suite un moment d’essor évident comme celui vu dans d’autres endroits d’Amérique Latine, il y a des variations significatives (comme on le voit en Bolivie, au Costa Rica, à Cuba ou en Uruguay, pour citer quelques cas).Une difficulté très importante pour affronter la trajectoire de l’anarchisme continental est le silence qu’imposent les historiens officiels positivistes, libéraux ou marxistes sur ce thème, et duquel on semble commencer à sortir seulement récemment. Avec cette entrave « d’invisibilité » pesant sur l’histoire de l’anarchisme dans chaque pays, on peut imaginer la tâche épuisante que ce serait de proposer cette tentative pour rendre compte du chemin libertaire dans l’ensemble de la zone, si il n’existait pas un antécédent d’une valeur extraordinaire comme appui et inspiration dans cette tâche : le Prologue ‘Anarchisme Latino-américain’, écrit par Angel Cappelletti en 1990 pour le volume de compilation intitulé L’Anarchisme en Amérique Latine. Sous la discrète identification comme Prologue, nous avons un texte étendu où se combinent le savoir le plus rigoureux et la passion pour l’idéal anarchiste, avec un panoramique de l’histoire du mouvement libertaire continental (depuis ses origines jusqu’au milieu du XXe siècle) qui, de mon opinion, est une lecture indispensable pour qui que ce soit s’intéressant à ce thème. Ce commentaire sert à encourager la nouvelle publication en espagnol de ce travail (édition épuisée depuis des années et seulement disponible en digital), ainsi que sa traduction et sa diffusion dans d’autres langues.
En remontant à ces temps (décennies de 1870 et 1880) où l’Internationale anti-autoritaire dont nous évoquons ici à Saint-Imier le 140ème anniversaire, a pris son envol, de multiples publications, personnages, débats et faits rendent compte de comment l’anarchisme n’était pas seulement alors arrivé dans les terres latino-américaines, sinon qu’il initiait son adaptation et son enracinement dans les réalités de cette partie de la planète, dans laquelle il faut fortement tenir compte de la manière avec laquelle d’amples secteurs parmi les opprimés ont identifiés les propositions libertaires avec des traditions d’égalitarisme collectiviste qui pour beaucoup de peuples indigènes étaient antérieures à l’impérialisme européen, aztèque ou inca, alors que pour ceux d’origine africaine ils venaient de la période antérieure à leur esclavage.
L’effort « d’acclimatation » à l’anarchisme a été rapide et fertile, ce processus mérite plus de connaissance pour les anarchistes des autres continents, pour être une des raisons qui expliquerait que l’idéal anarchiste traversait tant de nos luttes et de nos mouvements sociaux. Comme témoignages de cette créolisation précoce de l’Idée, citons la ‘Escuela del Rayo y del Socialismo (l’Ecole du Rayon et du Socialisme)’ au Méxique, Enrique Roig San Martin et le journal El Productor (Le Producteur) à Cuba, Manuel Gonzalez Prada au Pérou, et le ferment d’activistes et de publications qui bouillonaient dans la zone de Rio de la Plata, où, en 1872 ont été fondées les sections uruguayennes et argentines de l’A.I.T., les deux avec une orientation libertaire plus marquée. Pour une ample vérification de l’expression de l’anarchisme continental dans les décennies de la fin du XIX e siècle et les quatre premières décennies du XX siècle, voyez la Chronologie (1861-1940) que Cappelletti a inclus comme Appendice dans le volume cité.

En entrant dans les années 1900, la naissance de la FOA (Fédération Ouvrière Argentine), et plus tard de la FORA (Fédération Ouvrière Régionale Argentine), en Argentine, de la FORU (Fédération Ouvrière Régionale Uruguayenne) en Uruguay, de la Confederação Operária Brasileira (Confédération Ouvrière Brésilienne), de la Federacion Obrera Regional del Paraguay (Fédération Ouvrière Régionale du Paraguay), l’indomptable activité syndicale libertaire à Cuba, le labeur clandestin obstiné de propagande et l’organisation ouvrière du Partido Liberal Mexicano (Parti Libéral Mexicain) de Ricardo Florez Magón, sont des signes qui indiquent comment l ‘anarcho- syndicalisme se convertit dans l’expression plus voyante (mais pas unique) de la présence des idées et des pratiques anarchistes en Amérique Latine dans le premier tiers du siècle nouveau. La flamme libertaire prend avec force en ces temps non seulement parmi les travailleurs/ses des pays mentionnés, mais aussi généralement de tout le reste du continent, d’une manière qui rend juste l’affirmation suivante de Cappelletti : « …On peut dire sans qu’il ne fait aucun doute que l’anarchisme a pris racine parmi les ouvriers autochtones d’une manière beaucoup plus profonde et sur une plus longue durée que le marxisme (avec, peut-être, comme seule exception, au Chili) ».
