En traversant la Seine vers Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), on ne voit qu'elle. Du haut de ses 59 mètres, la tour en verre de TF1 domine Paris avec, à son sommet, son panneau bleu, blanc, rouge sur lequel s'étalent les trois lettres de la
première chaîne de France. En ce début juin, au 14e étage de l'immeuble - saint des saints de la chaîne -, Nonce Paolini, le PDG de la Une, n'est pas à la fête.
Depuis des mois, l'entreprise a le sentiment d'être entraînée dans le tourbillon de la roue de l'infortune. Et
dans ces bureaux où pendant si longtemps s'est élaborée une grande part de la culture de masse française, ses stéréotypes et ses figures connues jusque dans les villages, la chute continue des audiences (une part d'audience en baisse de 30 % à 23 % entre 2006 et 2012) et du cours en Bourse (de 28 euros à 5,90 euros entre 2008 et 2012) a pris peu à peu des allures de phénomène de société.
Après un début d'année morose et incertaine pour le groupe, Laurence Ferrari, la présentatrice vedette du "20 heures" depuis août 2008, lui a annoncé le mardi 29 mai, à peine trois semaines après l'élection présidentielle, qu'elle avait décidé de quitter TF1. Une démission abrupte, sans indemnités négociées ni même un préavis qui aurait permis de se retourner. Pire, la jeune femme a choisi de rejoindre Direct 8, la nouvelle chaîne du groupe Canal+, et ce départ pour une petite équipe dont l'audience est sans comparaison avec celle de la première chaîne de télévision française est autant un signe du désarroi de la journaliste que de la crise morale et industrielle que traverse la chaîne du groupe Bouygues.
Ce jour-là, face à la journaliste, Nonce Paolini accuse le coup, mais n'est pas totalement surpris. Depuis des semaines, il dément sans trop de conviction la rumeur du départ de sa vedette, de plus en plus contestée. Il ne pensait pas, cependant, qu'elle partirait aussi vite. Dès l'arrivée de Laurence Ferrari qui, selon lui, devait incarner "le visage du changement", il n'a pas voulu prendre en compte les violentes critiques formulées à son encontre dans certains journaux. "Elle m'a fait part de ses interrogations et de ses souffrances", explique le PDG de la Une, sans préciser s'il a abordé avec elle le contenu éditorial du "20 heures".
Il sait pourtant depuis des années que
le journal télévisé n'est plus la grand-messe qui fédère la société et que les audiences s'érodent inexorablement : la première semaine de juin, les journaux télévisés de la chaîne ont rassemblé 6,2 millions de téléspectacteurs (contre 4,8 millions pour ceux de France 2).
Nonce Paolini partage surtout l'abattement de la journaliste après "les quatre années d'acharnement médiatique" dont elle aurait été victime, ainsi que "les critiques permanentes, la surveillance de la moindre de ses attitudes" qui lui étaient devenues insupportables. Durant toutes ces années, un chignon, un décolleté de la journaliste ont fait l'objet de centaines de lettres, courriels et coups de téléphone qui ont fini par tétaniser la journaliste.
Plus largement, la direction de TF1, qui n'a jamais communiqué à sa journaliste les
nombreuses études réalisées sur l'impact du journal télévisé sur son public, a fini par être paralysée devant le moindre changement éditorial. La crise économique, l'actualité internationale chargée ont fait le reste : la chaîne s'est montrée incapable de proposer un traitement différent d'
une information plus complexe qui faisait fuir ses téléspectateurs vers des programmes plus divertissants comme les feuilletons de France 3 ou de M6."Nonce Paolini ne m'a rien reproché, mais il ne m'a rien proposé non plus pour me retenir", a vite constaté Laurence Ferrari. Se sentant menacée, elle avait d'ailleurs commencé, dès janvier, à regarder ailleurs. Rodolphe Belmer, le directeur général de Canal+, qui observe la détérioration des audiences du "JT" de TF1, n'avait jamais coupé les ponts avec elle depuis le départ de cette dernière de la chaîne cryptée pour TF1. De son côté,
Martin Bouygues, le PDG du groupe de BTP propriétaire de TF1, a eu beau appeler la journaliste vedette pour lui dire quelques mots aimables, il n'a pas fait, non plus, de geste envers elle.
Parmi les quelque
deux cent cinquante journalistes chargés de l'information, nombreux sont ceux qui ont accueilli ce départ précipité avec soulagement. "En fait, elle a surtout anticipé son éviction de TF1", assurent plusieurs reporters de la chaîne. "Tout le monde a considéré que c'était le point de départ indispensable d'un changement nécessaire pour redresser la situation", explique un autre qui, comme ses collègues, tient à garder l'anonymat et à converser sur son téléphone portable personnel, "par précaution".
