Science fiction et alternative

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Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 28 Avr 2016, 12:44

Lyon, samedi 30 avril 2016

Science fiction et anarchie, rencontre avec Alain Damasio

Qu’est ce que la science fiction peut apporter aux libertaires ? Qu’est ce que les libertaires peuvent apporter à la science fiction ?

à 15h, La Gryffe, Librairie libertaire, 5 rue Sébastien Gryphe Lyon 7e.

Rencontre/débat avec Alain Damasio, auteur, entre autres, de La Zone du dehors (Ed. Cylibris, 1999, prix Utopiales 2007) et de La Horde du Contrevent (Ed. La Volte, 2004 et 2007, Grand prix de l’Imaginaire 2006). Pour Alain Damasio la « science fiction » reste un outil critique indispensable pour décrypter le présent et son obsession mortifère pour la technologie. Préoccupé par le développement d’une société de contrôle, Damasio est également engagé dans de nombreux projets (édition, création numérique, scénario de BD ou de jeux vidéo, créations sonores, …). Qu’est ce que la « science fiction » peut apporter aux libertaires ?

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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 06 Déc 2016, 01:56

Toulouse jeudi 8 décembre 2016

Rencontre avec Karim Berrouka (Ludwig von 88)

Nous avons le grand plaisir de vous annoncer la venue de Karim Berrouka, chanteur et parolier du groupe alternativo-punko-rigolo Ludwig von 88 pour une rencontre suivie d'une séance de dédicace le jeudi 8 décembre de 18h00 à 20h00 au magasin Gibert Joseph Musique, 22 rue des Lois 31000 Toulouse.

Karim Berrouka viendra nous présenter et signer son dernier roman, le jouissif Club des punks contre l'apocalypse zombie, paru en mai dernier aux éditions ActuSF/Les 3 Souhaits, au son d'une playlist de son cru.

Le sieur Berrouka a profité des plus de quinze années de mise en sommeil du groupe pour se tourner vers la littérature en tant qu'auteur de nouvelles puis de romans, orientés vers le fantastique et la science-fiction.

Il s'agit donc ici d'un roman post-apocalyptique : le pays n'est plus que destruction et râles de zombies, quelques survivants s'organisent, en particuliers les habitants d'un squat parisien, le Collectif du 25. Cette poignée de punks et de rebelles anars et altermondialistes se dit que ça pourrait bien être l'occasion de créer une société meilleure sur les ruines de l'ancienne et que, pour commencer, faire flotter le drapeau noir sur la tour Eiffel, ce serait pas mal... et c'est parti !

Karim Berrouka nous offre un roman extrêmement drôle et, sous ses airs de franche rigolade bourrée (à la bière) d'humour bien bourrin et de références musicales ad hoc, tout en respectant les codes du genre, cette lutte finale d'anthologie en dit aussi beaucoup sur notre époque et sur ce que nous faisons (ou pas) de nos vies.

Pour en savoir plus sur Karim Berrouka : http://www.facebook.com/berrouka

Et sur son roman : http://www.editions-actusf.fr/karim-berrouka/club-punks

http://www.gibertjoseph.com/magasins/toulouse.html
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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 07 Avr 2017, 16:44

[Nouvelle] Demain l’usine

Aujourd’hui nous faisons le choix de publier une œuvre de fiction, qui nous semble avoir quelque chose à dire sur la période que nous vivons. Demain l’usine est une nouvelle extraite de Yama Loka Terminus – dernières nouvelles de Yirminadingrad , de Léo Henry & Jacques Mucchielli, paru à L’Altiplano[1] en juin 2008.

Ils ont décidé d’augmenter les cadences et tu vas encore fêter Yom Kippour à Noël.

Ils vont augmenter les cadences et tu es déjà tellement fatiguée.

Ils augmentent les cadences et ça te met en colère.

Tu ne croyais pas pouvoir encore te mettre en colère. Tu pensais que vingt-neuf ans d’usine, presque trente ans mon Dieu, avaient tué en toi toute capacité d’indignation. Tu avais fini par penser que tu étais devenue comme ta machine, dure et froide, que plus rien ne pouvait te toucher. Et tu avais cru que, quelque part, c’était ça la paix : ne plus rien éprouver que la fatigue et la honte. Que tu pouvais ne plus rien ressentir.

Alors c’est une surprise, la colère, et peut-être que cela veut dire que tu es encore une femme, que tu es encore vivante, que tu n’es pas tout à fait vaincue.

Tu ne te regardes pas dans le miroir sale des vestiaires, traversé par une fêlure, que personne n’a pris la peine de remplacer, et tu te parles à toi-même. Tu te répètes les mots de la nouvelle directive, clouée sur le tableau d’information : le contrôle de production a découvert que l’atelier B travaillait plus vite que l’atelier A. En conséquence, les salariés de l’atelier A travailleront un samedi par mois, par roulement, à dater de cette semaine.

Suivait la liste des ouvriers convoqués ce samedi. Suivait ton nom.

L’usine ne produit plus rien depuis près de quinze ans. À l’embauche, pour ton seizième anniversaire, on t’a dit que tu avais de la chance, qu’il y aurait toujours besoin de ce que vous fabriquiez, que tu aurais toujours du travail.

Ils ne se trompaient qu’à moitié.

Quand les nouvelles machines ont été inventées et qu’on s’est rendu compte qu’il coûterait moins cher de construire une nouvelle usine que de modifier celle-ci, qu’il était plus rentable d’engager d’autres ouvriers, plus jeunes, que de former les salariés actuels, la compagnie a décidé de vous foutre à la porte. Il y a eu quelques heures chaudes et rouges où vous teniez l’usine et où vous menaciez de tout faire sauter. Quelques heures de liberté et de colère.

Puis, le gouvernement a agi : on ne pouvait vous mettre à la rue comme ça, il fallait prendre en compte la dimension humaine du problème. Alors un accord a été trouvé : en échange d’une exonération de charges sur les salaires des ouvriers de la nouvelle usine, la compagnie renonçait à fermer la vôtre et le gouvernement s’engageait à continuer à verser vos salaires, sans même les réduire.

Ils en ont profité pour rendre la gestion de l’usine plus démocratique : comme il n’y avait plus besoin de cadres, de commerciaux ou de comptables – qui eux avaient été embauchés sur le nouveau site – un comité de pilotage composé d’élus du conseil municipal avait été nommé pour gérer l’usine. Une de leurs premières mesures a été de répartir les vacances par tirage au sort, pour éviter le favoritisme et le communautarisme. Ils ont augmenté le salaire des délégués syndicaux. Et ils vous ont laissé les contremaîtres, les agents de maîtrise et tous les autres petits chefs.