Une telle déclaration sera objectée à partir des interprétations officiellement acceptées parmi la droite et la gauche autoritaire, qui ont toujours ignoré, minimisé et falsifié la profonde empreinte anarcho-syndicaliste dans le devenir social latino-américain. Face à cela, Cappelletti soutenait déjà son jugement avec une base solide de références documentaires pour chaque pays, qui plus tard se sont développées en quantité et en qualité grâce à diverses investigations historiques précieuses et denses dont je ne mentionnerais que quelques-unes seulement, à savoir : Biófilio Plancasta : el eterno prisionero (l’éternel prisonnier) (1992) del Colectivo Alas de Xué de Colombia (du Collectif les Ailes de Xué de Colombie) ; El anarquismo en Cuba (L’anarchisme à Cuba) (2000) de Frank Fernández ; Magonismo : utopía y revolución, 1910-1913 (Magonisme : utopie et révolution) ; (2005) de Ruben Trejo ; Historia do anarquismo no Brasil (Histoire de l’anarchisme au Brésil) (2006-2009) en deux volumes d’un résumé à la charge de Rafael Deminicis, Daniel Reis et Carlos Addor ; La choledad antiestetal. El anarcosinsicalismo en el movimiento obrero boliviano (La choledad (terme d’identité nationale) anti étatique. L’anarchosyndicalisme dans le mouvement ouvrier bolivien) (2010) de Huáscar Rodriguez ; en plus de ce qui se trouve dans les pages web du groupe J.D. Gómez Rojas du Chili et des Archives Anarchistes Péruviennes.
De partout et à tout moment l’action anarcho-syndicaliste s’est unie à la préoccupation pour penser et rendre vivante une culture libertaire qui s’affronte aux supports idéologico-culturels de l’oppression. Dans les décennies initiales du XX e siècle et déjà avant, les expériences se multiplièrent en Amérique Latine, qui furent des essais et des propositions du désir d’ouvrir la route pour construire d’un seul coup le monde libre que proposait l’anarchisme. Ces efforts ont été faits, pour mentionner quelques-unes de leurs dimensions, au travers des coopératives autogestionnaires, des fonds solidaires de secours mutuels, des écoles libres de la tutelle ecclésiastique ou étatique, des expériences de vie en communauté, des entreprises d’éditoriaux sans buts lucratifs, des projets autonomes de création/diffusion culturelle. Ses vues étaient telles, ce n’est pas étonnant qu’un important secteur d’artistes et de lettrés se soient sentis attirés par une pensée et une pratique qui proposaient de manière si vivace la rupture avec le conservatisme qui régissait alors les sociétés du continent. Il convient de rappeler que ce lien d’une partie de l’intellectualité avec l’anarchisme eût lieu en des termes bien distincts au processus analogue avec le marxisme, où cette élite culturelle assume un rôle d’avant-garde dirigeante, puisque qu’elle est supposée être la seule capable à interpréter convenablement la conscience révolutionnaire pour les travailleurs/ses et les autres exploités.
Pour les autres, en cette aurore du XX e siècle la volonté pour développer dans le continent une théorie anarchiste appropriée à une réflexion et une intervention sur les traits spécifiques de notre réalité se maintient et se consolide depuis l’Europe, puisque que de lui-même, il a donné des réponses nouvelles et cohérentes devant des sujets comme, par exemple, celui qui concerne la situation d’oppression, de racisme et d’abrutissement que subissaient les paysans/nes et les indigènes ; l’avancée agressive du capitalisme impérialiste externe qui s’associait avec les pouvoirs semi-féodaux locaux ; l’hégémonie culturelle réactionnaire qu’exerçait l’Eglise Catholique ; la lutte pour la libération de la femme ; ou comment faire pour qu’un mouvement politico-social résolument rationnel et moderne comme l’anarchiste, puisse arriver à ses finc dans une situation de traditionalisme où le peuple dirigé par des chefs guerriers est maintenu dans une ignorance généralisée qui règne toujours dans nos terres, pour lequel il est arrivé à créer des réponses organisatrices si originales comme la FORA argentine ou le Parti Libéral Mexicain.
