Textes (divers, de chansons, nouvelles, etc...)

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Re: Textes (divers, de chansons, nouvelles, etc...)

Messagede bipbip » 29 Juil 2017, 14:38

À l’Hôtel des morts choisies

S’en aller dans les Ardennes pour affronter Arthur Rimbaud en duel ? C’est en tout cas ce qu’imagine, dans cette nouvelle, le poète Tristan Cabral. Fils d’une Française et d’un militaire allemand, voyageur et ancien professeur de philosophie, l’auteur fut incarcéré, en 1976, pour « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée française ». Membre de la Quatrième Internationale, il s’avance, lorsque la question lui est posée, comme marxiste libertaire. ☰ Par Tristan Cabral

Ça y est.

J’y suis. C’est le matin. Il fait très froid. J’ai parcouru 700 kilomètres dans la nuit. Nous sommes le 15 décembre 1999. Nous sommes à Charleville-Mézières. Dans les Ardennes bleues. J’y suis venu pour mourir. Pour être tué par Arthur Rimbaud. Je suis venu en Rover noire, immatriculée au Vatican. Elle a des rideaux noirs aux fenêtres et un tableau de bord en bois de rose. Depuis le Cap Ferret, j’ai roulé toute la nuit. Ma décision est prise : je serai tué en duel par Jean-Arthur Rimbaud. Je ne sais ni où, ni quand. Mais je trouverai. J’ai dans la poche le Rimbaud bleu de poche, 498, 1960. Tout au long de la route, j’ai écouté Ferré et surtout « Les poètes de sept ans ». J’avais hâte de « pressentir violemment la voile »… J’attendais le jour où je pourrai rencontrer Arthur sur le pré. J’attendais aussi de « devenir un méchant fou » et je me répétais « c’est cette époque qui a sombré ».

J’erre dans Charleville. Je descends les Promenades, place Ducale, et je revois le kiosque. Au bord de la Meuse, je cherche les frais cressons bleus. « Les pauvres à l’Église » me suivent. En marchant, je me récite « À la musique », « Les Effarés ». Sans oublier « Roman ». Je n’ai plus dix-sept ans mais je ne suis toujours pas sérieux. Loué jusqu’à la mort ! Mon poème préféré, c’est « Larme ». Je n’arrête pas de me dire : « Dire que je n’ai pas eu souci de boire ! »…

Dans les environs, j’ai vu la ferme des Cuif, à Roche, où Arthur revint avec la jambe coupée. Isabelle le veillait. Près d’une fontaine, le jeune soldat est toujours là, avec ses deux trous rouges au côté droit. À son Musée, j’ai vu son visage par Carjat, ses prix d’excellence en latin et en grec et ses grandes figures murales par Ernest Pignon-Ernest. Même une valise pleine d’étoffes d’Abyssinie et un appareil photo 4×4. J’ai pu lire l’original de la lettre du 2 novembre 1870, à Georges Izambard. J’ai toujours sur moi sa dernière photo en Éthiopie. Je commençais à croire que je ne rencontrerai jamais Rimbaud quand une annonce étrange, parue dans le journal, a attiré mon attention. Elle disait : « À l’Hôtel des morts choisies — toute discrétion assurée ; pour tout contact faites le ………. Je m’appelle Michel Verlaine… » Je téléphonai immédiatement. Et je pris rendez-vous pour le lendemain matin.

Le lendemain matin, je suis devant la porte en fer de cet hôtel mystérieux, à l’enseigne Morts Choisies. À travers le feuillage, je distingue un vieux manoir à créneaux, comme beaucoup dans les Ardennes. Je sonne. Je donne mon nom. Je suis attendu. Le portail s’ouvre. Un nain, tout de velours noir vêtu, prend mon bagage. Presque rien. Nous passons entre de grands chiens noirs.
Certainement des lévriers. À un autre nain, lui aussi tout de velours noir vêtu, et qui s’apprête à aller garer ma Rover, je lance : « Veuillez s’il vous plaît laisser les clefs sur le tableau de bord en bois de rose. » Un homme en noir, très grand, osseux, à tête d’oiseau, me conduit à ma chambre dans une aile du château. De là, on voit une cour carrée et le grand escalier qui y conduit. Du haut de l’escalier, je peux tout voir. Une forêt très dense entoure le château, à perte de vue. Des sangliers tout noirs viennent souvent tout près des manoirs. À peine suis-je entré dans ma chambre que l’homme en noir revient. Ce doit être le Grand Ordonnateur. Trois autres chambres sont occupées. Nous convenons ensemble du scénario de ma mort ainsi que du montant de cet étrange service. Il inscrit tout dans un grand livre et me dit, avant de se retirer, que les morts auront lieu le 24 décembre. En attenant, il m’invite à parcourir le parc et à voir la grande bibliothèque. Il y a aussi un petit salon bleu et une salle d’armes, toujours ouverte. Le petit déjeuner est à 7 heures, le déjeuner à 12h30, le dîner à 20 heures.

Comme il est encore tôt, je sors. Je traverse les sagnes et j’écoute les corbeaux délicieux. Tout en marchant, je me récite tout haut : « L’eau des bois se perdait sur des sables vierges / Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares »… En rentrant de mes errances, je vais à la salle de musique et je joue « Appassionata »…

Le 24 décembre arrive.

Je n’ai pas peur. En tant que quatrième mort, j’assiste aux trois premières mises à mort, du haut de la galerie. Je vois tout ce qui se passe dans la cour intérieure.

Le premier mort arrive. En bas, il y a une baignoire sur pieds avec un homme dedans. Il a une chemise blanche à manches larges et il écrit avec une plume. Une jeune femme s’approche, vêtue comme une fille de la campagne. C’est Charlotte Corday. Elle plonge par trois fois un couteau dans le cœur de l’Ami du Peuple. Qui ne crie pas. L’eau rougit. Quelques secondes après, les ouvriers funèbres arrivent. Ils vérifient la mort et emportent rapidement la baignoire. Un bras pend. On voit très bien la plume. Exactement comme sur le tableau de David. Je n’ai pas vraiment peur. J’aimais beaucoup Charlotte Corday.