Depuis quinze ans, l’usine tourne à vide et ne produit plus rien. Depuis quinze ans, tu te rends chaque matin au travail pour rien.

Tu te tues lentement, pour rien.

L’expérience a été un succès. Comme il restait un peu de matière première pour que les machines ne tournent pas à vide, et que les panneaux solaires produisaient suffisamment d’électricité pour les faire fonctionner, ils ont engagé des chômeurs non réinsérables pour créer l’atelier B. Chaque jour on y démonte ce que vous montez, on désassemble ce que vous assemblez, on retransforme le produit fini en matière première. Pour que demain soit un autre jour. Le même que le précédent, encore et encore et encore et encore.

Naturellement, certains n’ont pas supporté. À la pression physique du travail venait s’ajouter l’humiliation d’être inutiles, de ne servir à rien d’autre qu’à faire baisser les statistiques. Les plus vieux ouvriers, ceux qui tiraient encore une certaine fierté de leur condition, ont eu le plus de mal à s’adapter. Puis les salaires n’ont plus jamais augmenté, vous avez fini par coûter moins chers que des chômeurs. Mais comme le nouveau contrat que vous aviez signé vous interdisait de toucher toute allocation chômage, comme il résiliait votre bail en cas de démission ou de licenciement, la plupart sont restés à leurs postes, accrochés à la sécurité de l’emploi comme le lierre à certaines tombes négligées. Il y a eu étonnamment peu de désistements. Ceux qui ont fini par partir, ceux qui ont fini par succomber à un accident du travail, à la maladie, au suicide, ont été remplacés par un autre membre anonyme de l’armée toujours plus vaste des inutilisés.

Alors, depuis quinze ans, tu meurs lentement, jour après jour, liée à ta machine comme à un amant haï que tu ne pourrais pas quitter. Tu as tout accepté. L’absence d’augmentation, le regard des autres, la solitude et la peur. Tu t’es faite à l’idée de ne rien produire, de ne servir à rien, d’être superflue, parasite. Tu as fini par te dire que cette mascarade valait mieux que rien, que tu avais effectivement de la chance. Tu as fini par cesser de haïr ceux qui détruisaient tous les jours ce que tu construisais, par comprendre qu’ils subissaient un sort pareil au tien. Que monter ou démonter était au fond la même chose, les deux faces de la même pièce, un couple parfait.

Et, aujourd’hui, ils augmentent les cadences.

[La suite est ci-dessous, elle est aussi disponible en brochure en suivant ce lien. ]



L’atelier B démonte plus vite que vous ne montez. Le néant et le vide ne progressent pas de manière assez efficace. L’absurde ne fonctionne pas à plein régime. Tu pourrais en rire si tu savais encore le faire. Mais tu as arrêté de sourire il y a bien longtemps, avant même que l’usine ne devienne ce qu’elle est. Aujourd’hui, tu es vide et tu ne te regardes pas dans les miroirs. Tu ne dis plus jamais je, tu parles à peine, et ta haine s’est tournée vers ton propre corps, dont la souffrance est la seule preuve de ton existence, la seule chose qui t’empêche de croire que le vide s’est enfin emparé de toi.

À la cantine, il n’y a pratiquement personne de l’atelier B. Seuls les Noirs sont venus, tous ensembles, comme de coutume, et se sont installés à leur table habituelle sans rien laisser paraître. Les conversations deviennent murmures et tu sens la haine se cristalliser autour d’eux. Tu sens que tu fais partie de cette haine.

Ils mangent en parlant bruyamment, comme d’habitude, avec leurs doigts, souriant la bouche pleine. Tu laisses la haine te caresser et tu te rappelles ces regards vers ce corps que tu détestes, qu’ils ont parfois quand tu passes devant eux, leurs rires incompréhensibles en sortant de l’usine, sacrilèges comme au sortir d’un cimetière, l’odeur écœurante de leur peau sombre.

Puis, la sirène indiquant la reprise du travail résonne et la haine se laisse emporter par la frustration.

Il faut deux secondes pour vérifier une tigelle. Chaque tigelle est rouge et mesure exactement trois fois sept centimètres. À main gauche, il y a un casier avec les tiges non vérifiées. À main droite, les casiers faisant l’aller-retour jusqu’au poste de travail suivant, où tu déposes celles dont le diamètre est conforme aux spécifications, et le casier où tu déposes celles pour lesquelles tu découvres un vice de fabrication les rendant impropres au montage. En huit heures de travail tu peux vérifier – si ton rythme ne baisse pas, si la machine ne se coince pas, si le désespoir ne ralentit pas ton efficacité – exactement quatorze mille quatre cent quarante tigelles. Soixante-douze mille par semaine. Trente-quatre millions trois cent quarante-quatre mille par an.

La procédure est simple. De ta main gauche tu en enfonces une dans l’orifice prévu à cet effet, de la main droite tu abaisses le levier de contrôle. Si la tige n’a pas de défaut le voyant s’allume en vert, sinon il s’allume en rouge. Il y a soixante-douze tiges qui ont un défaut. Chaque soir, elles sont vérifiées et mélangées par un contremaître, pour être sûr que tu ne les marques pas.

Il y a quelques années encore, tu espérais chaque jour les trouver le plus rapidement possible. Comme ça tu étais sûre que les autres étaient conformes, tu pouvais ralentir le rythme et glisser tes tiges sans les vérifier dans leur casier quand un agent de maîtrise ne rôdait pas dans les parages. Tu rentrais chez toi en te disant : aujourd’hui, j’ai eu de la chance. Mais, à présent, il ne t’arrive plus d’espérer.

L’orifice de vérification s’ouvre à douze centimètres au-dessus de ton plan de travail, ce qui veut dire que pour enfoncer la tige ton épaule se lève, ton coude se plie vers l’extérieur et ton poignet vers le bas et la gauche. Le voyant de contrôle est à cinquante centimètres de la table, ce qui veut dire que, après avoir enfoncé chaque tige, tu dois lever les yeux et le visage. Pour abaisser le levier, tu dois tendre le bras droit au-dessus de ta tête et tirer : pour ne pas perdre de temps, tu ne dois jamais lâcher le levier. Tu dois maintenir le levier baissé jusqu’à la fin de l’opération pour que ton bras gauche puisse passer par-dessus le droit et déposer sa tigelle dans le casier adéquat. La fatigue, au bout de huit heures de travail, s’empare de toi des pieds à la tête. La douleur, quant à elle, se concentre dans le coude et le poignet gauche, le biceps droit, le dos et la nuque.