Voir comment ces camarades réfléchirent en ces circonstances, pour après agir en conséquence et le faire en accord avec l’Idéal, est une précieuse leçon pour aujourd’hui, quand nous apprenons de leurs réussites et de leurs carences, comme des tensions et des débats qui ont été générés dans les boutiques libertaires. Les exemples sont multiples, quelques-uns de telle importance qu’ils n’ont pas pu être effacés de la mémoire collective, malgré les arguties des historiens/nes au service du pouvoir ; d’autres commencent à peine à être arrachés à des mystifications ou à des oublis et sont mis en valeur dans leur importance. A ce processus de réflexion, de débat et d’action, il faut y associer des personnes et des groupements qui l’exprimèrent avec valeur, raison et finesse, j’en mentionnerais quelques unes ensuite comme une façon d’appeller l’attention sur leur oeuvre et leurs trajectoire, qui méritent un examen beaucoup plus détaillé que ce qu’il convient de faire dans cette ébauche historique.
Je dois de nouveau recourir au prologue de Cappelletti, puisque sont proposées là trois raisons, que j’estime valables, pour expliquer la déclinaison dont souffre l’anarchisme latino-américain à partir des décennies de 1930 et 1940. J’en ajoute une quatrième, qui les complète. Ces raisons sont :
1°) L’apogée autoritaire qui est endurée en Amérique Latine durant ces décennies, visible dans les dictatures comme celles de Machado et de Batista à Cuba, de Vargas au Brésil, de Uriburu en Argentine, de Terra en Uruguay, plus un sinistre « etcetera » dans d’autres pays. Ces régimes ont été spécialement systématiques et féroces dans la persécution contre le mouvement ouvrier et anarchiste, puisque pour ce laps de temps a été introduit dans notre continent le modèle répressif propre au modèle répressif de l’État totalitaire moderne, qui offre alors des exemples à suivre en Italie fasciste et en Allemagne nazie.
2°) La fondation des partis communistes dans le continent, dont le relatif fleurissement (dans certains cas aux côté de l’anarchisme) a beaucoup à voir avec le « prestige révolutionnaire » eux qui se vantent de leur dépendance de l’Union Soviétique, qui les contrôle et les soutient en tant qu’instruments internationaux de sa politique d’État.
3°) L’apparition des courants nationalistes-populistes (APRA (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) au Pérou, PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) mexicain, le péronisme, Acción Democrática (Action Démocratique) du Vénézuela, battisme en Uruguay, etc…), qui avec l’appui des facteurs de pouvoir émergents ont du succès dans la diffusion de leur idéologie de réformisme pro-étatiste et de vague patriotisme, en se présentant comme une possibilité supposément plus réaliste pour sa flexibilité politique et pour l’offre de réussites plus immédiates par rapport aux promesses de l’anarchisme.
4°) La déroute de la révolution espagnole et ce qu’elle génère en terme de crise ou reflux pour l’anarchisme latino-américain. Le 1936 ibérique ayant été une aube d’espérance tant marquée pour un mouvement anarchiste qui commençait déjà à se percevoir de toutes parts –excepté ici- en régression ou à la défensive, mis à part qu’il a généré une solidarité anarchiste continentale intense, le résultat final de ce processus a été plus que sombre pour ceux qui levaient encore des drapeaux libertaires dans cette partie du monde, unie par tant d’amples liens avec la Péninsule.
Dans une atmosphère semblable, la simple survie des groupes, des publications et des activités anarchistes en quantité devenait une tâche extrêmement difficile pour qu’au moins on se souvienne encore de ce que, dans tant d’endroits, la génération antérieure avait connu. L‘anarchisme latino- américain ne s’est certainement pas éteint dans cette période qui démarre à la fin des années 1930 et qui s’étend jusqu’autour des années 1990, mais dans beaucoup de lieux il a semblé disparaître sans laisser plus de trace que ça, ou il subsistait seulement pendant que vivaient encore les militants vieillissants et les rares portes voix de l’Idéal. Pas même l’arrivée du grand contingent des éxilés libertaires ibériques qui s’est dispersé en Amérique Latine après 1939 ne renversa cette tendance, malgré les efforts qui ne manquèrent pas parmi eux pour contribuer a un mouvement au sein duquel ils s’installèrent. Il y a sans doute eu des initiatives pour inverser ce courant déclinant, dont la 1ère Conférence Anarchiste Américaine de Montevideo en 1957 fut peut-être le meilleur exemple, mais peu ou rien ne fut réalisé à ce sujet.