Et la deuxième mort arrive. Un carrosse arrive lentement. Tiré par deux chevaux. Il porte les armes de la famille impériale russe. Un homme habillé en tsar est seul à l’intérieur. Soudain, trois femmes entourent le carrosse. Elles sont en tenues de bal, comme à Saint-Pétersbourg. Il doit s’agir d’Alexandra Kollontaï, de Véra Figner et d’Anastasia Philippovna. Elles tirent sur le tsar qui s’effondre. Les ouvriers funèbres fouettent le carrosse qui disparaît très vite sous le porche. Il emporte Alexandre II…

Je commence à avoir peur.

Pour la troisième mort, deux hommes s’avancent, en tenues de soirée, deux musiciens. Pour un duel au violoncelle. Je ne sais pas lequel des deux doit mourir. Le concert commence. Ils jouent sans s’arrêter le même concerto : celui de Dvořák. Soudain, l’un des deux tombe, c’est Schumann. Il a reçu en plein cœur la huitième note, celle qui tue, celle qu’on ne joue jamais. J’aurais préféré que ce soit Schubert. Mais comment Schubert pouvait-il connaître la note interdite ? Je ne l’avais jamais entendue.

Enfin ce fut à moi ! Je suis le quatrième mort. J’ai envie de m’enfuir. J’ai de plus en plus peur. Je descends l’escalier. J’ai une grande chemise blanche.

Pourvu que Rimbaud me vise droit au cœur…

En bas de l’escalier, au milieu de la cour, un ouvrier funèbre nous présente la boîte noire avec deux pistolets à l’intérieur. Le noir est chargé. Rimbaud le prend. Il est habillé comme à Bruxelles, en 1873. Le pistolet blanc n’est pas chargé. Comme convenu, je le prends. Nous comptons ensuite soixante-dix pas et nous nous retournons. Au signal des nains, Rimbaud tire. Il me touche au-dessus du cœur. Mon sang coule. Je réalise alors que je vais mourir, et avant que Rimbaud ne tire une deuxième fois, je cours en hurlant jusqu’à ma Rover. Je traverse le parc en trombe. Je renverse le portail et je pars à toute vitesse dans
la direction du Cap Ferret. Deux motos se lancent à ma poursuite. Les nains les conduisent. Un mort ne doit pas sortir de l’Hôtel, il pourrait tout raconter.

J’accède à l’autoroute du Sud. Les motos disparaissent au lointain. J’ai maintenant décidé d’en finir en haute mer. J’arrive au Cap Ferret. C’est le petit matin, c’est le 25 décembre. Je suis épuisé. Je saigne. La marée monte. Face à la mer, je laisse la Rover, pleins phares face au large. Je mets les poèmes de Rimbaud par Léo Ferré, à fond sur la stéréo et j’entre dans les brisants. Je saigne de plus en plus. Je nage dans le chemin des phares. Peu à peu la côte s’éloigne. Je sens que je vais disparaître. Sombrer n’est pas chose facile. On résiste. Le poète de sept ans m’aura accompagné jusqu’au fond de la mer.

J’ai finalement été repêché par une vedette des Sauveteurs Bretons, alertée par les phares tout allumés de la Rover. Le lendemain la presse a parlé du fou de Noël. J’avais laissé sur la stéréo le Concerto pour piano de Schumann, par Martha Argerich.

Plus tard, j’ai fait parvenir ce récit à Madame Cuif-Berrichon, l’arrière-petite-nièce de Rimbaud.

Je ne suis jamais revenu à l’Hôtel des Morts Choisies…


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Messagede Lila » 20 Aoû 2017, 20:03

Poubelle la Vie

Elle fouille dans les poubelles, chaque soir.

Ses mains caressent les ordures, elle cherche, elle gratte, elle soulève les papiers gras. Sa mémoire est comme ces morceaux de débris, cassée, abîmée, vieille, en miettes. Elle fouille, elle a une poussière dans l'oeil, sûrement la poussière d'un souvenir d'une vie où elle était belle, où elle avait encore une place dans la société et le regard des autres. Elle fouille, sans honte, elle murmure qu'il faut bien manger pour survivre, ça fait bien longtemps que le monde lui a arraché sa dignité. Mais elle est là. Encore. Ses mains plongent dans les épluchures, elle respire la pourriture, elle essaye de se souvenir de l'odeur des fruits frais, de la balançoire au fond du jardin, du rire de ses enfants, du goût des confitures et de leurs baisers sucrés, collants, sur ses joues, elle essaye de se rappeler des jours heureux, des jours anciens et elle pleure, la tête dans la poubelle. Où sont-ils, désormais.

Elle fouille dans les poubelles, chaque soir.

C'est une chasse au trésor, au quotidien, une chasse contre la mort, elle survivra à l'hiver qui arrive, l'hiver arrive toujours, alors elle survivra ou elle mourra dans l'indifférence la plus totale. Ses mains tremblent d'impatience devant un sandwich à moitié mâché par quelqu'un qui a le temps, l'argent, la jeunesse et l'arrogance de pouvoir jeter de la nourriture, elle n'aura pas le ventre vide ce soir, pas complètement. Elle est là, transparente, les gens en costume passent et repassent. Être pauvre, c'est impardonnable. Mais être une femme pauvre est encore pire. Mais elle est là, encore. Le soleil tombe et les bars se remplissent, comme chaque soir, la clameur monte, sûrement un match du PSG, sûrement un but de l'homme qui vaut 222 millions, elle chantonne, dans un murmure que seul le vent peut entendre, la tête dans la poubelle, est-ce que ce monde est sérieux…

Vincent Lahouze


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Messagede bipbip » 16 Sep 2017, 17:28

Prendre le train en marche

« On leur avait dit de se presser, qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde. »

Comme nous aimons les histoires de train (voir ici et là), voici une brève nouvelle à ce propos.