Ce soir, le syndicat distribue des tracts à la sortie de l’usine. Ils intentent un procès à la ville pour casser la décision du comité de pilotage. Ils vous enjoignent au courage. Deux ouvriers les prennent à parti, leur disent qu’il faut faire une assemblée générale, organiser une grève. Les syndicalistes répondent qu’il faut rester calmes, ne pas céder à la provocation, laisser le syndicat régler le problème. La conversation s’envenime : les ouvriers traitent les syndicalistes de jaunes, de cogestionnaires, de réformistes. Eux se font traiter de gauchistes, d’agents provocateurs, de flics.

Tu descends lentement vers le sud du quartier en évitant le regard des gens. Tu sais qu’ils peuvent voir d’où tu viens, tu sais ce qu’ils pensent de l’usine, de ce que vous faites. Ils se tiennent sous les porches des basses maisons d’argile ocre et te regardent passer. Les jeunes en cuir, aux cheveux colorés et aux visages tatoués, qui jouent aux dés dans les escaliers en riant, se taisent à ton approche et tu sers ton sac à main contre ton flanc. Les trois types de la mafia corse qui boivent du pastis sur une table de jardin dressée sur une des petites terrasses qui bordent les rues à degrés te saluent. Tu ne réponds pas.

C’était le quartier tatar, avant l’implantation de l’usine. L’architecte qui l’a construit était persuadé qu’ils vivaient traditionnellement dans des maisons de boue séchée. Et puis, il y a eu la première pandémie de sclérose informationnelle et les immigrés ont été déplacés hors des limites de la ville. On a installé les machines dans l’ancien temple et logé à bas prix les ouvriers dans les maisons abandonnées.

La jeune bourgeoisie branchée de Yirminadingrad s’est jetée sur le quartier qu’elle trouvait si pittoresque : les rues en escalier grimpant la colline, jusqu’à une usine qui ne ressemblait pas à une usine, étaient terriblement originales. L’idée de vivre à côté d’ouvriers flattait leur conscience de gauche. Le prix des locations leur permettait de se payer un groupe de maisons avec leurs petits jardins pour une bouchée de pain. Pendant quelques années, les bars à la mode et les fêtes de quartier conviviales se sont multipliées.

Puis, l’usine a changé, la ville a ouvert une déchetterie au sud et les jeunes couples riches ont commencé à se plaindre de l’humidité, de la mauvaise ambiance, de l’hostilité du voisinage. En moins d’un an, le quartier est redevenu pratiquement désert. Progressivement, il s’est peuplé de marginaux et de délinquants, puis la mafia a fait son apparition quand elle a saisi l’occasion de mettre la main sur la déchetterie.

Ton mari disait toujours qu’il préférait encore les mafieux aux bourgeois. Il parlait comme à des égaux aux petits voyous qui squattaient la maison d’en face. C’était un homme sans préjugés. Il n’avait pas peur. Tu pensais qu’il n’aurait jamais peur de rien.

Quand il a eu sa maladie, il a poursuivi en justice l’usine dans laquelle il travaillait pour obtenir une pension, pour qu’ils reconnaissent que c’était une conséquence du travail. Il était plein d’énergie, toujours souriant, toujours combatif. Au bout de cinq ans, il a perdu définitivement le procès et les symptômes se sont déchaînés. Il a perdu du poids, il a perdu ses cheveux, il a perdu toute dignité. Il ne faisait que parler de lui, de sa maladie, de ses souffrances, sans aucune pudeur.

Il ne t’épargnait aucun détail de son état – tu savais quand il n’avait pas pu se lever pour aller uriner et s’était fait dessus, de quelle couleur étaient ses vomissements matinaux, à quelle heure il avait cru que c’était la fin. Il ne se plaignait pas mais gémissait à chacun de ses gestes, se réjouissait par avance de sa mort prochaine. Et, surtout, il passait son temps à te remercier et à s’excuser. À la fin, tu le détestais. Et tu te détestais toi-même, parce que tu souhaitais sa mort. Il ne lui a fallu que six mois pour partir et, ce jour-là, tu as pleuré pour la dernière fois de ta vie.

Le lendemain c’est samedi et tu hésites à te lever. Tu te dis que c’en est trop, que tu as atteint tes limites, que tu ne peux pas en supporter davantage. Tu te dis que tu n’es même pas concernée, que ta machine tourne sans le soutien de l’atelier B, qu’il est injuste que tu doives travailler plus. Mais tu te lèves quand même, tu te laves dans la pénombre de l’aurore, sans allumer la lumière, tu bois un thé noir et tu montes jusqu’à l’usine, les yeux tournés vers le sol.

Comme tu ne regardes pas devant toi, il faut que tu arrives très près de l’entrée avant de te rendre compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Sous l’aube sale qui se répand dans un ciel presque aussi gris que les murs de l’usine, il y a un attroupement. Des ouvriers discutent autour d’un brasero, visages fermés, sérieux, calmes. Ils arrêtent ceux qui arrivent et leur parlent à voix basse. Des agents de maîtrise gesticulent un peu partout, criant sur les ouvriers rassemblés, menaçant, raisonnant.

Quand tu arrives près des portes il y a Devika, la fille de l’ébarbage, qui te dit :
– Ne rentre pas, pas aujourd’hui. Ne les laisse pas nous faire ça, nous prendre la dignité qui nous reste.

Toute la maîtrise est devant l’usine, même ceux qui ne devaient pas travailler aujourd’hui. Il y a une expression de peur sur leurs traits. Ça te fait presque plaisir.

Mais tu baisses les yeux à nouveau, tu rentres ta tête dans tes épaules et tu pénètres dans l’usine.

À la cantine, il y a peu de monde, mais tu n’arrives pas à te faire une idée du nombre d’ouvriers qui sont restés à la porte ce matin. Tu n’arrives pas à manger et tu attends, les yeux fermés, le signal de la reprise du travail. Puis, l’après-midi passe, lentement.

Le dimanche, tu le passes chez ta mère. Elle ne dit rien, ne te reproche rien, même si tu as travaillé le jour de shabbat, mais ses gestes sont nerveux, imprécis, heurtés. Tu pars le plus vite possible.

La semaine passe, comme toutes les autres semaines, puis, vendredi soir, à la fermeture, la nouvelle tombe : sur le panneau d’information, une note annonce le licenciement des grévistes. Les gens regardent en silence le bout de papier punaisé. Il y a une fille qui se met à pleurer. Puis vous vous en allez, sans rien dire et tu sais que, parmi ceux qui ont cédé comme toi, il y en a qui ont honte.

Le lendemain tu te rends à l’usine et tu te mêles à la maigre foule des contestataires. Devika est là, elle ne te reproche même pas ta lâcheté, elle se contente de hocher la tête et de te verser du thé. Toi, tu sais que tu ne risques rien, que tu n’es pas censée travailler aujourd’hui, que tu ne vas pas te faire virer. Tu te demandes si tu ne fais pas ça pour te donner bonne conscience.