Pour aggraver les choses, la fidélité marxiste-léniniste que proclament en 1961 les dirigeants de l’insurrection qui avait mis en déroute deux années auparavant le dictateur Batista, ce que l’on fit appeler la révolution cubaine, est apparue à beaucoup comme la preuve concluante comme quoi le dogme de la faucille et du marteau était l’unique voie pour impulser avec succès des changements révolutionnaires progressistes dans notre continent. Cette foi s’est imposée jusque dans les détachements radicaux du nationalisme populiste (comme le montre les MIR (mouvements de la gauche révolutionnaire) du Vénézuela, du Pérou et de la Bolivie) ou de l’activisme catholique de base, dont la théologie de la libération fusionnait avec le marxisme sans grande complication. Ainsi, jusque dans les années 1980, le débat de la gauche était distribué entre les variantes marxistes, qui empêchaient son profil autoritaire comme insigne révolutionnaire de souche, tandis qu’on comprenait ou qu’on attendait très peu de ce qui pouvait venir de l’anarchisme, qui dans le meilleur des cas se diluait dans ce qui était digéré par ce que l’on nommait la critique marxiste.
L’isolement faisant, une partie du mouvement libertaire tendait à se réfugier dans la nostalgie du passé glorieux, ce qui rendait difficile la compréhension et l’entendement d’une action contemporaine compréhensible, tandis qu’un autre secteur promouvait le rapprochement vers des postures marxistes (par exemple, en modérant ou en taisant le prêche anti-électoral, en se refusant à critiquer le régime de Fidel Castro, en assumant le discours ambigu de la « libération nationale », et/ou en s’accommodant des mythes guévaristes militaristes autour à la lutte armée), dans ce qui était, en conclusion, plus de la claudication que de l’ approximation. L’exemple le plus pénible de cette réddition face au marxisme a été la position d’une frange de l’anarchisme continental (par exemple, la Fédération Anarchiste Uruguayenne) et mondiale (Daniel Cohn-Bendit lors du 1er congrès de l’IFA), qui se prêtèrent au silence, et encore plus à justifier, la féroce répression du castrisme qui a liquidé ou envoyé en exil le mouvement libertaire cubain.
Des semblables circonstances expliquent fondamentalement pourquoi dans le laps de temps entre le mois de mai 1968 français et la chute du mur de Berlin, quand dans d’autres parties du monde il y a une relative réapparition des drapeaux noirs, la décadence continue à être de règle pour l’Amérique Latine. Pas même la sortie de la clandestinité de l’anarchisme ibérique après la mort de Franco, avec l’exemple vivant qu’il pouvait signifier et la diffusion de ses publications, n’eut, au début une incidence appréciable. On peut peut-être se rappeler, dans les années 80 de la présence d’une lueur libertaire qui fut interprétée par les médias destinés aux jeunes comme l’extension de la culture punk, ou plus concrètement anarcho-punk.
Avec la décennie de 1990, il y a un changement sur la scène et les références qui définissaient la gauche continentale. Les échos de l’effondrement de l’empire soviétique arrivent, qui laisse orphelins de manière politico-idéologique les fidèles au marxisme, y compris ceux qui avaient tenté des critiques mesurées de cet épouvantail du capitalisme d’État pudiquement dénommé socialisme réel. Parce qu’ils étaient peu nombreux, les régimes d’aspect similaires qui ont survécu, comme celui de la Chine, ont accéléré leur enthousiaste « Longue Marche » vers la globalisation néolibérale, la Corée du Nord en moins, perdue dans une autarcie staliniste et dynastique. L’expression du dit effondrement dans le nouveau monde a donné à voir se défaire le mirage de la révolution cubaine, qui avait servi de consolation narcotique au marxisme léninisme continental tout au long des trente années de déroute des plus douloureuses pour ses dévots (avec l’insurrection de la guérilla dans les années 60, le Chili d’Allende, le déplacement des sandinistes au Nicaragua, pour en citer quelques-unes).
En plus, les tactiques routinières tordues du léninisme ont été la meilleure école pour que beaucoup de politiques et d’organisations nés de cette matrice enseignent le plus insolent des opportunismes, arrivant à renier tout discours ou toute intention révolutionnaire. L’effondrement du bloc soviétique et les fameux échecs de la ligne autoritaire marxiste dans nos pays, ont donné des limites « politiquement correctes » pour que ces convertis à la sainteté de la démocratie bourgeoise empruntent un chemin qui plus en avant leur donnerait des fruits en ce qui concerne l’escalade des positions de pouvoir, qu’ils ont exercé avec un attachement propre aux intérêts de l’État et du Capital.
