Impressions d’Allemagne depuis que la crise économique a éclaté
Willi Hajek
Il y a quelques années, c’était en 2004 pour être plus précis, un congrès de la Gauche syndicale (Gewerkschaftslinke) avait connu une discussion animée à propos de la question de savoir d’où viennent les grands mouvements. Naissent-ils des collines ou des marais ? Les collines, cela veut dire les grandes entreprises et tout particulièrement les industries métallurgique et automobile. Dans ces industries là il y a toujours eu des groupes d’opposition fortement organisés dans les entreprises, qui ne se fiaient pas à l’action représentative du syndicat mais encourageaient et soutenaient l’autonomie des salariés de l’entreprise. Une pratique qui a conduit dans les années 1970 et 1980 à une série de grèves sauvages, donc non contrôlées par les centrales syndicales, mais animées depuis les entreprises par des syndicalistes de base. Qu’on pense aux grèves chez Ford à Cologne en 1972 qui ont vu pour la première fois la participation visible de l’immigration turque et, la même année, les grèves chez les sous-traitants de l’automobile menées surtout par des ouvrières immigrées comme chez Pierburg à Neuss. Les syndicats officiels de l’IG-Metall [i] avait alors réagi par des procédures d’exclusion mais ils n’avaient pas pu éviter que les années suivantes un opposition de base prenne racine dans de nombreuses grandes entreprises comme chez Opel à Bochum ou chez Daimler à Stuttgart.
Mais le débat dans la Gauche syndicale n’avait alors pas seulement envisagé d’attendre la disposition à agir des collines mais avait voulu examiner plus attentivement les marais qui s’élargissaient toujours plus, ce domaine toujours plus grand du travail précaire et des secteurs peu organisés syndicalement des petites et moyennes entreprise ainsi que de la force de travail vendue par les agences de travail temporaire.
Aujourd’hui la question serait donc plutôt : comment pouvons-nous depuis les collines et depuis les marais agir ensemble malgré les conditions initiales et les formes organisationnelles très différentes ?
A mon avis, avant l’éclatement de la crise, il y a eu trois évènements importants qui ont eu une grande signification pour l’évolution jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement les divers courants de la gauche allemande ne les ont été guère étudiés de près :
-En 2004, la lutte défensive du personnel de Opel à Bochum contre les licenciements massifs. Une assemblées des délégués d’atelier (Vertrauensleute/ personnes de confiance) prit la décision d’occuper l’entreprise. Les syndicalistes de base prirent ainsi le contrôle de l’usine, soit presque 10'000 travailleurs. Un grand mouvement de solidarité s’est étendu à la région de la Ruhr et à tout le pays. C’était enfin du sérieux et de l’action. Les fonctionnaires syndicaux de l’IG Metall restèrent en dehors du mouvement et n’eurent guère d’influence durant ces six jours. Ces six jours de prise de pouvoir furent ressentis comme un coup d’arrêt aux concessions incessantes aux patrons. La peur avait changé de camp. Le résultat fut vécu comme une demi-victoire. Les effectifs furent diminués mais sur une base volontaire avec une forte indemnité de départ, entre 100'000 et 200'000 € pour la plupart.
-Le gouvernement SPD/Verts du chancelier Schröder annonça des nouvelles mesures aggravées contre les personnes sans revenu, les « potentiels fainéants et planqués ». Ils ne devaient désormais plus pouvoir vivre des généreuses aides aux chômeurs en restant couchés dans leur hamac mais il fallait rendre plus sévères les contrôles administratifs (en obligeant à ouvrir toutes les pièces des dossiers personnels). Les taux des indemnités de chômage furent diminués. L’inventeur de ce paquet de mesures était Peter Hartz, chef du personnel chez Volkswagen, chouchou du SPD et de l’appareil du syndicat IG Metall. Il fallait amener les gens à ne plus formuler des exigences à l’égard du travail salarié. Quelques années plus tard, ce même Peter Hartz était licencié par VW puis condamné en justice pour avoir corrompu des syndicalistes et des membres des comités d’entreprise. Ces lois dites Hartz IV ont déclenché une multitude de protestations de la part des secteurs de la population qu’elles affectaient. Durant l’été 2004, un ingénieur de Dresde, au chômage depuis longtemps, ancien dissident contre le régime du SED en RDA[ii], rédigeait tout seul un tract qu’il distribuait un lundi matin en ville de Dresde pour protester pour la dévalorisation croissante et l’appauvrissement de la force de travail. Le tract fut reproduit et distribué ailleurs par d’innombrables personnes. Les lundis suivants, de plus en plus de manifestants et manifestantes se réunissaient sur tout le territoire de l’ex-RDA, culminant en une démonstration massive à Leipzig qui a réuni plus de 60'000 personnes. Au fond, ce mouvement était la continuation du mouvement de 1989 en RDA et ce n’est pas un hasard si de nombreux anciens opposants d’alors y participaient. Mais en Allemagne de l’Ouest il n’a pas été possible de mobiliser massivement la population. Il ne fut pas possible d’empêcher les lois dites Hartz IV mais ce fut néanmoins la première grande lutte politique opposant la rue au parlement fédéral dans la nouvelle Allemagne réunifiée. Ce qui est intéressant dans ce mouvement, c’est qu’il a jeté les bases de la fondation du parti Die Linke, alors que des secteurs de la bureaucratie syndicale du DGB et particulièrement du syndicat des services publics ver.di collaboraient à l’élaboration des mesures de Hartz IV. Ce mouvement suscita dans tout le pays une grande sensibilité au travail précaire qui allait croissant, à la pauvreté croissante. Il attira aussi l’attention sur le phénomène de l’identité de vue croissante de tous les partis représentés au parlement. Il faut dire que dans la ville de Berlin qui compte 3 millions d’habitants, 21,6% des habitants de moins de 65 ans, ainsi que leurs enfants, vivent des versements d’aide selon Hartz IV.
