George Ishak. Fondateur du mouvement Kifaya
«L’armée a commis un coup d’Etat en douceur»
le 16.06.12 | 10h00 Réagissez
Figure emblématique du combat pour la démocratie du temps de Moubarak, le leader d’opposition, George Ishak, dénonce ce qu’il qualifie de «coup d’Etat en douceur» à la suite de la dissolution du Parlement par la Haute Cour constitutionnelle. L’armée «récupère tous les pouvoirs» à la veille du second tour de la présidentielle avec «l’élargissement du pouvoir de la police militaire», estime-t-il. Pour lui, l’élection d’aujourd’hui se déroule dans «un climat délétère et de crispation».
- Quel commentaire faites-vous des événements survenus ces dernières 24 heures, avec l’invalidation du Parlement et le maintien de la candidature d’Ahmed Chafik ?
Cela s’appelle un coup d’Etat en douceur. Le Conseil militaire, qui détenait le pouvoir exécutif depuis la chute de Moubarak, récupère du coup le pouvoir législatif, et ce, à la veille d’une élection présidentielle. Mais une journée avant la décision de la Haute Cour constitutionnelle, le ministre de la Justice a pris une autre décision dangereuse et d’une extrême gravité : il a élargi les pouvoirs de la police militaire et des agents du renseignement en leur donnant le droit d’arrêter des civils pour toute une série d’infractions. C’est le retour à l’Etat d’urgence déguisé. Le pouvoir militaire voulait anticiper sur d’éventuelles mobilisations des Egyptiens. C’est le retour en arrière. Cette décision augure de quelque chose de mauvais pour l’avenir de la démocratie. Les activistes, notamment les militants de la révolution, sont dans le collimateur de la police militaires et des moukhabarate. C’est le retour aux méthodes des années sombres. Mais le pouvoir doit comprendre que les temps ont changé et que les Egyptiens ne craignent plus les intimidations. Ils sont prêts à remplir les prisons et même les cimetières pour la démocratie et la dignité.
- Est-ce que la parenthèse démocratique s’est refermée ? La révolution est-elle compromise ?
Moi qui ai vécu les affres de l’ère Moubarak, je ne pourrais pas dire que la révolution est enterrée. Je suis trop optimiste peut-être. Il est clair que, dès le départ de la révolution, des secteurs importants au sein de l’appareil de l’Etat faisaient leur contre-révolution. Ils étaient en embuscade. L’appareil sécuritaire, les barons de la finance et de la corruption n’ont jamais cessé leurs manœuvres dilatoires visant à saborder le processus révolutionnaire en saisissant les moindres failles et erreurs des forces de la révolution. Mais aucune force ne pourra entraver la marche de la révolution. Les Egyptiens, qui ont coupé la tête du régime, sont conscients qu’il s’agit d’une longue bataille qui nécessite un long souffle contre un système qui a mis des décennies à bâtir la dictature. Nous ne sommes qu’au début d’une révolution qui s’annonce permanente.
- Mais il apparaît que les militaires contrôlent la situation et que leur candidat est donné gagnant ?
On disait la même chose du régime de Moubarak, mais il a suffi de deux semaines de soulèvement populaire massif pour l’envoyer, lui et son clan, derrière les barreaux. Nous sommes dans un bras de fer ouvert dont l’issue n’est pas encore jouée. La dynamique révolutionnaire est plus puissante que les farces du pouvoir.
- Comment appréhendez-vous l’élection d’aujourd’hui ?
Cette élection se déroule dans un climat délétère et de crispation. Ce n’est pas une fête, et ce, quel que soit le gagnant. La rue égyptienne est déroutée par ce que nous venons de vivre ces dernières quarante-huit heures. Le candidat du régime, Ahmed Chafik, a clairement affiché ses velléités autoritaires. Il compte diriger avec le bâton. Le retour aux années noires. Son rival, Mohammed Morsy, a promis une dictature d’un autre genre : imposer à la société un mode de vie archaïque et réactionnaire sur le plan social et sociétal. Et sur le plan économique et politique, servir les intérêts financiers des puissants, dans la région et dans le monde. Bref, les deux prétendants ne peuvent en aucun cas réaliser les aspirations et les rêves des Egyptiens. Le futur président serait fragile et il part avec un handicap : manque de légitimité démocratique et politique.
