Jossot, caricaturiste de génie et génie du monstrueux | 16.04.11 | 14h40 • Mis à jour le 16.04.11 | 14h40
Jusqu'au 18 juin, la bibliothèque Forney, dans l'Hôtel de Sens à Paris, présente une rétrospective de Jossot, caricaturiste. Jossot, prénom Gustave, né à Dijon en 1866, mort en 1951, repose au "cimetière des oubliés" de Dermech (Tunisie). Partons de son dernier dessin publié en 1946 par Le Libertaire. Le Libertaire caviarde la légende originale de Jossot. Comme quoi, les journaux les plus libres, les plus différents... Jossot claque la porte. Il apporte autant de hargne à ses légendes qu'à ses dessins enragés : "Un dessin sans légende n'est pas une caricature. " Cette conviction a vécu, soit. Pas sa violence. Ça cogne.
Les dessinateurs détestent qu'on raconte leurs dessins. Celui-ci par exemple : une boniche fesse un mioche cul nu. Angle, cadre, trait, bobine du moutard, parfait (Dressage, 1902). La bonne vengeresse : "Ah ! Ta mère m'engueule !!!..." Ou encore (L'Assiette au beurre, 1er décembre 1906) : l'ouvrier parisien revient du turbin (musette à l'épaule, moustache, foulard rouge) : "- Et c'te soupe ?..." La femme, robe et chignon rouges, la tête dans la main, expression heureuse : "- Fiche-moi la paix, je lis Karl Marx...". Ahuri, un chat noir comprend que les choses ont salement changé. Les grands dessinateurs aiment dessiner les chats, les musiciens et les vélos. Jossot illustre Les Rats, de Heine, et publie dans Le Cri du peuple, hebdo dreyfusard (1899).
Invention du trait, gueules tordues par la colère, rage anti-va-t-en-guerre, anti-prêtres ("rabin, pasteur, frocard : Croassez mais ne multipliez pas !"), anti-vivisection, anticolonialiste, anti-flics, antiguillotine ("Couic ! "), anti-bourgeois, anticapitaliste, anti-juges, "Jossot fait partie des grands dessinateurs de la fin du XIXe siècle qui ont définitivement marqué l'histoire de la caricature et l'histoire de l'art." Le rappelant, Henri Viltard, qui signe avec Michel Dixmier les textes du catalogue, insiste, Jossot ne lâche jamais le dessin, et dans le dessin, la caricature. Les autres désertent vite pour accéder à la noblesse de la peinture. Il aurait pu. Il n'a pas pu.
Anti-tout ? Non : pour la libération des femmes, des esclaves, des dominés, des fous, des écrasés, des avilis. Contour du dessin épais, noir, aplats rouges, "expressionnisme paroxystique ". Tout part d'une haine granitique de son père, "bourgeois" caricatural, philistin de première. Mais haine aussi bien de la ligne pure, de l'élégance.
Haine de la Beauté (y compris dans la version de Baudelaire) au profit d'une "gueule tirée, tordue, déformée par la souffrance, la colère ou le rire, ou la frayeur..." Au fil du temps, Jossot transperce plus qu'il ne les traverse, parnassiens, symbolisme, nabis, Gauguin et son "cloisonnisme", fauves, "japonisme", dont il donne une version sardonique... Il parodie, défigure, veut cent fois abandonner le dessin, désespère, replonge. Jamais d'arabesques (Art nouveau), du grotesque. Il radicalise son radicalisme au tournant du siècle. L'Assiette au beurre, hebdomadaire satirique fondé en 1901, annonce la rage joyeuse de Siné, sa vie, ses oeuvres, Siné massacre, L'Enragé, et tous les satellites du premier Hara Kiri.
Se croisent dans L'Assiette au beurre Valloton, Kupka, Juan Gris, Willette ou Steinlen. L'emblème, c'est Jossot, sa violence, son génie du monstrueux, toujours hors groupes, hors normes, hors société, hors communautés bidon. Jossot fricote en pestant avec les mouvements de son temps, les dissidents, anarchistes, avant-gardes. Sa solitude ne se résume pas à la dénonciation des idées dominantes. Ça, les autres le font aussi. C'est même leur style douteux. Lui se fait toujours rattraper par le malin génie de caricaturer jusqu'aux tics et aux tocs avant-gardistes. Contestataire des contestations, toujours en position de cadrage-débordement, il est au dessin ce que Bataille sera au surréalisme ou à La Critique sociale : "l'ennemi du dedans."
Référence des dessinateurs - de Dubout à Desclozeaux en passant par Willem, Siné en tête -, Jossot est aujourd'hui deux fois mort. Enterré chez les oubliés où il prétendait fuir, allant jusqu'à se convertir brièvement à l'islam, "les agités d'Occident (...) cette race de sauvages blancs".
Déçu du dessin. Malheureux en peinture, en société, en soufisme, comme on peut l'être en amour. Inconsolable de sa fille morte. Pauvre comme Job, attelé à soigner sa femme sénile. N'ayant trouvé la paix nulle part sur terre. Et son oeuvre, dont la rétrospective crie la modernité - affiches, jeux de cartes, aquarelles de Tunisie compris -, conduit à douter qu'il l'ait trouvée dans l'au-delà. D'autant qu'à force de ne pas y croire, comme il faisait, l'au-delà a bien dû finir par ne pas exister.
Jossot, caricatures. De la révolte à la fuite en Orient.
Bibliothèque Forney. Hôtel de Sens, 1, rue du Figuier, Paris 1er. Mo Pont-Marie. Tél. : 01-42-78-14-60. Jusqu'au 18 juin. Du mardi au samedi, de 13 heures à 19 heures. De 4 € à 6 €.
Catalogue : textes de Michel Dixmier et Henri Viltard, préface de Cabu. 184 p., 200 ill. en couleur, éd. Paris Bibliothèques, 32 €.
Francis Marmande
Article paru dans l'édition du 17.04.11