Les agents de maîtrise sont là, au complet, plus une douzaine de contremaîtres et quelques responsables de poste. Le syndicat est là aussi, en soutien aux ouvriers licenciés. Ils ne savent pas quoi faire : ils ne demandent pas aux salariés d’aller travailler mais n’empêchent pas non plus les grévistes de leur parler. Ils sont surtout occupés à éviter l’affrontement avec les contremaîtres.

Au fil des minutes, tu te rends compte que la majorité de ceux qui arrivent restent aux portes de l’usine. Malgré les menaces, ils refusent d’entrer, un air de défi dans les yeux. Parmi eux, il y a tous les Noirs de l’atelier B. Ils rient aujourd’hui encore plus fort que d’habitude. Ils regardent les petits chefs, ils les écoutent les menacer. Et leur rient au nez.

Le soir, il y a une réunion dans les locaux du syndicat. Beaucoup d’ouvriers sont là, peut-être la moitié des salariés de l’usine. La maîtrise tente de s’y inviter mais est mise dehors par une poignée d’ouvriers. Le syndicat empêche qu’ils se fassent casser la gueule. Quand ils disent qu’après tout les agents de maîtrise sont aussi des salariés, qu’il faudrait les mettre de notre côté, il y a des rires dans la salle. Quand ils disent qu’il faut reprendre le travail du samedi pour pouvoir demander la réintégration des camarades, ne pas prendre le risque de se faire virer, qu’il faut attendre, patienter jusqu’à la décision du tribunal, Mario de l’émondage s’énerve. Il leur demande de quel côté ils sont. Il dit qu’il faut aller plus loin, étendre la grève à tous les autres jours, qu’il faut occuper l’usine comme il y a quinze ans.

Mais personne ne veut aller jusque-là. Alors, Emembolu, de l’atelier B, dit que refuser simplement de travailler le samedi n’est pas suffisant. C’est revenir à la situation précédente, il n’y a aucune raison pour que la direction reprenne les camarades si on ne la gêne pas plus que ça. Il propose qu’à partir de lundi, tout le monde parte dix minutes en avance. Dix minutes, ce n’est rien, mais ça montrera qu’on ne va pas se laisser faire, qu’ils ne peuvent pas se foutre de notre gueule sans conséquences.

Lundi après-midi, tu n’arrêtes pas de tourner la tête vers la pendule de l’atelier. Tu te demandes si tu oseras le faire. Si tu arrêtes le travail et que la plupart des autres continuent, est-ce que tu ne vas pas te faire virer  ? Et si tout le monde hésite comme toi, est-ce que ça va marcher  ? Tu retournes le problème dans ta tête comme si c’était un simple cas de conscience, une affaire entre toi et toi seule. Comme si c’était la même chose que ne pas chauffer toutes les pièces de ta maison pour faire des économies d’énergie.

Mais ce n’est pas la même chose. Tu n’es pas un individu seul, ta décision n’a rien de personnel. Elle change quelque chose, parce qu’elle ne fait pas de toi juste quelqu’un de plus, un chiffre parmi ce nombre qui n’a jamais aucune prise sur rien. Aujourd’hui tu peux décider, tu peux faire partie d’une force collective, tu peux avoir prise sur ta réalité, sur ta situation.

À l’heure dite il y a un instant de flottement. Tous lèvent la tête de leurs machines, vous vous regardez en hésitant. Il te semble que le bruit des autres ateliers s’est atténué. Un ouvrier se lève de sa chaise à quelques mètres de toi. Et, lentement, chacun abandonne son poste sans rien dire, dans un silence incroyable. Tu te rends compte que tu es debout toi aussi, que tu te diriges vers la pointeuse. Tu ne t’es pas levée la première.

Mais je me suis levée.

Le lendemain, ils sont sur votre dos toute la journée. Le moindre petit chef est sur la brèche, à vérifier, contrôler, surveiller. Un type passe une heure derrière toi à chronométrer ton travail, à faire des réflexions sur ta lenteur, ta maladresse. La tension nerveuse rend la fatigue pire encore, les crampes plus aiguës, les jambes plus lourdes. Mais à la cantine, je sens la détermination tout autour de moi, une sorte de fierté chez mes camarades. Une puissance. Et, le soir, au moment dit, je n’hésite pas une seconde.

La réunion est joyeuse. On rit des manœuvres de la maîtrise. Chacun y va de son anecdote sur l’air agacé de quelque petit chef. Seul Mario s’inquiète : il y a moins de monde que samedi, il faut tenir. Tout le monde dit : on tiendra.

Mercredi est plus difficile. La sirène qui indique les pauses ne sonne plus. Une note sur le tableau d’information précise qu’elles ont été annulées, pour compenser la «  grève illégale  » de la veille et de l’avant-veille.

L’après-midi, les ouvriers sont convoqués un par un dans les bureaux de leur contremaître. Quand vient ton tour, tu as les oreilles qui bourdonnent, tu as le vertige. Je n’écoute pas ses menaces, ses insultes, je ne réponds pas à ses questions. Curieusement, je n’ai pas peur. Mais, le soir, tu te rends bien compte que certains restent à leur poste.

À la réunion nocturne, un ouvrier annonce que le tribunal a rejeté la demande du syndicat. Quelqu’un dit que c’est injuste. Quelqu’un répond qu’au contraire c’est ça, la justice. Que ce n’est pas de justice dont nous avons besoin mais de force, pour faire plier le comité de pilotage. Certains disent qu’il faut arrêter, que ça ne va pas tenir, que jour après jour il y en aura de moins en moins pour cesser le travail, comme il y en a de moins en moins aux réunions.

Il a raison. Le tableau d’affichage annonce les nouveaux licenciements pour agitation. Il y a Mario, il y a Devika, il y a tous les Africains de l’atelier B et quelques autres noms. Quand vient l’instant attendu, ils ne sont pas nombreux à se lever de leur poste de travail. Malgré la terreur qui te revient au ventre, moi, je me lève.

À la sortie de l’usine vous êtes une cinquantaine, peut-être. Les visages sont graves. Vous vous rendez au syndicat pour la réunion et vous trouvez porte close. Un type vous dit que la salle n’est pas libre ce soir. Certains ouvriers qui n’ont pas arrêté le travail vous rejoignent, peu à peu, doublent le nombre. Puis le triplent.

La discussion dure jusque tard dans la nuit. On décide la reprise du travail, mais on se donne rendez-vous le samedi matin, devant l’usine, pour ne pas lâcher ça, au moins, ne pas les laisser gagner sur toute la ligne.