Avec la cassure des certitudes étatiques qui régnèrent sur les décennies antérieures, les idées et les pratiques anarchistes vont avoir une audience inconnue depuis longtemps, bien que ceci ne génèra pas un essor immédiat ou de grandes formalités. Elles opéraient quelques fois des influences en dehors de l’aire continentale, quand il a été clair que la pensée et l’action des plus émergeantes dans le reste du monde en lien avec la réactivation des luttes sociales, à l’organisation collective qui surpasse les faillites des modèles léninistes, ou les propositions révolutionnaires conséquentes, venaient de façon croissante du camp libertaire. A ceci s’unit la découverte que différents acteurs sociaux, dans des contextes différents, donnaient maintenant tant d’importance aux idées de l’anarchisme comme de son histoire dans nos pays, puisque au sein de la gauche l’hégémonie exclusive du marxisme et de ses fractions s’était affaiblie. Ainsi, tout au long de ce laps de temps qui arrive jusqu’à aujourd’hui et couvre tous les confins de l’Amérique Latine, un nombre croissant d’activistes, de jeunes avec des questions et des inquiétudes, de femmes, d’indigènes, d’étudiants, de travailleurs, de personnes avec une curiosité intellectuelle, se rapprochent avec intérêt de l’idéal anarchiste, ce qui n’a comme précédents que l’époque de son réveil au commencement du XXème siècle.
Jusqu’en 1995-1996, quand internet était une nouveauté à la portée seulement d’une minorité en Amérique Latine, on commence à l’utiliser comme voie de contact, d’échange et de diffusion de l’anarchisme. Il en résulta qu’il fut un média très adapté à ces fins, c’est ainsi que, les années suivantes, le réseau des réseaux s’ouvrit lentement jusqu’à atteindre un niveau d’usage assez étendu dans la population, il resta un outil très précieux dans cette réapparition de l’anarchisme. Cela, non seulement par les possibilités de communication instantanée, ou d’échange d’informations dans d’amples volumes et à des prix de plus en plus bas, mais parce qu’il a préparé des modes de relation horizontale, de coordination non hiérarchique et d’action en ligne qui sont des pratiques anarchistes de toujours.
Nous vivons dans les 20 récentes années ce que j’ai osé nommer comme le retour de l’anarchisme latino-américain, avec des indicateurs précis et comparables : multiplication de publications périodiques (imprimées et virtuelles), joint à des efforts réanimés pour diffuser des livres et des brochures libertaires classiques ou des écrits récents ; le jaillissement continu de collectifs et d’espaces d’inspiration anarchiste (toujours dans des lieux sans antécédents anarchistes) ; l’expression de Ciber activisme plurielle et créative ; réapparition notoire de la militance, des propositions et des symboles de l’anarchisme en distinctes situations concrètes de la lutte sociale ; manifestations vivaces et reconnaissables dans les milieux les plus divers de la culture, que ce soit dans les arts figuratifs, dans les scénariis, dans la musique, dans la littérature, dans l’investigation et la réflexion socio-historique. Tout ce qui a été dit, évoque d’une certaine manière le panorama libertaire continental d’il y a un siècle, mais il en ressort une différence cardinale : il manque la suprématie de la vision et de l’action anarcho-syndicaliste qu’il eut alors en son sein. Aujourd’hui les efforts ne cessent pas pour récupérer quelque chose de cette présence autrefois aussi visible, mais la lenteur de cette récupération dans le monde du travail contraste avec l’encourageante perspective dans d’autres secteurs.
Le cadre de l’anarchisme dans le monde se complète en référence aux tensions et aux défis avec lesquels on doit combattre aujourd’hui, en signalant préalablement trois sources pour cette réflexion. En premier lieu, le livre posthume de l’inoubliable camarade Daniel Barret : Los sediciosos despertares de la anarquìa (Les éveils séditieux de l’anarchie) (2011), dont je valide qu’il contient l’examen le plus achevé qui a été fait sur les réalités et les tâches à affronter aujourd’hui pour le mouvement anarchiste latino-américain, et j’en recommande la diffusion et la lecture comme je le fis avec le Prologue de Cappelletti. La deuxième référence est la liste de courrier électronique Anarqlat, qui depuis 1997 est un forum virtuel d’échange pour le mouvement libertaire continental et c’est par là que son histoire récente s’est manifesté de façon importante. Le troisième support est sur le web du périodique vénézuélien El Libertario (Le Libertaire), dont la section ‘textes’ fournit des travaux divers et denses autour de l’actualité de l’anarchisme latino-américain, plus un dossier qui compile les publications sur cet outil commun qu’est l’édition imprimée de ce porte-parole anarchiste qui circule depuis 1995.
