Courrier International - 03 dec. 2009
Bhopal met ses maux en bouteilles
Pour les vingt-cinq ans de la catastrophe industrielle qui a touché la capitale du Madhya Pradesh, les Yes Men, professionnels britanniques du canular, ont lancé la “B’eau Pal”, une bouteille d’eau contaminée. Une façon satirique de dénoncer le comportement du groupe chimique Dow, qui refuse d’assumer ses responsabilités.
ette année, par un après-midi d’été, les consommateurs londoniens ont refusé des bouteilles d’eau distribuées gratuitement. C’est sans doute l’étiquette qui les a dissuadés : l’eau de B’eau Pal n’a trompé personne, même si elle venait d’une pompe manuelle du bidonville d’Atal Ayub Nagar, un quartier de Bhopal que personne ne connaît. Son étiquette annonçait en grosses lettres rouges la vérité sur le produit : “Les extraordinaires qualités de notre eau proviennent de vingt-cinq ans d'infiltrations de toxines sur les lieux du plus grave accident industriel de la planète.”
Les Londoniens ont naturellement dit non à l’eau de B’eau Pal, où des polluants comme le dichlorométhane, le tétrachlorure de méthane et le chloroforme étaient présentés comme des éléments “nutritifs”. Mais l’idée a permis d’attirer l’attention sur l’explosion de l’usine Union Carbide de Bhopal, dans la nuit du 3 décembre 1984. Un drame qui, depuis vingt-cinq ans, n’en finit pas d’agiter l’Inde.
Ceux qui luttent pour que justice soit faite en faveur des victimes de la tragédie de Bhopal ne se contentent plus d’organiser des sit-ins, de brandir des drapeaux noirs ou de brûler des effigies dans les rues de New Delhi ou de Bhopal. Leur combat s’internationalise. La B’eau Pal est le fruit de l’imagination délirante de deux Britanniques, professionnels du canular, qui militent contre le néolibéralisme. Mike Bonanno et Andy Bichlbaum, alias les Yes Men, ont lancé la B’eau Pal afin de dénoncer le refus persistant de Dow Chemical, qui a fusionné avec Union Carbide en 2001, d’assumer la responsabilité de la catastrophe. Pourtant, par cette fusion, Union Carbide est devenue une filiale à part entière de Dow. D’après les rapports d’Amnesty International, l’explosion, qui a dégagé 40 tonnes d’isocyanate de méthyle dans l’atmosphère et dans l’eau, a causé la mort de quelque 25 000 personnes.
Dow a toujours affirmé qu'elle n’était pour rien dans l’accident et que l’usine de Bhopal de la défunte Union Carbide appartenait maintenant aux autorités indiennes. La société a déclaré dans un courriel que, “même si Dow n’a jamais possédé ou exploité cette usine, nous – ainsi que l’ensemble du secteur – avons tiré les leçons de cet événement tragique et mettons tout en œuvre pour que de tels accidents ne se reproduisent plus”. Cette déclaration mentionnait également que “l’ancienne usine Union Carbide de Bhopal appartenait à Union Carbide India Limited (UCIL), une société indienne [mais filiale de la multinationale américaine Union Carbide Corporation]. Union Carbide a revendu ses parts à UCIL en 1994, et UCIL a été rebaptisée Eveready Industries India, qui reste aujourd’hui une importante société indienne.
De telles affirmations n’ont pas satisfait des militants comme Bonnano et Bichlbaum. En 2004, Bonanno, déguisé en PDG de Dow Chemical, annonce qu’il “accepte l’entière responsabilité de la catastrophe de Bhopal” en direct sur la BBC. En trois heures, la firme perd 2 milliards de dollars en bourse. Leurs nombreux canulars ont donné naissance à un film, The Yes Men Fix The World (TYMFTW) [Les Yes Men refont le monde], dont la première s’est déroulée en Grande Bretagne le 11 août, peu après le lancement de la B'eau Pal à Londres, et a décroché une récompense au Festival du film de Berlin. Emballé dans une jolie bouteille de verre orné d'un label ovale rouge rappelant le logo de Dow, l’eau de B’eau Pal est un symbole, explique Mike Bonnano, de l'étendue des dégâts, de la négligence des entreprises et de l'apathie générale. “La B'eau Pal traduit les effets tragiques de l'émission de gaz qui, vingt-cinq ans plus tard, continue de ravager les quartiers proches du site de la catastrophe de Bhopal. Elle symbolise aussi tout ce qui va mal dans le monde aujourd'hui, où le profit passe avant tout le reste”, commente Bonanno par téléphone depuis Londres.
Le lancement de l’eau B’eau Pal a par ailleurs coïncidé avec la publication d'un rapport de Sambhavna, une organisation caritative qui s'efforce d'aider et de réinsérer les quelque 100 000 rescapés de la tragédie. D'après ce rapport, à Bhopal, les nappes phréatiques, les légumes et le lait maternel sont contaminés par des quantités toxiques de nickel, de chrome, de mercure, de plomb et d'autres substances organiques volatiles. En outre, plusieurs bébés nés dans les villages environnants présenteraient de graves problèmes médicaux. Lorsque Sathyu Sarangi, de Sambhavna, s’est rendu en Ecosse plus tôt dans l'année, Bonanno, appuyé par le Bhopal Medical Appeal, autre organisation non gouvernementale, basée à Londres, est entré en contact avec lui au sujet de son projet de satire. Bonanno raconte qu'ils ont même apporté de la B'eau Pal au siège londonien de la Dow.