-Le troisième événement fut la première grève des chemins de fer à l’échelle de tout le pays organisée durant l’été 2007 par un petit syndicat de conducteurs de locomotives, GDL. Ce syndicat qui n’appartient pas au DGB organise en majorité des cheminots non pas en tant que fonctionnaires comme à l’Ouest, donc privés du droit de grève, mais comme des employés des chemins de fer, qui jouissent donc du droit de grève. Les négociations de la nouvelle convention collective duraient depuis des années et beaucoup de cheminots étaient très insatisfaits de l’action du grand syndicat des chemins de fer Transnet. En effet, celui-ci ne tenait pas compte des charges de travail particulières des différents groupes professionnels, en particulier celles du personnel roulant. C’est ainsi que des milliers de cheminots avaient passé au syndicat GDL afin de mieux pouvoir défendre leurs intérêts, par la grève en particulier. Cette grève portait sur la diminution du temps de travail et sur le salaire, mais aussi sur l’amélioration des conditions de travail en général. Des tracts furent distribués dans toute l’Allemagne qui décrivaient tout simplement le quotidien des conducteurs de locomotives, leur conditions de vie, leur charge horaire, leurs salaires médiocres justement en comparaison avec les cheminots des autres pays européens, ainsi que la responsabilité sociale importante qui est la leur. Rarement des tracts avaient suscité autant d’intérêt. Dans mon expérience, ce n’est comparable qu’avec les tracts et feuilles d’information publiés par le personnel soignant à Berlin, et qui eux aussi décrivaient les conséquences des mesures d’économie sur leur quotidien avec les malades. Beaucoup d’usagers des chemins de fer ont lu ces tracts avec une grande curiosité et la grève fut vraiment très populaire, malgré toutes les perturbations qu’elle causait à la vie des gens. Il y eut des tracts publiés par des usagers des chemins de fer en soutien aux grévistes et des assemblées organisées par des syndicalistes critiques. Mais de façon significative, seule la centrale du DGB et le syndicat des cheminots Transnet refusèrent de se solidariser avec la grève.
Ces trois mouvements de grève résument un peu les évènements antérieurs à l’éclatement de la grande crise en 2008 et font voir combien sont apparus sur le devant de la scène des acteurs qui n’appartiennent ni aux grands syndicats ni aux grands partis établis. Ce furent des mouvements indépendants, mais reçus très positivement par des larges secteurs de la population et qui ont agi en retour sur la conscience des acteurs sociaux qui se mobilisent.
L’éclatement de la crise
-Les collines
Les effets de la crise furent dès son éclatement en 2008 perceptibles et visibles dans toute la branche de la production d’automobiles et du transport. Les volumes de marchandises passant dans les ports baissèrent de 60%. L’industrie chimique qui produit beaucoup de matières premières pour l’automobile commença à introduire le travail à temps partiel. Les syndicats du DGB et les grandes entreprises de la métallurgie se mirent tout de suite d’accord sur le travail à temps partiel financé par les caisses de l’agence du travail (Agentur für Arbeit). General Motors, le plus grand constructeur automobile du monde, et propriétaire de Opel, semblait acculé à la faillite et était mis en vente. Les personnels de Opel devaient choisir entre des racheteurs italiens, canadiens ou russes. Ce théâtre dura des mois avec, dans les rôles principaux du spectacle, quelques uns des principaux dirigeants syndicaux. Toyota, de son côté, réduisait ses capacités de 60%. Le gouvernement fédéral allemand répondait par un programme conjoncturel d’exception, la prime à la casse à l’achat d’une nouvelle voiture, afin de contribuer à freiner le recul.