Le lendemain il n’y a pas de nouveaux licenciements. Tu craignais qu’ils vous mettent tous à la porte, mais tu n’as pas perdu ta place. La maîtrise continue à mettre la pression. À la cantine, tu entends que Iouchenko, le contremaître du séquençage, a giflé une ouvrière. Quand vient le soir, tu restes à ta place, comme les autres.

Devant l’usine, samedi matin, il y a la police. Un gradé vous informe que votre rassemblement est interdit. En voyant les flics aux portes, la plupart des ouvriers refusent d’entrer dans l’usine. Lentement, très lentement, l’ambiance se transforme. L’étonnement devient indignation, puis colère, les premières insultes fusent. Les petits chefs demandent aux flics de nous disperser mais ceux-ci se contentent de vous empêcher d’approcher des portes, où certains ouvriers finissent par entrer, entre deux rangs d’uniformes.

Un contremaître insulte Mario, lui dit qu’il n’a rien à faire là, qu’il ne travaille plus ici. Ça explose. Deux flics viennent les séparer. Quelqu’un s’interpose. Des coups sont échangés. Soudain, c’est l’affrontement. On se bat avec la police, certains ramassent des pierres pour les jeter, de jeunes voyous qui se tenaient à distance se lancent dans la mêlée. La police envoie des gaz sur la place, l’atmosphère devient irrespirable. Les renforts arrivent et l’affrontement laisse place à une course-poursuite, les flics nous chassent, à coup de matraques, à travers les escaliers.

Toi, tu cours en pleurant et en toussant, tu ne sais pas vraiment où tu es. À un moment, tu reçois un coup sur la cuisse et tombes. Une main te redresse, te guide, t’emmène. Une porte est ouverte, on te pousse dans une entrée où tu reprends ton souffle avec peine, à deux doigts de la nausée. Emembolu te tend un mouchoir en souriant. Il dit qu’il faut t’essuyer les yeux, ne surtout pas les mouiller, que c’est pire après. Inquiète, tu lui demandes où vous êtes et il répond que c’est sa maison, qu’il t’a vu tomber devant chez lui, qu’il t’a fait entrer pour éviter que la police ne t’arrête. En disant cela, il sourit, comme d’habitude, même si des larmes coulent abondamment de ses yeux.

Dehors, c’est toujours le chaos, tu entends le grondement de la bataille, les cris, les vitres qui se brisent. Tu as moins mal aux yeux et te rends compte que ça fait presque vingt ans que tu n’as pas pleuré. Tu dois avoir dit cela à voix haute car Emembolu te répond :
– C’est pas bien de ne pas pleurer, des yeux secs ça fait un cœur sec. Moi je pleure tous les jours pour avoir le cœur bien irrigué. J’ai pleuré tous les jours depuis ma naissance. Sauf le jour où ils m’ont viré bien sûr.

Il dit ça en souriant et tu ris un petit peu, puis ça s’empare de ton ventre, ça remonte dans ta gorge et tu ris, je ris, sans pouvoir m’arrêter jusqu’à ce que je me remette à pleurer. Il me regarde en souriant et je le regarde, et je n’ai rien à dire. Il me prend dans ses bras. Ses doigts caressent ma joue. Ses mains sont rugueuses, les paumes rongées par le travail. L’usine a marqué de son empreinte ma peau blanche et sa peau noire.

La peau d’un homme, contre la mienne. Tout contre.

L’émeute dure tard dans la nuit. Les voyous se vengent de la police, brûlent des voitures, attaquent le commissariat à coups de cocktails Molotov. Au petit matin, l’air sent encore le gaz et le brûlé. À l’usine, il y a du monde quand tu arrives, beaucoup de monde. La plupart des ouvriers, quelques jeunes qui se tiennent un peu à l’écart et même un ou deux mafieux. La foule se dirige vers le syndicat et le type à l’entrée, terrorisé par le nombre, vous guide jusqu’à la plus grande salle.

Un syndicaliste prend la parole et commence à expliquer qu’il faut condamner les violences de la nuit dernière. Son discours est étouffé par les cris et les insultes. Il y a eu des arrestations cette nuit. Sept ouvriers et une vingtaine de jeunes. On décide de se rendre au commissariat après la discussion pour réclamer leur libération.

Quelqu’un annonce que les ouvriers de la coopérative agricole de Dieva se sont mis en grève pour nous soutenir et pour leurs propres revendications : ils produisent une betterave sucrière qu’ils sont obligés d’acheter eux-mêmes avec leur salaire. On nous lit un extrait de leur tract :
«  On a pu entendre ou lire que cette usine qui ne produit rien est une farce, une mascarade. Les camarades de Yirminadingrad le savent, ce qu’ils vivent n’est pas une mascarade, c’est la réalité de l’exploitation. Ils savent que la situation qui leur est faite est simple, que même s’il n’y a rien à produire, l’État leur dit : travaillez  ! Que pour l’État, ce qui compte, c’est de nous mettre au travail. De ne pas nous laisser échapper au contrôle de l’exploitation, même par la misère. Ils savent que leur condition est le prix à payer pour que d’autres, ailleurs, puissent vendre leur force de travail au prix que les patrons veulent bien la payer. Ils le savent, dans leurs corps courbés par la chaîne, dans leurs insomnies hantées par le bruit des machines, malgré leurs esprits épuisés par l’obéissance. Leur colère est le signe et le dépassement de ce savoir.  »

Il y a des applaudissements.

Et puis, quelqu’un demande tout simplement si on va travailler lundi. Le silence se fait dans la salle, on s’observe les uns les autres, on hésite. Alors, Emembolu se lève et dit que ce n’est plus une question à se poser, qu’il est trop tard, qu’ils ont viré nos camarades, qu’ils en ont arrêté d’autres et que notre seule possibilité est la lutte. Jusqu’à la victoire.

Au moment où nous allons voter la grève, un syndicaliste se lève précipitamment un papier à la main. Il dit que c’est une dépêche de la presse. Cette nuit, pendant les émeutes, des gens sont entrés dans la maison du contremaître qui avait giflé une ouvrière, ont saccagé les lieux, lui ont cassé un genou avec une barre de fer.

Tout d’abord, on refuse de le croire. Il fait circuler le papier puis quelqu’un passe des coups de téléphone, pour vérifier. Puis le syndicat dit qu’il ne faut pas se laisser récupérer par les voyous, les émeutiers, les provocateurs, que ce sont nos revendications qui comptent, qu’il faut rester raisonnables. Dima, de l’encuvage, propose qu’on mette dans le tract que nous n’avons rien à voir avec ça, que ce ne sont pas les ouvriers qui l’ont fait.