Ce qui a été mentionné avant, quant à la récente publication d’œuvres qui ouvrent un cap prometteur pour reconstruire la mémoire de l’anarchisme latino-américain, contribue sans doute à l’avancée de la connaissance historique et à l’éclaircissement de débats entre érudits, mais pour nous, elle est d’une grande importante dans la récupération de la capacité d’exposer des interprétations propres et pertinentes sur la société, la politique et la culture de nos pays, ce qui requiert une compréhension juste de ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous aspirons à être.
Nous avons besoin alors d’une histoire délivrée des pièges positivistes, libéraux ou marxistes, et que s’impose aussi la connaissance et l’approfondissement re-créateur à propos de l’idéal anarchiste, en vainquant les parti pris contre le savoir et la capacité intellectuelle proche de la tradition anarchiste de gens qui lisent pour réfléchir, débattre et construire l’utopie possible. Ceci tombe juste à point pour le présent et le futur de l’anarchisme latino-américain, puisque nous devons reconstruire et faire avancer une pensée/action propre, différente non seulement contre ce que posent nos évidents adversaires de la droite, sinon de ce que propose un marxisme qui en différents endroits du continent se pose maintenant en gestionnaire de l’État et garant des intérêts du capitalisme globalisé, rôle que ses exposants bigarrés accomplissent de manière semblable malgré des différences dans le maquillage.
Il serait désastreux pour notre mouvement, qu’il soit incapable de définir son cours autonome qui a été une de ses forces dans le passé, ce qui en aucune manière ne signifie s’isoler mais bien plutôt maintenir son propre profil et ne pas diluer nos objectifs spécifiques. Nous dirons maintenant que c’est une obligation pour l’anarchisme de se recréer pour affronter les nouvelles circonstances, mais il dénaturalise son identité s’il le fait en cherchant l’efficacité dans les plates-formes organisationnelles vidées du léninisme, s’il promeut un anti-impérialisme où le cri de la dénonciation contre l’interventionnisme agressif yankee se tait face à d’autres puissances impériales au talent similaire, s’il questionne le capitalisme privé pour excuser le capitalisme étatique, s’il accepte que les avances dans la conquête du pain excusent les reculs dans la conquête de la liberté, s’il propose qu’avec la tolérance et même un patronage « d’État progressiste », il est possible de construire un « pouvoir populaire ». Pour finir, si l’anarchisme retombe dans des voies qui ont conduit le marxisme à échouer comme une option d’échange révolutionnaire positive, il donnerait paradoxalement raison aux augures de l’autoritarisme rouge sur les impossibilités du socialisme libertaire.
Depuis les années 1930 et 1940, l’anarchisme latino-américain a un défi en suspens : comment affronter avec succès la démagogie du populisme nationaliste, qui dans ses variantes modulables est toujours une figure dominante de la scène politique continentale. L’actuelle grande vague de «gouvernements progressistes » est la nouvelle mascarade de ce vieux rival, devant laquelle il est vital de contester avec des réponses spécifiques dans la pratique et bien articulées au niveau théorique, qui rendent évidente aux yeux du collectif la fraude de ces prétendues réussites étatiques et de ces supposées bonnes intentions des gouvernants, promouvant et agissant pour construire en partant du bas des sorties réalistes d’actions autonomes, étrangères aux disputes pour le maniement de l’Etat et indépendantes des institutions du pouvoir. Ces idées générales (et son exécution pratique) requièrent toujours plus de réflexion et de travail de la part du mouvement anarchiste latino-américain, dans ce qui sans doute n’est pas une atmosphère pour répéter des gaffes marxistes, non plus pour les ignorer maintenant et les laisser pour après, ni pour opter pour la tolérance complice ou pour appuyer comme alliés mineurs les populistes « moins méchants », ceux/celles qui se disent de gauche ou socialistes. L’évidence de l’urgence d’un tel défi, des confusions qu’il génère et du persistant dommage que l’anarchisme a souffert pour ne pas l’avoir déchiffrer, est que maintenant nous devrions nous lier avec « l’anarcho-chaviste » au Vénézuela, comme si les lamentables parodies de « l’anarcho-péronisme » ne suffisent pas, « l’anarcho-battlisme » en Uruguay et « l’anarcho-castrisme » cubain.