On leur avait dit de se presser, qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde. Parvenus dans la gare centrale, ils virent que le train s’éloignait. Les portes étant désespérément closes, certains tentèrent, sans succès, de briser des fenêtres singulièrement opaques ; d’autres s’accrochèrent aux poignées des portières ; les plus athlétiques montaient sur les toits. Tous ceux qui ne parvinrent ni à monter, ni à s’accrocher, se mirent à courir dans la direction du train - par centaines, par milliers maintenant, par dizaines de milliers désormais, leur nombre augmentait sans cesse, faisant au véhicule hermétique un halo de convoitise. Ceux qui tentèrent de l’arrêter furent écrasés. Bientôt, le train fut hors de portée, se soulageant de ses clandestins au fur et à mesure qu’il gagnait en vitesse. Hébétés, en colère parfois, les passagers éconduits retournaient vers la gare centrale ou s’acheminaient vers la station suivante – à moins qu’ils n’errent ou ne s’effondrent.

Combien surpris auraient-ils été d’apprendre que le train était vide, les maîtres qui l’avaient imaginé ayant mieux à faire que d’être à son bord : certains vivaient sous terre et s’adonnaient aux arts ; d’autres rêvaient de voyages intersidéraux et digitalisaient patiemment leurs corps ; mais les plus nombreux avaient compris depuis longtemps qu’il était préférable de ne rien faire d’apparent. Pour vivre en paix, il leur avait suffi de former quelques plénipotentiaires capables d’assurer la bonne tenue du commerce et de réguler les guerres de basse intensité. L’extraction de valeur était certes devenue plus délicate, et la guerre menaçait de toute part, débordant les cadres prescrits – mais l’invention des simulacres vivants, ainsi que les leurres nommés « conflits sociaux », avaient pour l’instant permis de maintenir un semblant d’ordre. Quant au train, les maîtres l’avaient conçu afin de tromper l’ennui de leurs enfants ; seul l’espoir dont on l’avait rempli avait changé sa fonction.

Du haut de la colline, comme en contre-bas de la voie ferrée, nous avions cherché à prévenir les voyageurs de ce qui les attendait, à savoir le vide d’un train destiné à engendrer à chaque station la même déconvenue. Certains d’entre eux nous avaient rejoints en découvrant que le train demeurait obstinément clos, sans jamais ne révéler une quelconque présence humaine ; d’autres par hasard, parce que leur errance les avait mis à notre portée ; mais nos messages ne parvenaient guère à créer de nouveaux destinataires. Il nous fallait apprendre à térébrer vers eux.

Adam Losange, du Théâtre de l’Ombre


https://lundi.am/Prendre-le-train-en-marche
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Re: Textes (divers, de chansons, nouvelles, etc...)

Messagede bipbip » 28 Oct 2017, 14:31

Demain commence aujourd’hui

Par Alain Damasio

Dans le cadre de notre semaine consacrée à l’écrivain de science-fiction, nous publions l’une de ses nouvelles, inédite — on y croise des camions autonomes, une ZAD et des autoroutes occupées.

Ce matin-là, quand Lupicin hisse ses quatre-vingt-dix kilos de colère dans la cabine de son quinze tonnes, il n’a qu’un café acide et brûlant dans le ventre — et des envies de meurtre. La veille, le DRH vient de lui annoncer la fin brutale de sa carrière. Dans trois petits mois, il sera remplacé par un camion autonome, géopiloté à distance, un foutu TrackTruck fabriqué par une filiale de Gogol. L’entreprise familiale, le respect de la descendance, les Hénokiens… tout ça a volé en éclat. Les chauffeurs font face à la grande faucheuse : elle a un QI d’IA1 et ne boit pas de café.

Sur le quai du port Édouard-Herriot, dans ce printemps qui ne vient pas, le ciel blanchit à peine et Lupicin a froid. Il est cinq heures du mat’, un portique roulant achève de charger un unique conteneur sur son bahut, il jette un œil à la pesée et quelque chose déconne. Il connaît le poids d’un conteneur plein, il sait ce moment où les pneus encaissent, où son monstre fait le dos rond et se tasse — et là, on lui a clairement chargé un container vide.

Alors il se dit que sa mise au placard a déjà commencé. Piqué au vif, il descend sur le quai, insultant le grutier qui n’en peut mais, et il grimpe sur sa remorque. Il cherche la référence du produit transporté, là où elle devrait être. Nada. À la place s’étale une phrase, taguée au pochoir, dans une typo bizarre et qui dit : « Demain commence aujourd’hui ».

– Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? bougonne Lupicin.

Plus étrange encore, le conteneur n’est pas verrouillé. Alors il l’ouvre d’un geste rageur en faisant pivoter les tringles, histoire d’en avoir le cœur net. Le double battant baille dans un braillement rouillé, le volume est sombre, il pénètre à l’intérieur sans bien savoir pourquoi — quand une rafale lui rabat les portes. Le noir tombe aussitôt, plein et parfait. Secoué par la trouille, Lupicin palpe frénétiquement les poches de son blouson fatigué : le portable est resté dans le camion ! Tant bien que mal, il recule, le souffle court, son brodequin percute un objet qui valdingue dans un tohu-bohu métallique. Il se fige. Au sol, l’objet projette un long ovale de lumière blanche et éclaire, au bout, la porte du container.

Lupicin se baisse et prend en main ce qui ressemble furieusement à une lampe-torche, n’était-ce son poids, qui est anormalement lourd pour un si petit objet, et son manche qui semble se thermoformer au contact de sa paume et rappellerait, pour un geek, une vague épée-laser. Surtout, dès qu’il serre l’objet, la lumière s’intensifie, elle en devient presque dense, concrète, neigeuse ; il a ce sentiment qu’il pourrait la toucher. Devant lui, la porte du container encaisse soudain un flux stroboscopique. La lumière s’adoucit à nouveau, son cône dessinant un joli cercle sur la paroi de métal et Lupicin se prend son troisième choc en moins de vingt-quatre heures. Sans doute le plus violent. Car ce qu’il voit pendant quinze secondes, c’est le métal de la porte rouiller à une vitesse hallucinante avant de partir en dentelle brune et en copeaux.