Alors, tu te lèves et tu dis :
– Quand les camarades se sont battus avec les flics, ça ne te posait pas de problème. Ce ne posait de problème à personne. C’est la même chose pour ce salaud, il a eu ce qu’il méritait. Si on arrête d’être hypocrites, si on arrête de se demander ce que les flics et les patrons voudraient lire dans nos tracts, alors il faut avouer que ça nous fait plaisir, à tous. Moi la première.

Puis, j’ajoute que j’ai une proposition pour le texte, quelque chose comme :
– Chacun de nous aurait pu le faire. Chacun de nous en a eu le désir et l’occasion. Ainsi, pour vous, nous sommes tous coupables. Mais nous resterons innocents parce qu’impunis, parce que vous ne saurez jamais, parce que personne ne dénoncera personne, parce que nous serons les alibis les uns des autres.

Et je dis :
– De toute façon, on verra ça après. Maintenant, on vote la grève, ensuite, il faut aller au commissariat.

Et puis je me rassieds et la colère me brûle au ventre comme de la joie.


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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 17 Mai 2017, 20:19

Nouvelle : « Tokyo 2047 »

Nous continuons la publication épisodique de nouvelles. Comme il y a pile deux mois. Aujourd’hui, une petite nouvelle de Science-Fiction qui se passe au Japon dans exactement trente ans. Un aperçu de la catastrophe en cours, si nous ne parvenons pas à la conjurer.

Akikazu Matsuda

C’est un simple couloir d’hôpital un peu moche, sans originalité, mais c’est déjà bien d’y être ! Il s’est fait prendre tellement de fois à ce niveau-là, avant même d’avoir pu quitter la chambre !

Une fois sorti, prendre à droite. Il n’y a personne. Bien. Mais ça ne durera pas. Avancer vite, mais pas trop. Voilà quelqu’un. Mais pas de danger. Attendre. Ça y est l’espace est libre, au moment où la porte se referme la retenir. Voilà, l’escalier.

Il était d’une des toutes premières générations de joueurs de jeux-vidéos. Ceux de la 2D. Lui avait grandi avec les versions successives de Super Mario Bross.

D’ailleurs, il pourrait encore, les yeux fermés, donner l’emplacement des flûtes permettant de sauter les niveaux. Par exemple, niveau 1 du premier monde, troisième monticule en partant de la fin, appuyer longtemps sur bas. Et le tour est joué. Les jeux étaient plus simples à l’époque. On pouvait finir Mario en une demi-heure, quand on le connaissait bien.

Ils habitaient un petit appartement de la banlieue de Tokyo. Maman et lui. Juste tous les deux. Sa mère travaillait beaucoup, rentrait tard, et le retrouvait toujours à la même place du salon, sur sa console, les yeux rougis…

Cela faisait enrager sa mère. Il la revoit, les cheveux courts, les yeux cernés, fatiguée de sa longue journée de femme de ménage, arriver à la maison durant une interminable partie de Zelda, a la recherche de la « triforce ».

– Akikazu, tu as encore passé la soirée à jouer! Tu as mangé au moins ? Lui montrait les reliefs de son repas, toujours dans le jeu, elle, de dépit, esquissait le geste d’éteindre le poste, lui, debout, scandalisé d’être interrompu…

Quand elle se fâchait, elle l’appelait par son nom de famille:

– Monsieur Akikazu Matsuda, que faites-vous encore ici devant cette télévision?

Alors, elle le grondait, il allait se coucher et rêvait de jeux-vidéos.

Les murs, le sol, grisâtre. C’est un passage secret, un de ceux qu’il s’évertuait à rechercher depuis longtemps. Pas beaucoup de moyens dans les décors… Direction les toits. De là, on verra plus clair. Aïe! Voilà quelqu’un. Ne pas attirer l’attention. Il se fige. Pas encore. Bon. Alerte passé.

Il faut dire que la réalité était moins marrante que les jeux vidéo. Pour sa mère. Pour lui. Pour tous les putains d’enfants qu’il n’aurait jamais… Plus personne n’avait d’enfant, aujourd’hui. Le Japon, pays des vieux. Un pays de vieux accrocs aux jeux-vidéos. Un beau paradoxe, non?

Lui est né en 1985, l’année des accords du Plazza, qui marquent la fin de l’ascension économique du Japon. Suivent 5 ans de bulle spéculative, jusqu’à la fin de la décennie. « Les gosses de la bulle », on les appelait. Ceux qui étaient nés à l’heure du chant du cygne de l’économie du pays. Le dernier moment où des parents y avaient crus, ou il y avait eu du travail, des embauches. Pfuitt… Crevaison de la bulle.

Les années 90, la décennie perdue, le chômage, la déflation. La misère, surtout. Et le début du phénomène otaku, adolescents qui restent chez eux, qui jouent ou regardent en boucle les mêmes mangas… Mais que faire d’autre ? Puis on s’est mis à parler des Hikikomori. Ceux qui s’enferment. Suite logique.

Aller. Il franchit un étage. Une fois, par le passé, il y a peut-être un an, il était arrivé jusque-là. Résister à la tentation de retourner voir. Rien d’intéressant, un retour à une vieille sauvegarde en quelque sorte…

Ça lui rappelait Shinobi. Encore un vieux jeu, sur Master-System. Sega. Il avait fini ce jeu. Il s’en souvenait pour une bonne raison : Il ne se passait strictement rien à la fin. Le générique. Merci aux concepteurs. Rideau. Il avait essayé de le finir en facile, moyen, difficile, nada. Pas de bonus. Pas d’animation, pas de fin. Une arnaque. Il s’en souvenait avec encore un peu de l’indignation violente qu’il avait alors ressenti, et de la peur aussi : que se passe-t-il si même les jeux n’ont plus de buts ?

Mais celui-là n’était qu’une exception. Bien sûr.

Car les jeux progressaient et avaient une fin. Comme les mangas, d’ailleurs. Sangoku devenait un super guerrier, puis des adversaires plus fort se présentaient encore et encore. Les chevaliers du zodiaque accédaient au septième sens, puis au huitième, à l’armure de bronze puis d’or, pareil pour Naruto ou au footballeurs de capitaine Tsubasa…

Lui avait échoué, déjà, tout gosse, a un test d’entrée dans l’école maternelle premier choix que sa mère avait fait pour lui. Voilà. Sa mère ne lui avait rien dit, mais il avait compris. Il ne progressait pas, fuyait, était la honte de la famille. Bien plus tard, après avoir raté le Sentā 1 il s’était souvenu de la réaction de sa mère. Car a nouveau, elle avait eu la même. Le silence. L’angoisse, la déception.

C’est après l’échec au test, qu’il avait commencé à ne plus sortir du tout. Oh, il aurait pu le retenter, faire une année dans le privé, mais à quoi bon ? Et puis il n’avait pas prémédité de ne plus sortir, ça c’était fait, c’est tout.