“Nous ne voulons pas que la question soit enterrée. La satire et les manifestations sérieuses sont les deux faces d'une même pièce. Elles ne peuvent exister l'une sans l'autre. A Bhopal, l’humour a peut-être été longtemps malvenu, mais il est plus que jamais d'actualité”, conclut Mike Bonanno. Grâce à cette agitation, les Yes Men et Bhopal bénéficient de davantage de soutien et d'attention. Mais le film n'a toujours pas eu de sortie officielle en Inde. Dans les communautés dévastées par la catastrophe, où s’activent les membres de l'organisation de Sarangi, personne ou presque n'en a entendu parler.
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A Bhopal, une catastrophe qui rapporte gros
L’explosion de l’usine américaine Union Carbide a dégagé dans l’atmosphère et dans l’eau 40 tonnes d’isocyanate de méthyle, ce qui a entraîné la mort d’au moins 25 000 personnes. Vingt-cinq ans après, la ville panse toujours ses plaies. Actuellement, 100 000 Bhopalis souffrent toujours de pathologies chroniques et d'handicaps contre lesquelles les traitements sont en grande partie inefficaces. Mais, pour certains, c’est un moyen de faire de très bonnes affaires.
Jahar Lal est né sur le bord d’une route dans la nuit du 3 décembre 1984, à Bhopal, pendant que sa mère fuyait les gaz toxiques. A son arrivée à l’hôpital, les médecins ont baptisé le nouveau-né Jahar, “poison” en hindi. Ce nom le rend célèbre : il attire dix à quinze personnes par mois dans son cabanon du basti [bidonville] d’Oriya, à Bhopal [capitale de l’Etat central de Madhya Pradesh].
Au cours des vingt-cinq dernières années, des touristes curieux et des journalistes du monde entier ont parcouru les bastis à la recherche d’histoires de survivants. Sanjay Verma, guide-interprète, accompagne une équipe de télévision étrangère dans Arif Nagar, un bidonville qui se trouve au bord de ce qui était le bassin d’évaporation de l’usine de pesticides d’Union Carbide [multinationale américaine qui est devenue une filiale de la société Dow Chemical le 6 février 2001].
Sanjay a perdu sept membres de sa famille dans la tragédie et a grandi dans un orphelinat de Bhopal. Il a appris tout seul l’anglais qu’il parle couramment et montre aujourd’hui aux visiteurs les sites associés à l’usine d’Union Carbide. Il guide environ cent touristes par an. C’est une bonne source de revenus pour lui. Il facture 700 roupies [12 euros] par jour, mais “les gens me donnent souvent bien plus”.
Pour chaque personne qui a souffert de l’explosion, il y en a une autre pour qui la catastrophe représente une occasion de faire de bonnes affaires. Les agences de voyages semblent avoir saisi l’opportunité. Quand je l’appelle, Raksh Chopra, de Radiant Travels, l’une des plus grosses agences de la ville, me dit qu’il peut facilement me trouver un guide. “Nous avons fait visiter ces sites à de nombreux touristes”, m’assure-t-il. Un guide coûte 1 750 roupies par jour [soit 30 euros].
Les plus gros bénéfices de cette “industrie” vont toutefois aux centaines de médecins douteux, les jhola chaap dans le jargon local, qui se sont installés sur Chhola Road, à un jet de pierre de l’usine. Dans cette rue, un établissement sur trois est une clinique. Celles-ci se disputent le trottoir avec les échoppes à thé, les boucheries et les épiceries. Amil Tiwari déclare être le seul médecin qualifié parmi les 85 qui exercent sur ce tronçon de 2 kilomètres. “Les médecins d’ici obtiennent un diplôme d’ayurveda [médecine douce qui se rapproche de l’homéopathie], car c’est facile à obtenir, mais ils prescrivent tous des traitements allopathiques [opposés à l’homéopathie]”, confie-t-il. La majorité des patients qui fréquentent ces cliniques semblent avoir les mêmes symptômes : difficultés respiratoires, douleurs, éruptions cutanées et troubles oculaires.“Ces charlatans gagnent chacun de 100 000 à 200 000 roupies [de 400 à 800 euros] par mois et ils bourrent leurs patients de stéroïdes”, s’insurge le Dr Tiwari.
Devant la Singhai Clinic, qui vante les services du Dr Singhai, licencié en ayurveda, un patient se plaint. Il me montre une ordonnance qui consiste en une série de codes que seul comprend le pharmacien de la clinique. Les médicaments qu’il tire d’un paquet en plastique sont allopathiques mais n’ont pas de nom. Les patients qui ont droit à un traitement gratuit dans les hôpitaux publics n’y vont pas car l’attente est longue et les formalités compliquées. K.K. Dubey, le directeur du Kamala Nehru Hospital, un établissement public destiné aux personnes affectées par le gaz, s’indigne : “Le gouvernement n’a rien fait pour contrôler ce genre de clinique.” La tragédie de Bhopal semble s’être transformée en petite entreprise. Et, à l’heure du vingt-cinquième anniversaire de la catastrophe, les bénéfices s’annoncent juteux.