Il ressort, plus stupéfié que paniqué, en enjambant le cercle parfait découpé dans la tôle, saute de la plate-forme et court se resservir un café. Dans la cahute, il y a trois collègues brisés de cinquante-cinq ans, comme lui, qui déblatèrent sur Gogol, l’expérience sacrifiée, les algorithmes et la grève générale. Lupicin hoche la tête, absent, et file aux toilettes examiner sa découverte. Sur la lampe, il découvre une bague tactile avec des chiffres qui s’allument quand il la manipule — 1, 5, 8, 24 — ça va jusqu’à cent. Le manche est maintenant parfaitement adapté à sa poigne et lorsqu’il prend l’objet avec deux doigts, il peut lire tout autour du cylindre « Demain… commence… aujourd’hui ». Fichtre !

Sans trop comprendre, il va se laver les mains et, réglant la bague sur 5, pointe le faisceau de la lampe sur le robinet où l’on lit « Aqualys ». Le robinet se met brièvement à fuir puis se transforme en mitigeur. Aqualys devient Aqualians, le logo se modernise. Lupicin effleure la molette et passe à 20 : la vasque s’assouplit et s’allonge, une signature descaliente brille fugitivement, un écran discret, comme intégré dans la résine, apparaît sur le mitigeur qui n’est plus en acier. À 35 affiché sur la bague, le faisceau éclaire un vortex de brume tiède qui tourne entre deux lames courbées — il y plonge une main et la ressort propre et séchée !

Lupicin éclaire maintenant les toilettes, une intuition folle est montée en lui, il est tout à fait réveillé maintenant, et même survolté : lorsqu’il aperçoit le seau de sciure, au cran 10, il n’attend pas la suite des métamorphoses et se précipite dehors pour remonter dans son camion. Là, tandis qu’il vise son tableau de bord, la bague seulement au cran 1, il voit son pare-brise s’opacifier, le volant et les pédales disparaître, l’espace se rétrécir sur lui et se remplir de serveurs, de diodes et de capteurs. Il ne sait plus ce qui est vrai, il ne se sent plus là, il flotte et doit éteindre la lampe pour retrouver l’épaisseur de son corps, de son siège et le moelleux de son volant matelassé.

De retour au mess, Lupicin vote avec ses collègues la grève illimitée et les opérations tortues. Et il rentre chez lui, complètement sonné par l’avalanche de coups de poing qui boxent son cerveau. Est-ce qu’il est en train de craquer ? Le pur burn-out. De passer de l’autre côté ? Qui a pu fabriquer cet objet ? Qui l’a mis dans ce container ? Pourquoi le sien ? Pourquoi lui ? Scotché sur son lit, il ferme et rouvre les yeux, serre l’objet et le relâche, voudrait qu’il disparaisse comme il est venu sauf qu’il est bien là, tiède dans sa main, redoutable. Il n’est pas encore sûr pour la bague mais il pense qu’un cran équivaut à un an. Un an dans le futur. Il se relève pour aller tester le pneu de sa voiture. 20 000 kilomètres par an, 6 millimètres en moins environ. Ça colle. Au cran 2, le pneu est à nouveau neuf…

À midi, lorsque sa femme rentre pour déjeuner en trombe, Lupicin est dans un état d’excitation absolue, d’euphorie saccadée, de déroute. Il n’ose encore rien dire et laisse Célia repartir tandis qu’il met en joue dans sa maison tout ce qui lui vient en tête, comme un magicien auquel on aurait offert un nouveau sort.

Projeté vers le futur, son frigo se couvre d’un écran tactile, la liste des courses y apparaît, les dates de péremption clignotent en rouge… Dans son salon, sa télé s’incurve en arc puis l’écran disparaît pour un mur blanc. Son fauteuil est un trône motorisé, un siège de pilote domestique qui semble tout pouvoir régir. Soumises au cône neigeux de sa torche, ses baies vitrées se teintent aussi, deviennent brièvement des miroirs avant d’afficher l’océan à la place du jardinet où coule la fontaine Hydralians devant la balançoire qui ne sert plus à sa fille de seize ans qu’à fumer des joints.

En visant la porte d’entrée, il voit émerger l’œil triste d’une caméra réversible dedans-dehors, la serrure sept points, les messages automatiques de remerciements pour les invités qui repartent. Dans le garage, le scooter s’efface pour la vision d’un glisseur, le vélo est un totem de rouille privé de roues et la voiture, tragiquement, a disparu. Lupicin a un serrement au cœur. Il espérait entrevoir une Tesla hybride, un bolide fuselé. Mais non. Retraite de merde, songe-t-il, ou écolos à la con. Putain d’avenir !

Lorsqu’il revient dans sa chambre et s’assoit sur son lit, face à son miroir, Lupicin a soudain une idée braque, dangereuse pour sa santé mentale, malsaine aussi, il le sait. Pourtant, il règle, bravache, la bague sur 30 et pointe le faisceau de la torche sur son visage, en le décalant légèrement pour voir le résultat dans la glace. On pourrait presque croire qu’il a un revolver sur la tempe.

– 55 + 30, ça fait 85 ans, mec… On va voir à quoi tu ressembleras quand tu seras un vioque, se motive-t-il.

Il se croyait fort, mais d’un coup, il crève de trouille et ferme les yeux, en panique. Lorsqu’il les rouvre, il n’y a plus de reflet dans le miroir. Il regarde encore, change l’éclairage, se rapproche au cas où… Le miroir est… vide de lui. Il sent sa pomme d’Adam qui bloque et il déglutit. Il a soudain très chaud, puis très froid. En tremblant, il redescend la bague à dix ans, se tient debout, paupières closes, puis ose se regarder en face. « Soixante-cinq ans », murmure-t-il. « Allez, juste quelques rides… »

Le miroir reste désespérément vide.