Encore un étage. Il s’aventure dans les couloirs. Longs. Très éclairé, de nombreuses portes. Il en ouvre une, sur la droite. Salle vide. Mauvais pressentiment. Il regagne le couloir. Du bruit, derrière lui.

Ils étaient nombreux comme lui, eux, les Hikikomori. Un phénomène d’auto-enfermement qui touche toute une fraction de sa génération. Un pour cent. Puis deux. Puis plus…

Au même moment, les vieux ont commencé à sortir dans la rue avec des couteaux pour attaquer les passants au hasard, tout ça pour aller en prison où il faisait mieux vivre pour eux qu’à l’extérieur. Eux aussi s’enfermaient. Qu’y a-t-il d’autre à faire? Putain si nos grands parents préfèrent la prison, qu’est ce qui nous restera nous, à leur âge ? Et il avait continué de jouer. Sa mère avait honte. Les parents avaient tous honte. Et lui a commencé à se taire.

Ouf, fausse alerte. Son cœur bat, fort. Il le remarque, et s’en étonne. Il grimpe d’un demi-étage. Il n’a plus beaucoup de temps. Il a encore traîné. Sa vue se trouble, un peu. Puis redevient normale. Il a froid.

Pause.

Il essuie ses lunettes. Souffle. Aller. On y retourne. Il franchit un étage de plus. Ne plus s’arrêter, aller jusqu’au toit. Il est excité, il n’est jamais allé jusque–là. Aller…! Plus très loin.

Et puis, il y avait eu WOW. Puis les jeux en 3D. Puis les MMPORG en 3D. Puis les avatars étaient devenus un peu de nous-mêmes. On peut conduire des drones à distance, qui vont flinguer de vrais iraniens, afpak, et d’autres, encore… Il avait un temps travaillé ainsi, pour gagner sa vie. On postulait sur le site de l’armée américaine. De la sous-traitance opérationnelle. A ce moment, cela faisait déjà plus dix ans qu’il ne sortait plus.

Les américains avaient mis ce dispositif en place car ils croulaient sous les dépressions nerveuses, chez eux. Leurs soldats devenaient fous, à tuer ainsi à distance. Et les drones tout automatisés faisaient encore trop peur. Alors on avait opté pour une solution originale : les gamers. Eux avaient une forte habitude du contrôle de machines. Et puis en utilisant des soldats étrangers, on s’épargne les frais médicaux en cas de dépressions… Côté Japon, c’était toujours des dollars qui entrent.

Alors il avait tué des gens. Un énorme paquet de gens. Car la guerre anti-terrorisme avait changé. Désormais, il n’y avait plus de paix. Et le monde a commencé à détester les gamers japonais. Ce n’était pas grave, parce que c’était réciproque.

Puis on avait automatisé les drones, et il avait perdu son job. Mais il n’était pas pour autant ressorti de chez lui.

Drôle de vie. Un grand GTA géant, où nous ne serions que les passants. Il n’y a personne qui tient la manette. Mais où vont-ils ces personnages aléatoires, dans les jeux comme GTA? Il avait déjà essayé de les suivre. D’en suivre un. Ils ne font rien. Ils marchent. Décevant. Et lui, que faisait-il de plus, dans sa « vrai vie »?

Il est sur le toit. Un étonnant sentiment de réalité. Il se rapproche de la rambarde.

En regardant vers le bas, il a même le vertige. Il souri.

On avait fini par se préoccuper du problème, là-haut, au pouvoir. Des milliers, des millions de zombies, retranchés dans des taudis, vivant chez leurs parents avec les minimas sociaux. Après tout, c’était une manne à remettre au travail. Plus le chômage augmente, plus on parle de remise au travail.

Pourquoi travailler? Nos parents l’on fait, et maintenant on les mets en taule au lieu de leur donner une retraite. Maintenant c’est un privilège d’aller en prison.

Au début, les flics avaient honte de toucher aux vieux. Ils avaient du respect. Ils ont trouvé la solution. Faire d’une pierre deux coups. Ils ont réembauchés des vieux, des anciens flics, militaires ou fonctionnaires, et ils les ont affectés à la délinquance « sénile » comme on dit.

Puis, ils se sont attaqués au problème des joueurs.

Ils nous ont balancé dans des hôpitaux, avec obligation de soins. Oh, pas des cliniques luxueuses, mais des grands hôpitaux blancs. Sales. Et comme soins, ils nous ont fait travailler. « Ré-apprentissage des fonctions motrices ». Pff… On trie des déchets pour le recyclage.

Quand ils sont venus me chercher, maman était morte, je n’étais plus sorti de chez moi depuis… Je ne sais plus. Je ne dérangeais personne. La vérité, c’est qu’ils ont peur de nous, peur de ce qu’on représente. Nous, les vieux enfants.

Pour payer les « frais », ils ont vendus la maison. Bonne affaire, ils devaient raser le quartier, de toutes façons. Enfin, pour ce que j’en ai compris. Il jette un nouveau coup d’œil vers le sol, tout en bas. Il porte un pyjama blanc et bleu. Comme les taulards. Mais lui s’est enfui, enfin. Il fait un peu froid dehors. Tiens, c’est la nuit. Il n’a pas de chaussures. J’ai les pieds sales se dit-il.

Pendant son saut, il repense à la fin de Shinobi. Juste un générique. Même pas un petit bonus.


1Daigaku Nyūgakusha Senbatsu Daigaku Nyūshi Sentā Shiken test du Centre national des admissions à l’université , sorte d’équivalent du BAC.


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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 07 Avr 2018, 15:26

Journée thématique « art, utopie, science fiction »

Paris dimanche 8 avril 2018
à partir de 14h, Place de la République

Nous vous invitons à participer et débattre à Debout Éducation Populaire dimanche 8 avril entre 14h et 18h

Programme:
• 14h - Controverse publique : La science fiction est-elle politique?
• 15h - Intervention de Catherine et Norbert du collectif Zanzibar et de Bruno, maître de jeu de rôle sur science-fiction et utopie
• 16h30 - Écriture en groupes de situation/scénette de science-fiction
• 17h30 - Lecture ou mise en scène des situations proposées

Une journée thématique qui ne s'arrêtera pas là!

Debout Éducation Populaire est un espace de débat, de partage de savoir, mais aussi de pratique artistique. Bien souvent l'intellectuel est mis à part de l'imaginaire et des expériences de corps. Pourtant notre expérience du monde et de nous-mêmes ne peut séparer nos ressentis, expressions et actions, mêlant le verbal avec le non verbal.

Entre mot, chose et affection, les liens sont sans cesse bouleversés puis retissés.

C'est pourquoi nous vous proposerons tous les deux mois une journée thématique sur l'utopie, la politique autour d'un art.