A la surprise générale, la situation du marché automobile s’est améliorée assez vite, spécialement dans le domaine des produits de luxe comme Audi, Daimler/Mercedes et BMW qui ont trouvé en Extrême Orient, au Japon et en Chine des débouchés avec une forte demande pour leurs voitures.
Mais, parallèlement, dans toutes les entreprises les travailleurs temporaires et tous les salariés à durée déterminée furent licenciés et leurs contrats ne furent pas renouvelés. La plupart du temps, les représentants syndicaux de l’IG Metall ont dans les comités d’entreprises approuvé sans résistance. Mais à VW Hanovre, un groupe de salariés à durée déterminée s’est révolté, a d’abord protesté devant le comité d’entreprise, puis a organisé devant la porte de l’entreprise une grève de la faim contre leur licenciement. Ils ont dressé des tentes, un mouvement de solidarité s’est formé, des petits syndicats comme la FAU(Freie Arbeiterunion) ont été très actifs comme ils l’avaient fait autrefois lors de l’occupation de la fabrique de bicyclettes à Nordhausen. Notre réseau Labournet.de diffusa les nouvelles de la grève de la faim en tant que plateforme Internet indépendante. Seuls les syndicats de l’IG Metall, et tout particulièrement la majorité des membres du comité d’entreprise chez Volkswagen, se distancièrent de la grève alléguant rien moins que « leur souci de la santé des grévistes de la faim ». Presque tous les grévistes de la faim ont retrouvé aujourd’hui du travail chez VW. Ce n’est pas un hasard si une telle action est partie d’une usine de Hanovre où il y a quelques membres critiques dans le comité d’entreprise et des syndicalistes de base actifs, la plupart issus de l’immigration turque.
Durant la première phase de l’éclatement de la crise des vifs débats ont eu lieu dans quelques entreprises de l’automobile à propos de la renonciation aux prétentions de salaire et de congés, dans l’intention d’assainir l’entreprise pour la rendre à nouveau compétitive. A Bochum, IG Metall a organisé un vote des personnels qui a donné une majorité de justesse en faveur de la renonciation aux prétentions de salaire et de congés. Lors des élections des membres des comités d’entreprises, quelques listes d’opposition ont été présentées qui prenaient position contre cette renonciation. A Berlin et à Stuttgart, IG Metall a réagi par des procédures d’exclusion du syndicat qui sont à ce jour en cours.
Les marais
Dans le secteur du commerce, une branche avec une forte proportion de salariés précaires, l’année 2007 a vu se prolonger durant des mois des négociations de renouvellement des conventions collectives. Il y a eu des grèves et des barrages devant les supermarchés, certaines actions très vivantes, toutes plus ou moins abandonnées à leur sort par le syndicat ver.di et par conséquent avec peu d’atouts pour être victorieux. A Berlin, il y a eu une collaboration avec des comités de soutien qui ont bloqué l’accès aux supermarchés. Les salariés sont en majorité des femmes et pour beaucoup d’entre elles il fallait beaucoup de courage pour se déclarer ouvertement comme grévistes. Dans de nombreux magasins règne une ambiance collective très répressive, c’est à dire que les éléments rebelles sont vite isolés. La caissière Emmely était une de ces grévistes qui à certains moments faisaient la grève toutes seules. La direction lui a reproché d’avoir soustrait pour un euro cinquante de tickets de rabais et l’a licenciée sans délai. Un mouvement de soutien s’est formé parmi les rangs des salariés qui bloquaient les portes, réunissant des syndicalistes de base. Un comité de solidarité s’est formé qui a lutté deux ans et demi pour la réintégration d’Emmely. Au début personne ne lui donnait aucune chance. Le syndicat ver.di s’est vite retiré du mouvement de soutien. Mais la campagne s’est révélée finalement un grand succès. Aujourd’hui Emmely travaille de nouveau à la caisse du supermarché. Sa détermination et son courage, de même que toutes les actions qu’a fait naître la campagne en sa faveur, ont montré que les choses peuvent être changées. La campagne de solidarité pour Emmely est devenue en Allemagne un symbole qui marque qu’en pleine crise on peut lutter seul mais qu’une lutte isolée peut acquérir rapidement des dimensions à l’échelle de toute la société, justement parce que tant de personnes vivent aujourd’hui des situations d’oppression analogues. C’est cela qui a fait surgir une solidarité spontanée. Dans ces actions se sont réunies de nombreuses personnes qui ont raconté leurs expériences, leurs conflits et leurs petite luttes.