– Bon Dieu, j’ai même pas dix ans à vivre…

Est-ce la fatigue cumulée, le choc de l’annonce, la sensation de devenir dingue mais Lupicin vacille et s’effondre inconscient sur son lit. La torche encore allumée rebondit sur la moquette et retombe face au miroir, le faisceau pile en face, avec la bague déréglée sur 40. S’auto-éclairant grâce au reflet, la torche mute rapidement, elle rétrécit, se miniaturise puis se ré-étoffe d’année en année, affinant et perfectionnant ses capacités.

Une heure plus tard, le bruit de la porte d’entrée, ouverte à toute volée par sa fille Adèle, réveille Lupicin. Elle hurle dans son smartphone sur son petit ami, comme d’hab’. Lupicin est vaseux, son regard tombe sur ses pieds et découvre une sorte de caméra-fusil complexe, assez volumineuse, qui doit bien faire vingt kilos. Dès qu’il la soulève, une voix androgyne lui glisse :

– Quel mode désirez-vous ?
– Je ne sais pas… Qui êtes-vous ?
– Souhaitez-vous une simple vision du futur ou sa réalisation ?
– Sa… sa réalisation ?
– Fulepp ou éventail ?
– Pardon ?
– Futur le plus probable ou éventail des futurs ?
– Euh… éventail…
– Quelle échéance ?
– Il faut payer ?
– Vous souhaitez un saut de combien d’années dans le futur ?
– Vingt… vingt ans ?
– Je vous laisse maintenant choisir la réalité que vous souhaitez futuriser avec la penvisée…
– La quoi ?
– La visée de pensée. Pensez à une réalité, je vais la matérialiser dans le futur pour vous…

Lupicin entend les pas traînants de sa fille monter l’escalier de bois, le casque rivé aux oreilles, jouant à Candy Crush tout en parlant shit, profs et petits copains. Décontenancé, il a un instant oublié la voix androgyne, un instant il est parti tout là-bas, dans l’avenir, dans le souci incessant que lui donne sa fille, sauvage et cocoonée pourtant, bloquée en pleine crise d’ado, saturée de gadgets, de snaps et de tweets, d’acné et de révolte, de paresse délibérée pour exaspérer son père et d’intelligence gâchée par le monde qu’on lui offre et qui la révulse. Il pense à elle et se demande ce qu’elle sera dans dix ans, dans vingt ans, dans cet univers dirigée par des IA personnalisées et des algorithmes omnipotents — sauf qu’il ne se le dit pas comme ça, il se dit juste : qu’est-ce qu’elle va devenir, nom de Dieu ?

– Papa ? papa ?! entend-il soudain crier, d’une voix qui se noie… Papa, je me sens mal… T’es là ? Viens, j’ai le vertige… Vite !
– Je suis là Adèle !

Venu du palier, la voix de sa fille lui paraît subitement très mûre. Il pose la main sur la poignée de porte de sa chambre, encore flottant, et le temps qu’il l’ouvre, la durée se dilate de façon hyperbolique : le panneau s’efface et, pendant ce qui lui semble durer une éternité, il voit sa fille se métamorphoser le long de vingt fulgurantes années, dans une succession de scènes poignantes.

Il y a d’abord les premières manifs anti-robots, les Nuits Demain, les occupations d’autoroutes. Puis ce FabLab qu’elle bâtit en pleine campagne, le bivouac qui devient un camp, puis un village avec des ateliers, des tiers-lieux, une cantine bio, un pôle numérique, des rires. Il voit Adèle modéliser un meuble, des lampes, des tablettes, un émetteur radio. Des objets élégants sortent de ses mains, elle rayonne au milieu d’une communauté de hackers joyeux qui fabriquent des brightphones libres sans marque, elle sourit devant un cinéma de plein air, dans une ZAD où elle présente un film sur les luttes des camionneurs, son père apparaît à l’écran. La scène se brouille et Lupicin voit maintenant une maison en bois avec un toit végétalisé sur lequel joue un enfant qui lui ressemble. Dans le jardin, Adèle vient poser un bouquet de fleurs sauvages sur une tombe où on lit « Lupicin Cabaud, 1960-2021 ». Un flash encore et le panneau sculpté d’une ville qu’on inaugure — ruban coupé, foule, fête. On lit dessus « Utopôle, Cité Émergente » et dessous, toujours ce mantra « Demain commence aujourd’hui ».

Lupicin parvient enfin sur le palier, Adèle est devant lui : elle a trente-six ans pendant quelques secondes. Les secondes qu’il lui faut pour prendre conscience de ce que sa pensée a fait, empêcher Adèle de réaliser son âge et régler aussitôt le futuriseur sur zéro pour la ramener aussi vite que possible à son état de jeune fille, en priant. Miraculeusement, ça marche… Elle a à nouveau seize ans.

– Trop relou cette beuh ! J’me suis fait un bête de film, wouah…
– Tu vas arrêter tout : la beuh, le shit, les champis, tout. Et te remettre à l’escalade.
– À l’escalade ? T’es hard hé, papa. Ça fait mal au bras. Je suis crevée là. On en reparle demain si tu veux…
– Demain commence aujourd’hui, Adèle…

Adèle dévisage alors son père, les yeux écarquillés, elle retire son casque qui lui échappe des mains et semble se figer dans une réminiscence vertigineuse, un furieux effet de déjà-vu.

– J’aime… bien cette phrase. Tu ne me l’a déjà dite, non ?

Lupicin a un sourire désarmé, magnifique. Il prend sa fille dans ses bras, comme si elle devait disparaître demain.
Il sait maintenant qu’il a cinq ans à vivre, pas un de plus. Mais qu’il les vivra plus intensément que jamais, pour lui transmettre le plus beau de ce qu’il est, de ce qu’il sait.