- Vous avez parlé d’erreurs commises par les forces du changement, lesquelles ?
En effet, nous avons commis beaucoup d’erreurs d’appréciation. Il y avait une certaine naïveté. Les élites et les jeunes de la révolution croyaient, avec le départ de Moubarak, que la révolution a atteint son but, alors que le plus dur restait à faire. On avait confié ce qui restait à faire aux militaires, qui n’avaient pas intérêt à ce que la révolution aille jusqu’au bout.
La plus grande erreur, à mon avis, a été commise par les partis politiques traditionnels qui avaient l’habitude de «traiter» avec les différents pouvoirs. Dès que le pouvoir militaire leur a fait miroiter quelques parcelles du pouvoir, ils ont vite abandonné la rue et la révolution. Ils pensaient que la révolution pouvait se faire à l’intérieur du système. Ils ont fini par briser l’élan révolutionnaire.
Je reste persuadé que la rue reprendra ses droits et que la remobilisation populaire de la même ampleur qu’en janvier 2011 est encore possible. A nous d’en tirer les leçons. Je reste optimiste et je fais confiance à cette jeunesse qui a propulsé l’Egypte dans une nouvelle ère.
Hacen Ouali
Egypte : La contre-révolution est-elle en marche ?
le 16.06.12 | 10h00 Réagissez
Un coup d’Etat contre le Parlement à la veille même de la tenue du second tour de l’élection présidentielle avec élargissement des pouvoirs de la police militaire. L’armée a repris tous les pouvoirs. C’est un scénario déroutant que les plus pessimistes n’ont pas prévu. La rue égyptienne est complètement sonnée par la dissolution du Parlement et le maintient de la candidature du dernier chef de gouvernement du raïs déchu, le général Ahmed Chafik, décidé, avant-hier, par la Cour constitutionnelle.
Caire (Egypte). De notre envoyé spécial
Les Frères musulmans, qui perdent du coup le pouvoir législatif, se sont réveillés avec la gueule de bois. Ils commencent même à douter des chances de leur candidat, Mohamed Morsy. La contre-révolution est-elle en marche dans ce pays qui a réussi à renverser un dictateur, parmi les plus vieux de la région ? Nul doute. Le processus démocratique est sérieusement menacé.
L’opposition, de la gauche à la droite, dénonce un coup d’Etat militaire. L’Egypte est sous tension. Des milliers d’Egyptiens sont sortis, hier soir, dans plusieurs villes pour dénoncer «la confiscation de la révolution». C’est dans ce climat politique de totale incertitude et de crispation que les 50 millions d’Egyptiens sont appelés, aujourd’hui, à élire le nouveau président d’Egypte. L’issue du scrutin est imprévisible.
Deux candidats à chances égales
Les deux candidats en lice, le général à la retraite Ahmed Chafik et Mohamed Morsy des Frères musulmans, partent à chances égales. Fort de l’appui de la confrérie et des soutiens de nombreuses forces révolutionnaires comme le Mouvement du 6 avril, Mohamed Morsy part avec une longueur d’avance sur son rival. Mais ils redoutent la manipulation des résultats et une fraude au profit du candidat du régime. Refusant de répondre aux multiples appels l’invitant à se retirer de la course, il a mis en garde contre «une falsification. En cas de manipulation avec les voix du peuple, les fraudeurs doivent se préparer alors à un soulèvement qui va tout emporter», a-t-il averti quelques heures avant la clôture de la campagne électorale.
Son adversaire, Ahmed Chafik, «le fantôme de Moubarak» comme le surnomment les jeunes révolutionnaires, se voit déjà intronisé. Lors de son dernier meeting, avant-hier, il s’est adressé à ses partisans comme quelqu’un qui a déjà gagné. «Nous arriverons vaille que vaille», a-t-il déclaré. S’il est dépourvu d’organisation politique qui le porte, il bénéficie par contre de beaucoup d’appuis, notamment à l’intérieur de l’appareil de l’Etat, du soutien des médias lourds, des réseaux du parti de Moubarak dissous – les Foulouls – et des gros propriétaires. Mais également et surtout de l’armée. Si cette dernière «rassure» sur sa neutralité, pour de nombre d’observateurs et acteurs politiques, «il est le représentant des chefs de l’armée dans cette élection». «Ce sont eux qui l’ont poussé à se présenter en lui garantissant une victoire certaine», estime Abdelhalim Kandil, fondateur du mouvement Kifaya.