Depuis la lutte des conducteurs de locomotives du GDL en 2007, nous avons assisté à un éventail croissant d’activités de syndicats sectoriels ainsi qu’à la fondation de nouveaux syndicats, tout particulièrement dans les transports, les chemins de fer, le transport aérien, mais aussi chez les pompiers et dans le secteur de la santé. Ils ne revendiquent pas seulement de l’argent mais une meilleure qualité du service aux usagers et luttent contre la mise en danger croissante que provoque la politique d’économies tant des personnels que des usagers.
Un mouvement indépendant s’est développé à Berlin parmi les salariés des cinémas. Ils ont commencé à s’organiser et ont cherché des forces syndicales qui soutiennent leur démarche d’organisation indépendante à la base. L’exemple du cinéma Babylon est emblématique. Le syndicat FAU (Freie Arbeiterunion/Union libre des travailleurs) a soutenu le personnel du cinéma et a été pour cela traîné en justice par l’exploitant du Babylon. Il se trouve que l’exploitant est très proche de Die Linke et du syndicat ver.di et le cinéma Babylon, que la municipalité subventionne, passe pour un cinéma de gauche. En première instance, le tribunal a interdit à la FAU toute activité syndicale. Ce jugement a suscité la constitution en ville de Berlin d’un comité pour les libertés syndicales où se retrouvent les activistes des différentes initiatives des mois précédents : Le Comité de solidarité avec Emmely, Le Comité de soutien des syndicalistes exclus par IG Metall, des membres de la FAU, des scientifiques, des syndicalistes de base, tous réunis pour rétablir le droit à la liberté de coalition. L’audience en deuxième instance, devant le Tribunal du travail, a tourné en manifestation dans une salle pleine. Cette pression populaire, qui s’étendait bien au-delà du petit syndicat FAU, a fait la différence. Le tribunal dans sa sentence a mis la FAU au bénéfice de la liberté de coalition.
Ces évènements au niveau local de Berlin ont permis que dans un même conflit se retrouvent et apprennent à agir ensemble des acteurs qui auparavant se limitaient à marquer les divergences qui les séparaient les uns des autres. Au premier mai 2010 à Berlin, cela s’est vu nettement. Quelque chose avait changé, pour une partie des militants au moins. Et le même phénomène s’observe ailleurs en Allemagne aussi.
Combien cette autoactivité est prise en compte par les grands syndicats et par les associations patronales se manifeste dans la tentative de la direction du DGB de faire voter au parlement fédéral une loi qui impose l’unité de convention collective. Par une telle loi, le DGB et les patrons veulent fixer légalement le monopole des syndicats établis et empêcher que de plus en plus de syndicats sectoriels comme le GDL, la Fédération de Marburg (Marburger Bund) dans le domaine de la santé et Cockpit dans le transport aérien, mais aussi des syndicats syndicalistes (Sic/ syndikalistische Gewerkschaften), puissent se répandre. Par une telle loi, ils veulent forcer exactement ce que le Tribunal du Travail de Berlin a en deuxième instance désapprouvé dans l’affaire de la FAU. Car le besoin d’organisations capables d’agir et le besoin d’actions efficaces contre les conséquences de la crise s’exprime de manière croissante. C’est le Comité berlinois pour les libertés syndicales qui est en train d’organiser le mouvement de protestation contre le projet de loi. Cela peut devenir un pas en avant dans la construction d’un réel réseau syndicaliste de base pour développer des formes de résistance par l’autoactivité des salariés qui font naître un mouvement en osant se donner la force de viser une transformation sociale. En somme un processus de subversion !
. Industriegewerkschaft Metall /Syndicat industriel métal. Un des huit syndicats de branche du Deutscher Gewerkschaftsbund (Union allemande des syndicats) qui est l’organisation faîtière des syndicats allemands, héritière des syndicats d’inspiration sociale démocrate fondés à la fin du XIXème siècle. Le DGB comptait en 2002 sept millions de membres.
.. Sozialistische Einheitspartei/Parti de l’unité socialiste. Le parti dirigeant de la République démocratique allemande jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989. Il s’appelait ainsi parce que l’autorité d’occupation soviétique de l’Allemagne de l’Est avait imposé en 1946 une fusion du KPD (Kommunistische Partei Deutschland/Parti communiste allemand) et du SPD (Sozialdemokratische Partei/Parti socialdémocrate). Sa direction fut formellement paritaire jusqu’en 1955 quand elle devint l’exclusivité des dirigeants de l’ex-KPD.