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Messagede Pïérô » 29 Déc 2017, 01:26

Une nouvelle de Ricardo Flores Magón : le rêve de Pedro

Assis sur le seuil de son humble logis, Pedro, le fier et courageux journalier, pense, pense, pense... Il vient de lire Regeneración qu’un ouvrier mince, nerveux, au regard intelligent lui avait offert la veille alors qu’il rentrait chez lui. Il n’avait jamais lu ce journal, même s’il en avait entendu parler, parfois avec mépris ou colère, d’autres fois avec enthousiasme.

Assis sur le seuil de la porte, Pedro pense, pense, pense... Dans son crâne, il retourne - jusqu’à ressentir un malaise physique - cette question : comment serait-il possible de vivre sans gouvernement ?

Pedro peut tout accepter, tout, sauf que l’on puisse vivre sans gouvernement. Et, comme la tête lui brûle, il se met à marcher sans but tandis que dans son crâne rôde la même question torturante : comment serait-il possible de vivre sans gouvernement ?
Il est huit heures du matin. C’est le dernier jour du mois d’avril. Les roses ouvrent leurs pétales afin que le soleil y dépose un baiser. Les poules affairées grattent le sol à la recherche de vers tandis que les coqs, galants, déploient élégamment leurs ailes, les incitant à l’amour.

Pedro marche, marche… Les palmiers bercent leurs panaches sous le ciel lumineux. Les hirondelles charrient de la boue pour fabriquer leurs nids. Pedro se retrouve en plein champ. Les troupeaux paissent tranquillement sans avoir besoin d’un gendarme qui les roue de coups. Les lièvres jouent sans avoir besoin de législateurs pour les rendre heureux au moyen de lois. Les moineaux jouissent de la joie de vivre sans qu’il y en ait un, parmi eux, qui dise : « c’est moi qui commande ; obéissez-moi ! ».

Pedro se sent libéré d’un grand poids : « oui ; oui, il est possible de vivre sans gouvernement ».

Le spectacle de la vie animale lui a donné la réponse et la question a cessé de cahoter entre les parois de son crâne. Ces troupeaux qu’il a sous les yeux n’ont pas besoin de gouvernement pour pouvoir vivre. Comme la propriété privée n’existe pas chez eux, ils n’ont besoin de personne pour protéger cette propriété des attaques de ceux qui ne possèdent rien. Ils possèdent en commun la belle prairie et l’eau cristalline et, quand le soleil lance ses rayons avec furie, ils partagent en commun l’ombre que projettent les arbres. Sans gouvernement, ces dignes animaux ne s’entretuent pas, n’ont pas besoin de juges, ni de surveillants, ni de bourreaux, ni de sbires. Comme la propriété privée n’existe pas chez eux, il n’y a pas cette compétition épouvantable, cette guerre cruelle d’une classe contre une autre, d’un individu contre un autre qui affaiblit le sentiment de solidarité, si puissant entre les animaux d’une même espèce.

Pedro respire à pleins poumons. Un vaste horizon s’ouvre devant lui alors que s’écroule sous ses yeux le noir échafaudage de préoccupations, de préjugés, d’atavismes que la société bourgeoise prend soin de fomenter pour continuer à exister. On lui avait appris qu’il était indispensable qu’il y ait des maîtres et des serviteurs, des riches et des pauvres, des gouvernants et des gouvernés. Maintenant, il comprend tout : ceux qui ont intérêt au maintien du système politique, économique et social actuel sont les mêmes qui s’efforcent d’enseigner que doit exister l’inégalité politique, économique et sociale entre les êtres humains.

Pedro pense, pense, pense... Les coyotes, les loups, les canards, les chevaux sauvages, les buffles, les éléphants, les fourmis, les moineaux, les hirondelles, les colombes et presque tous les animaux vivent en société et cette société est fondée sur une solidarité pratiquée à un niveau que la pauvre espèce humaine n’a pas encore atteint malgré les progrès de la science. Tout cela à cause de cette véritable disgrâce humaine qu’est le droit de propriété individuelle qui permet aux plus forts, aux plus intelligents, aux plus méchants d’accaparer à leur profit exclusif les sources naturelles de richesses et les produits du travail humain, laissant les autres sans participation à l’héritage social, assujettis à travailler pour une bouchée de pain alors qu’ils ont le droit de prendre tout ce dont ils ont besoin.

Le soleil de midi tombe comme du plomb et Pedro se réfugie à l’ombre d’un arbre, endormi. Les insectes virevoltent autour de lui, comme des joyaux échappés des boutiques, impatients de briller au soleil.

Pedro dort et rêve. Il se rêve dans un champ immense, où des milliers de compagnons travaillent la terre pendant que de leurs gorges s’échappent les notes triomphales d’un hymne au Travail et à la Liberté. Jamais aucun musicien n’avait conçu de mélodie pareille. Et pour cause : personne, jusqu’à présent, ne s’était senti libre et heureux de vivre ! Pedro travaille et chante comme les autres et, au bout de deux heures qui sont passées comme des secondes, lui et tous ces joyeux travailleurs se mettent en route vers le village où, entourées de petits jardins, sourient de belles maisonnettes dans lesquelles rien ne manque pour rendre la vie agréable et belle. Toutes ont l’eau courante chaude et froide, des lampes électriques, des radiateurs, des baignoires, des lavabos, des meubles confortables, des rideaux, des tapis, un piano, une réserve pleine de provisions. Pedro, comme les autres, a sa maison et connaît le bonheur avec sa compagne et ses enfants. Plus personne ne travaille pour un salaire. Tous sont propriétaires de tout. Ceux qui aiment les travaux agricoles se rassemblent et travaillent dans les champs. Ceux qui préfèrent les travaux industriels s’unissent comme leurs frères des champs. Toutes les industries se mettent d’accord pour produire selon les besoins de la communauté, les produits étant stockés dans un vaste magasin auquel toute cette population laborieuse a libre accès. Chacun prend ce dont il a besoin car tout y est en abondance. Dans les rues, on ne voit plus de mendiants ni de prostituées car les besoins de tous sont satisfaits. Les vieux ne travaillent plus car ils ont travaillé quand ils étaient aptes à le faire. Maintenant, ils vivent tranquillement du travail des plus forts, attendant une mort paisible, entourés d’une affection sincère. Les invalides jouissent des mêmes privilèges que les anciens.