J’insiste sur quelque chose que je juge essentiel pour que l’encourageant retour finisse de s’enraciner : il faut consolider l’anarchisme comme outil valable et constructif pour les luttes sociales autonomes d’aujourd’hui, qui en plus vont l’orienter jusqu’à la perspective de la révolution inhérente à l’idéal libertaire. Sans doute que les impulsions de la renaissance en vigueur en Amérique Latine ont été sa racine conjoncturelle dans des processus de la culture de masses comme la diffusion du punk, intellectuelles comme la revitalisation de l’intérêt pour les idées anarchistes, et politique comme l’irruption néo zapatiste depuis 1994 et l’essor du mouvement anti-globalisation à partir de Seattle en 1999, mais si plus tard elles ont pu se maintenir, c’est par ce que de diverses façons elles ont pu obtenir de se connecter avec les demandes et les conflits collectifs, comme le vérifiera quiconque a fouillé le panorama contemporain de l’activisme et de la lutte sociale continentale. Même quand elles ne sont pas aussi solides et étendues que nous le souhaitions, ces connexions existent et elles nous offrent une possibilité qu’il serait impardonnable de laisser passer.
Je partage l’affirmation comme quoi l’anarchisme sera une action sociale ou ne sera pas. Ajourner ou subordonner cette action en faveur de faits qui servent d’exemples, de la prophétie et de la répétition des « jours de furies », d’un « style de vivre libre » personnel qui mène à être un prétexte contre la solidarité, de s’isoler dans un anarchisme pour l’intellectuel cultivé ou la jouissance esthétique, condamnerait notre idéal à la stérilité à l’inertie.
En entrant dans la partie finale de cette discussion, je présenterai une liste avec les auteurs/ses anarchistes d’Amérique Latine que je considère personnellement comme les figures les plus révélatrices de la pensée libertaire continentale.
Ils/elles sont les ’classiques’, pour nommer ainsi ceux/celles qui ont écrit leur œuvre basique avant 1950 :
Enrique Roig San Martìn (cubain; 1843-1889). Manuel González Prada (péruvien; 1844-1918). Ricardo Flores Magón (mexicain; 1873-1922). Rafael Barrett (hispano-paraguayen; 1876-1910). Luisa Capetillo (portoricaine; 1879-1922). Edgard Leuenroth (brésilien; 1881-1968). José Oiticica (brésilien; 1882-1957). Francisco Pezoa (chilien; 1885-?). Diego Abad de Santillán (Espagne- Argentine, 1897-1983).
Plus tard, nous avons les ‘contemporains’, qui se font remarquer à partir de la 2e moitié du XXème siècle :
Jacobo Maguid (argentin; 1907-1997). Luce Fabbri (italo-uruguayenne; 1908-2000). Abraham Guillén (Espagne-Uruguay; 1913-1993). Edgar Rodrigues (luso-brésilien; 1921-2009). Ángel Cappelletti (Argentine-Venezuela; 1927-1995). Roberto Freire (brésilien; 1927-2008). Rubén Prieto (uruguayen; 1930-2008). Alfredo Errandonea (uruguayen; 1935-2001). Rafael Spósito (a) “Daniel Barret” (uruguayen; 1952-2009).
Il est impératif de mentionner aussi les groupements et les propositions collectives marquants :
Asociación Continental Americana de Trabajadores/as (Association Continentale Américaine des Travailleurs/ses) – ACAT/AIT. Casa del/de la Obrero/a Mundial (Maison Mondiale de l’Ouvrier/ère) (Mexique). Centro de Cultura Social (Centre de la culture Sociale) (São Paolo, Brésil). Centro de Estudios Sociales Germinal (Centre des Etudes Sociales Germinal) (Costa Rica). Colônia (Ruban) Cecília (Brésil). Comunidad del Sur (Communauté du Sud) (Uruguay).