élection sous tension
Plus catégorique, l’intellectuel engagé Alaa Aswany affirme que «c’est l’armée qui a décidé de désigner Chafik président avec l’approbation des services américains, c’est pour cela que Mohamed Morsy l’appelle à se retirer et ne pas cautionner cette comédie». «Grâce aux militaires, les anciens du régime de Moubarak se sont reconstitués avec l’aide de l’argent de la corruption pour porter leur candidat au pouvoir. Il ne faut pas s’étonner de voir Gamal Moubarak vice-président», a ajouté le célèbre auteur de l’Immeuble Yakobyane.
Chafik pourra bénéficier également des voix des secteurs de la société hostiles au projet politique de Mohamed Morsy, analysent d’autres. «Le discours des Frères musulmans a effrayé beaucoup d’Egyptiens. Dès leur victoire aux législatives, ils commençaient à bomber le torse oubliant rapidement la nécessité de faire bloc avec les autres forces politiques libérales. Ils étaient trop gourmands. Se voyant première force politique du pays, ils commençaient à ressortir leur vieux disque sur les libertés individuelles. Les gens commençaient à avoir peur. Au lieu de donner des assurances au peuple, les Frères musulmans préféraient rassurer les militaires. Ils leur disaient : à vous l’économie et le politique, à nous la moralisation de la société. Ils ont fini par être rejetés par les militaires et perdre la société», analyse le politologue Hassan Nafaa.
L’Egypte est-elle à ce point condamnée à être dirigée par un militaire ?
Les égyptiens ont peur
Cependant, le retour à la situation d’avant la chute de Moubarak donne du souci à de nombreux Egyptiens. S’ils ne sont pas contre un président issu de la confrérie des Frères musulmans, ils sont farouchement hostiles à la victoire d’un candidat du régime. Un dilemme que beaucoup d’Egyptiens ont tranché sans trop de conviction. «Nous avons décidé de soutenir Morsy malgré nos divergences politiques et malgré sa conduite honteuse lors des événements sanglants de mars et novembre 2011, où il a qualifié les révolutionnaires de tous les noms, pendant que nos amis se faisaient massacrer. Barrer la route à Chafik nous paraît comme une urgence», explique Ahmed Maher, coordinateur du Mouvement du 6 avril.
Il a ajoute qu’en cas de «victoire de Chafik, il serait un président illégitime».
Morsy s’est assuré également le soutien du candidat malheureux l’ex-«Frère», Abdelmoneim Abou El Foutuh et celui de parti laïc Hizb El Ghad de Aymen Nour. Hamdine Sebahi, arrivé en troisième position lors du premier tour, dit boycotter l’élection d’aujourd’hui, mais sans donner de consigne de vote à ses partisans. Il pèse 5 millions de voix.
C’est la même posture qu’a adoptée l’opposant Mohamed El Baradei. «Franchement, nous ne comprenons plus rien, on croyait faire la révolution et là, on se retrouve coincés entre deux candidats aux projets qui ne sont pas favorables à la révolution. Nous devrons choisir entre la peste et le choléra. Nous votons pour Morsy, et s’il gagne nous lui rendrons la présidence infernale. Mais pas question que Chafik passe», raconte un groupe de jeunes révolutionnaires appartenant à différentes extractions politiques.
Pour le gros des troupes de la révolution, il faut rendre «impossible la victoire du clone de Moubarak, sinon nos amis morts nous insulteront de là où ils sont maintenant», promet le jeune Ahmed Hassan de Gizeh qui a boycotté le premier tour de la présidentielle.
Plus d’une année après l’emblématique séisme de la place Tahrir qui a délogé le pharaon du Caire de son trône, l’Egypte n’arrive toujours pas à voir le bout du tunnel.
La révolution est-elle finie ? Au pays du fleuve éternel, la jeunesse refuse d’abdiquer. «C’est le régime qui est fini. Le régime pense qu’il a gagné, il doit s’attendre à une autre vague révolutionnaire, cette fois-ci plus violente. L’avenir, la vie nous appartient», clame une militante de la révolution. Le climat égyptien annonce des journées dures.
Hacen Ouali
EL WATAN