Pour parvenir à ce résultat, les habitants de la région commencèrent par refuser toute autorité, en même temps qu’ils déclarèrent propriété commune la terre et l’appareil de production. Les travailleurs de chaque industrie se réunirent pour discuter de la manière de mener à bien la production, s’appuyant sur les statistiques des ressources qu’il y avait dans les magasins de la bourgeoise et qui étaient dorénavant à la disposition de tous dans un vaste entrepôt.

Beaucoup d’industries inutiles furent supprimées puisqu’il n’était plus question de spéculer et les bras qui les faisaient tourner, comme ceux des gendarmes, des soldats, des employés d’officines publiques ou privées allégèrent le poids qui pesait auparavant sur ceux des ouvriers. Il n’y avait plus aucune sorte de parasites car tous les habitants étaient à la fois producteurs et surveillants, travailleurs et propriétaires. Pourquoi aurait-on besoin d’un gouvernement ? Quel besoin auraient eu ces gens de se détrousser alors que tous se sentaient propriétaires ? Ici, personne ne pouvait être plus qu’un autre. Chacun produisait selon ses forces et selon son intelligence et chacun consommait selon ses besoins. Pourquoi aurait-on eu besoin d’accaparer ? Cela aurait été une tâche stupide.

Pedro se sent heureux et sourit dans son sommeil. Les papillons passent auprès de lui comme s’ils faisaient partie de son rêve...

Soudain, Pedro ressent une douleur violente à la tête et se réveille en sursaut. C’est un gendarme, un représentant de Dame Autorité, sans laquelle les gens craintifs croient que l’on ne peut pas vivre. Le sbire vient de réveiller d’un coup de pied dans la tête le digne et courageux journalier. Il lui ordonne despotiquement d’aller dormir chez lui, sans quoi il l’emprisonnerait pour vagabondage. Vagabondage ! Alors que, la veille, le patron lui avait dit qu’il n’aurait pas de travail pendant deux jours !

Pedro s’étouffe d’indignation ; il tourne le dos au sbire et s’en va. Sur son visage se reflète une résolution suprême. Il arrive chez lui, embrasse ses enfants et - tout ému - prend congé de sa compagne avant de se mettre en marche vers les lieux où les braves se battent au cri de : Terre et Liberté !

Ricardo Flores Magón : El sueño de Pedro (Regeneración Numéro 88 du 4 mai 1912).

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gia


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Messagede bipbip » 11 Aoû 2018, 19:10

Le beau boulot de faire passer

Ils étaient passés, encore passants, Tarifa, Cordoue, Madrid et Barcelone. Bilbao, Irun puis Bayonne, nous pensions que nous les verrions plus nombreux et nous ne nous trompions pas, à l’été 2017. En 2018, au mois d’août, l'Espagne enregistre le plus d'arrivées. Devant l’Italie. Devant la Grèce et ses accords turcs.

Fin d’été 2017. Nous venions d’un découragement croissant et pensions : si nous regardions moins les modes de communication et les législations mais de plus près les quelques personnes passant par ici, si nous considérions nos passants, si nous nous préparions aux passages que nous imaginions par ici (il ne fallait pas être sorciers) plus nombreux (nous savions les accords turcs et les folies libyennes) ?

On les entendait, les passants de Gibraltar, les nouveaux de Ceuta et Melilla qui se déchiraient les avant-bras sur les grillages avant de renoncer à passer par là, on les rencontrait, les petits qui prenaient à Tanger ou Nador les bateaux gonflables qu’ils appelaient zodiacs, n’en étaient pas, les passants de Gao, du nord Mali, les kidnappés, les torturés, les gamins venus de Guinée, du Mali, les mendiants du Maroc, les passants travailleurs d’Algérie, les connaisseurs de désert, les experts en forêts, les esquiveurs de fossés, on les rencontrait et les écoutait, ils s'engageaient sur les routes d’Espagne, ils étaient passés, encore passants, Tarifa, Cordoue, Madrid et Barcelone. Bilbao, Irun puis Bayonne, nous pensions que nous les verrions plus nombreux et nous ne nous trompions pas, à l’été 2017.

En 2018, au mois d’août, l'Espagne enregistre le plus d'arrivées. Devant l’Italie. Devant la Grèce et ses accords turcs.

Nous ne nous trompions pas. Nous le savions : à ce genre de boulot, nous serions, même nombreux, toujours dépassés car nous n’avions que peu de temps, quelques lits, trois idées. Nous ne pouvions qu’être dépassés, le dépassement était même la condition pour ne suivre que distraitement ce qu’allait faire une nouvelle loi, encore, à la criminalisation des passants et des passages, aux étouffements, le dépassement était même le prix à payer pour un peu moins étouffer. Nous regardions à nos pieds, nous regardions les lits jusque-là vides de nos maisons.
Des petits y dormiraient, des moins petits y passeraient.

Eté 2018.
Dire à ce gamin : reste sur la plage, à Hendaye, mêle-toi aux touristes.
Nos réseaux d’été (maisons, hôtels), dépassés ?
On dirait.
Voici : un billet de train, un peu de forfait.
Attends sur la plage.
Ne prends pas les bus.
On n’est pas un département sûr.
Pas d’idée pour l’asile avec empreintes enregistrées.

Toi, tu dis Nantes. Toi, Paris. Toi tu as des idées. Des idées de passages, des noms qui font suite à d’autres noms qui sont passés. On suit ton idée et les noms que tu donnes, on fait suivre, on donne à tes idées et tes noms la suite d’autres idées et d’autres noms, on fait passer.
C’est très concret, ce qu’on fait, quand on est dépassés comme on est.
On fait passer.