Confederação Operária Brasileira (Confédération Ouvrière Brésilienne). Confederación General de Trabajadores/as (Confédération Générale des Travailleurs/ses) (Mexique). Diario La Protesta (Journal La Protestation) (Argentine). Federación Obrera de la Habana (Fédération Ouvrière de la Havane) (Cuba). Federación Obrera Local (Fédération Ouvrière Locale) (La Paz, Bolivie). Federación Obrera Regional Argentina(Fédération Ouvrière Régionale Argentine). Federación Obrera Regional Peruana (Fédération Ouvrière Régionale Péruvienne). Federación
Obrera Regional Uruguaya (Fédération Ouvrière Régionale Uruguayenne). IWW-Internatinal Workers of the World (Chili; autres pays du continent). Partido Liberal Mexicano (Parti Libéral Mexicain). Periódico La Protesta (Journal La Protestation) (Pérou). Revista Guángara Libertaria (Revue Libertaire Guángara) (Cuba depuis l’exil).
Également, voici un échantillon de la diversité qui existe aujourd’hui parmi les centaines de présences sur l’internet anarchiste d’Amérique Latine :
AculturA/ La Libertaria (culture libertaire) – Venezuela <www.acultura.org.ve> Archivo Anarquista Peruano (Archive Anarchiste Péruvienne) <anarquismoperu.noblogs.org> Coletivo Ativismo (Collectif Activisme) ABC e Casa(maison) da Largatixa Preta – Brésil www.ativismoabc.org Cuba Libertaria (Cuba Libertaire) – <http://issuu.com/ellibertatio/docs> et <www.nodo50.org/ellibertario/cubalibertaria.htlm> Federación Anarquista de México (Fédération Anarchiste du Mexique) <congresolibertario.blogspot.com> Federación Libertaria Argentina (Fédération Libertaire Argentine) <www.libertario.org.ar> Federación Obrera Regional Argentina (Fédération Ouvrière Régionale Argentine) <fora- ait.com.ar> Grupo (Groupe) José Domingo Gómez Rojas – Chili <grupogomezrojas.org> Hommodolars Contrainfo – Chili <hommodolars.org/web> La Libertad (La Liberté) – Costa Rica <lalibertadcr.blogspot.com> La Papalota Negra (Noire) – El Salvador <papalotanegra.noblogs.org> Mujeres Creando (Femmes Créant) – Bolivie <www.mujerescreando.org> No borders, no nations – anarquismo (anarchisme) “latino en USA <butterflyrevolt.tumblr.com> Nu-Sol – Brésil <www.nu-sol.org> Periódico Anarquía (Journal Anarchie) – Uruguay <periodicoanarquia.wordpress.com> Radio Piromanía (Pyromanie) – Colombie) <radiopiromania.latenia.net> Sala de Noticias Anarquistas & Punk (Salle de Nouvelles Anarchistes) – Venezuela <anarcopunknoticias.blogspot.com> Semillas Libertarias (Semences Libertaires) – Puerto Rico <smillaslibertarias.blogspot.com> Soma, uma terapia anarquista (Somme, une thérapie anarchiste) – Brésil <www.somaterapia.com.br>
Je terminerai em récapitulant les sources de consultation clefs pour préparer cette intervention :
*ANARQLAT (forum voie et mail pour l’anarchisme em Amérique Latine <http://lists.riseup.net/www/info/anarqlat>) *BARRET, Daniel. (2011) Los sediciosos despartes de la anarquia(Les éveils séditieux de l’anarchie). Buenos Aires: Anarres. (Aussi dans www.quijotelibros.com.ar/anarres.htm) *CAPPELLETTI, Angel y Carlos RAMA – comps. (1990). El anarquismo em América Latina(L’anarchisme em Amérique Latine. Caracas: Bibliothèque Ayacucho. [Edition imprimée épuisée; digital dans www.bibliotecaaayaacucho.gob.ve/fba/index.php? id=97&no_cache=1&download=155.pdf&catalogUid=157&filetype=ayaDigit] *El Libertario (Le Libertaire) (journal anarchiste du Vénézuela; accessible à www.nodo50.org/ellibertario). *MENDEZ, Nelson et Alfredo VALLOTA. Bitácora de la utopia. Anarquismo para el S.XXI.(Un habitacle de l’utopie. Anarchisme pour le XXI ème siècle). Editions imprimées depuis 2001 au Venezuela, en Argentine, au Mexique, au Chili et en République Dominicaine, multiples versions digitales sur internet)
Saint-Imier, Suisse. Août 2012.
Nelson Méndez
[Membre du collectif éditeur de El Libertario (Le Libertaire) ; Professeur Titulaire de l'Université Centrale du Vénézuela à Caracas.]
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