"Le "20 heures" de TF1 est une alchimie complexe car il faut faire intelligent et populaire", analyse un rédacteur en soulignant que
TF1 est une chaîne au fonctionnement très conservateur, où la moitié de la rédaction a vingt ans de maison. "L'arrivée de Laurence Ferrari plus jeune, plus blonde, a été trop brutale après l'éviction de PPDA et ni la rédaction ni le public n'ont adhéré", poursuit-il. "Elle s'est enfermée dans son bureau aux stores toujours baissés", regrette un autre journaliste.
Dans une chaîne habituée à gérer ses différends dans le secret de ses coursives, la rumeur des conflits entre Laurence Ferrari et Claire Chazal, sa consoeur et rivale des "JT" du week-end, a achevé d'offrir, à l'extérieur, l'image d'une chaîne minée par les jalousies et les désaccords. Et la direction de TF1 a été incapable de trancher leurs querelles.
L'élection présidentielle s'est ainsi déroulée dans une tension grandissante entre les deux journalistes. La veille du premier tour du scrutin, la directrice de la rédaction, Catherine Nayl, appelle Laurence Ferrari : "Nous avons fait un tirage au sort. C'est Claire qui annoncera le résultat du second tour." Et donc le nom du président. Furieuse que le tirage au sort se soit passé sans qu'elle n'en sache rien, Laurence Ferrari tempête, proteste, crie à la trahison. En vain. C'est notamment ce dernier épisode qui la décidera à quitter le navire.
Beaucoup espèrent que ce sera là l'occasion de faire sauter une soupape trop longtemps verrouillée. Car la chute des audiences du "JT" n'est pas liée à sa seule présentatrice. "La greffe de Laurence Ferrari sur la rédaction ne s'est jamais faite, mais nous avons besoin de bien plus qu'un simple ripolinage", poursuit ainsi un journaliste. "Nous ne sommes pas moins bons que nos concurrents, bien au contraire, mais notre ligne éditoriale est trop floue", pointe un journaliste reporter d'images.
Beaucoup s'étaient pourtant félicités de ce que, pour cette année électorale, la rédaction ait pu préserver une relative neutralité, à la différence des présidentielles précédentes, où elle avait été tour à tour accusée d'avoir fait la campagne d'Edouard Balladur (en 1995), joué dangereusement avec le thème de la sécurité (2002) ou misé sur la victoire de Nicolas Sarkozy (2007).Même si elle reste la
première chaîne en France avec 23 % de parts d'audience et qu'elle est en pointe dans les révolutions technologiques comme la télévision connectée, TF1 est aujourd'hui déstabilisée. La chaîne a si longtemps affiché une puissance incontestée que
la moindre fissure de l'empire est regardée de très près par les experts, les politiques et la Bourse. Le changement de présentateur de TF1 provoque une tempête médiatique."
Ce n'est que passager, car ce n'est pas TF1 qui est en crise mais l'ensemble de l'audiovisuel", observe Philippe Bailly, dirigeant de NPA, société de conseil dans l'univers de la télévision. "Néanmoins, si elle veut rester la chaîne de l'événement, TF1 doit rapidement opérer des changements structurels et non pas cosmétiques ", poursuit-il, évoquant notamment l'information, mais aussi ses investissements dans les droits sportifs, sérieusement attaqués par la chaîne Be in Sport d'Al-Jazira.
"La crise est consubstantielle à TF1 ! On ne cesse d'être en crise et en chute libre, c'est une saga qui ne s'arrête jamais !", ironise Nonce Paolini. "Je me demande toujours ce que l'on a fait pour mériter autant de critiques et d'anathèmes", dit-il en expliquant que les programmes comme "The Voice", "Sept à huit", le "13 heures" ou "Secret Story" réalisent des scores d'audience que nombre de ses concurrents aimeraient connaître. "TF1 n'est pas un chaudron. Tout le personnel de la chaîne se bat contre la concurrence qui a totalement changé avec l'arrivée de dix-huit chaînes proposant chaque jour des programmes alternatifs", poursuit le PDG.
Les audiences ne sont plus affichées dans les ascenseurs, comme au temps de la splendeur. Mais chaque matin, la part de marché de la veille se répand instantanément à tous les étages et chacun ne peut que constater que le chiffre diminue inexorablement. Comme ceux de France 2 et France 3, également grignotés par les nouvelles venues de la TNT.
Chaque recul de la part d'audience oblige TF1 à baisser ses tarifs publicitaires. "Il n'y a pas péril en la demeure", assure pourtant M. Paolini.
Quant au remplacement de Laurence Ferrari, il affirme qu'il se fera "dans la sérénité" : "La star reste le "20 heures" et non pas celui ou celle qui le présente. Il y a bien sûr un effet loupe et
celui ou celle qui sera en place deviendra alors une star."
Sa décision, qu'elle se porte sur une star de l'information ou sur un(e) journaliste moins connu(e), donnera le signe des changements décidés par la direction de TF1.
A l'instar des électeurs français, ils sont nombreux, au sein de la chaîne, à souhaiter l'abandon des "années bling-bling" au profit du retour à une certaine normalité.