Nous sommes passeurs d’ami.e.s. Pour donner une idée vraie, je dis les noms presque en vrai. Marta rencontre O. O a Nantes en vue, c’est le jour même où le square Daviais est démantelé. Marta appelle Y et appelle Bernard. O passe cinq jours chez Y. Dimanche, Bernard rentre de vacances, il a une chambre. On est, O, Y, et Marta, et Bernard, une bande, manus, dirait Virgile, une main, on fait passer les chambres, on fait passer les nuits. Ce qu’on fait, faisant passer numéros de téléphone et prénoms, de main en main et d’ami.e en ami.e : on s’ouvre un monde, on l’ouvre sans force, avec l’aide et la clef des mots de passe et de villes ami.es, Marta, Bernard, Y, O. Ce n’est pas que ça vaut tout le reste, ce n’est pas que ça vaut mieux que tout le reste, on ouvre à l’incomptable, à l’incalculable, on ne peut rien faire alors on fait le peu qui reste. Pensant
à ce que disent les gamins de leurs copains qui sont tombés, tentant de passer, dans les sables ou les flots : ceux qui tombent sont autant de sacrifiés pour nous qui sommes passés.
Nous sommes une bande, une main, manus, nous passons sans compter, nous passons sans nommer.
En bande, en main, nous faisons passer ceux qui sont arrivés, nom après nom.
Nous sommes passeurs de noms et d’ami.es.

Nous sommes passeurs d’ami.es, passeurs de ville en ville amie. De Bayonne à Nantes, à Bordeaux, Orléans, Poitiers, Reims, Laval, Paris, Grenoble, Annecy.
Passeurs de pays en pays, je vous entends déjà.
D’Irun à Hendaye par le pont Santiago, je vous entends déjà.
Ou ne vous entends pas.
On disait : si au moins à quelques mois des élections européennes on pouvait revendiquer la possibilité de passer d’un pays Schengen à un pays Schengen.
De pays à pays Schengen, passant le pont qui les sépare.
Ou la vallée.
Ou le sommet.
Si au moins on ne restait pas empêtrés dans les filets Dublin.
Passeurs de pays Schengen en pays Schengen ? Je vous entends déjà.
Ou ne vous entends pas.

On imaginait des passages à vélo par les airs ascendants.
On imaginait d’incalculables passages par les airs ascendants.

Ces gamins, dans le foyer où ils ont échoué, corps les premiers, puis les papiers, tirent un mois, deux mois, tout est à compter, tout est affreusement à compter, calculer, expertiser. Trois mois. Huit, pour toi, qui n’as pas très envie de parler. Quand tu étais à Labbé, Guinée, fuyant les vieux pourris de ton pays, tu disais que mieux valaient les prisons d’Europe que la liberté au pays, inversant ce que Sékou Touré disait du temps de ton arrière grand-père au général de Gaulle. Tu te vantais. Tu n’avais pas très envie, en fait, de vivre prisonnier. Il n’en avait jamais été question. Dans ce foyer on t’a donné un siège, un lit, un plateau repas d’hôpital, le département se débrouillait comme ça. C’est pas comme s’il n’y avait pas de cuisine dans ce nouveau foyer où tu es arrivé avec les autres après le suicide d’un gamin dans le premier. Une cuisine, et pas le droit de cuisiner.

Ce gamin, dans le premier foyer, ce gamin qui a sauté : il avait comme toi passé la mer, il avait eu beau vanter les prisons de l’Europe, il n’avait jamais eu l’intention d’y rester prisonnier, coincé entre télé et plateau d’hôpital. Du haut de sa prison d’Europe, son foyer d’attente, corps et papiers, il a sauté.

Enfant, quand on a comme toi jusque là tout décidé, quand on a jusque là pris les airs ascendants et toutes les libertés, comment attendre enfoncé dans un siège de foyer sans foyer le plateau sans goût de l’hôpital et suivre des journées qui n’en finissent pas de ne pas commencer ? Un jour, un jour au réveil, tout est comme le plateau repas de l’hôpital, inodore, incolore, et en toi seul, ce jour-là, tu ne peux rien trouver, tu fais tout pour remplir le creux sans fond, baskets et tee-shirts de marque, baskets et tee-shirts de marque vont bientôt te dégoûter, il te faut puiser la colère, la colère peut plus et plus longtemps, tu cries que tu ne veux pas parler et quand tu parleras tu diras : merci bien, ne me proposez pas une après midi au lac, à quoi me sert de voir des gens sympas qui ont leur avenir alors que moi je n’en ai pas, moi qui suis assis enfoncé dans le plateau sans goût de l’hôpital ?

Enfant, quand on a comme toi tout décidé, quand on se retrouve coincé, deux plateaux repas par jour, sans placement, en attente du juge et d’expertise des papiers, dans le foyer sans foyer, enfoncé dans le siège ou le tombeau ou l’hôpital, quand le département te dévore le temps, tu avais 16 ans tu en as 17, pas d’école, toujours pas, pas de formation, tu dis : en CAP ne me dis pas qu’il n’y a pas de place, on ne m'a jamais envoyé au CIO, enfant quand on a comme toi jusque là tout décidé, est-ce que ce n’est pas le moment, ce moment de sombrer, est-ce que ce n’est pas le bon moment pour t’arracher ?
Tu dis : prendre mes cliques et mes claques.
Mes cliques et claques n'ont pas d'avenir, tu dis.

Ils auraient réussi ce qu’Alpha Condé n’a pas pu ?
A Mamou, Pita, Bamako, Gao, Oran et Nador tu le savais, tu faisais l’avenir. Tu étais l'avenir. Celui qui pousse dans les airs ascendants, celui qui fait passer, d’ami.e en ami.e, de bande en bande, de ville en ville et d’idée en idée.

Marie Cosnay


https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay ... ire-passer
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