Nous commençons cette fois par la science fiction!

N'hésitez pas à transmettre l'info à des collectifs/personnes qui seraient intéressés pour proposer un atelier ou une intervention sur ces thèmes!

Que votre imagination soit au rendez-vous des sens et des saveurs...

Adresse riseup : educpop.debout@riseup.net

https://www.facebook.com/events/2210368125857433/
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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 15 Aoû 2018, 20:59

Ursula K. Le Guin était une anarchiste

Pourquoi il est important de dire qu’Ursula K. Le Guin était une anarchiste

Je n’ai jamais aimé ce moment dans l’histoire où la figure du mentor meurt et que les jeunes héros disent alors qu’ils ne sont pas prêts à poursuivre seuls. Parce que j’y voyais le sempiternel cliché et que je voudrais toujours tellement que le conflit entre générations soit présenté plus positivement. Aujourd’hui, j’ai quand même envie de dire que ce moment ne me plaît pas parce que je ne me sens pas prête. La semaine dernière, je vivais dans le même monde qu’Ursula Le Guin, maître de la science-fiction qui, lorsqu’elle recevait ses prix, le faisait en dénonçant le capitalisme et consacrait toute son énergie à parler de ces mondes meilleurs que nous pouvons créer. Lundi 22 janvier 2018, elle a quitté ce monde à l’âge de 88 ans et elle savait que le moment était venu. Naturellement le chagrin que j’en conçois est une affaire personnelle. Car je perds sans doute une partie de moi-même à la mort d’une femme comme elle, aimée de tous, après une vie de travail formidable à lutter pour ce en quoi elle croyait. C’est aussi cependant le chagrin d’avoir perdu l’une des plus brillant.e.s anarchistes que le monde ait jamais connu.e.s. Et en particulier maintenant où les temps difficiles dont elle parlait sont proches. A vrai dire, Ursula Le Guin ne s’est jamais définie comme anarchiste, parce qu’elle ne croyait pas le mériter, elle disait qu’elle n’en avait pas fait assez. Je lui ai demandé si elle était d’accord pour que nous nous la désignions ainsi. Elle a répondu qu’elle en serait honorée. Ursula, je te jure, tout l’honneur est pour nous.

Quand je pense au roman anarchiste, la première histoire qui me vient à l’esprit est une nouvelle simple intitulée Île Forest parue dans le recueil de nouvelles de Le Guin de 1976, Chroniques orsiniennes. L’histoire parle de deux hommes qui discutent du crime et de la loi. L’un d’eux avance l’idée que certains crimes sont tout simplement impardonnables. L’autre la refuse. L’homicide qui ne répond pas à l’autodéfense est sans aucun doute – argumente le premier — impardonnable. La voix narrative poursuit par le récit d’un homicide — ignoble, misogyne — qui vous met mal à l’aise, conscient que vous êtes qu’en effet, dans ce cas particulier, justice ne serait pas faite par la vengeance ou par des mesures légales contre l’assassin. En quelques milliers de mots seulement, sans avoir même l’air d’y toucher, elle mine la confiance du lecteur aussi bien dans les systèmes légaux codifiés que dans la justice directe.

Acceptation de l’impermanence et de l’imperfection

Ce n’est pas que Le Guin ait politisé son travail. C’est que le même esprit a animé son écriture et sa pensée politique. Dans une publication de son blog en 2015, Utopiyin, Utopiyang, elle écrit : « Le mode de pensée que nous sommes finalement en train d’adopter quant au passage des objectifs de la domination humaine et de la croissance illimitée à celui de l’adaptabilité humaine et de la survie à long terme est un passage du yang au yin, il implique donc l’acceptation de l’impermanence et de l’imperfection, de la patience dans l’incertitude et l’improvisation, de l’amitié avec l’eau, l’obscurité et la terre. » C’est là l’esprit anarchiste qui a animé son travail. L’anarchisme, à mon sens, envisage la recherche d’un monde meilleur dans l‘acceptation de l’impermanence et de l’imperfection. Je passe le plus clair de mon temps à penser, lire et apprendre au contact des autres comment la fiction est capable d’interagir avec la politique. Je ne veux pas mettre Le Guin sur un piédestal — elle refusait elle-même, de façon claire et nette, d’être considérée comme un génie dans son travail mais personne comme elle n’a jamais écrit, en matière de roman politique, avec la profondeur d’une métaphore bien filée.

Son livre que je cite le plus souvent est Les Dépossédés parce que c’est le roman utopique anarchiste le plus lu en anglais. Quand une anarchiste comme Le Guin décrit son utopie, c’est explicitement une « utopie ambiguë ». Il s’agit de l’histoire d’un scientifique anarchiste en conflit avec la société anarchiste elle-même et avec les conventions sociales étouffantes qui mûrissent à la place des lois. Et c’est l’histoire d’une société anarchiste qui, malgré sa grande imperfection, l’emporte sur le capitalisme et le communisme d’État. C’est également une histoire sur les relations monogames qui peuvent être si belles quand elles ne sont pas obligatoires. Quand des « anarcho-curieux » me demandent un titre de roman pour aborder l’anarchisme, je ne le conseille pas toujours étant donné que le monde anarchiste qu’elle présente est si sombre. C’est un texte trop anarchiste pour servir de propagande. (Je renvoie souvent et volontiers à The Fifth Sacred Thing de Starhawk.)

Le Guin était en outre pacifiste. Je ne le suis pas, mais je respecte sa position. Je crois que c’est justement son pacifisme qui l’a aidée à écrire sur la violente lutte anticoloniale, avec toute une palette de nuances comme elle l’a fait dans Le Nom du monde est forêt. Il y a une bienveillance intrinsèque dans la violence dans ce livre, où elle met en scène une race extraterrestre indigène (inspiration pour les Ewok de Star Wars, pour le cas où nous aurions besoin de preuves supplémentaires sur le fait que les anarchistes anticipent tout) contre les envahisseurs humains. La « gloire » de la bataille est atténuée, le rendu réaliste, et elle la présente comme aussi dangereuse que la violence actuelle, tout à fait comme cela doit être fait.

Le Guin et d’autres auteurs ont ouvert de nouvelles voies pour la science-fiction, en introduisant l’idée de la parité des sciences sociales et des sciences exactes. Son roman, La Main gauche de la nuit parle de personnes qui alternent leur genre sexuel entre homme et femme. D’après ce que je sais, c’était un travail sans précédents lorsqu’il a été écrit en 1969. Je ne l’ai jamais aimé autant que d’autres de ses livres mais je ne suis pas certaine de pouvoir me représenter comment serait le monde si ce livre n’avait jamais été écrit. Je suis incapable d’indiquer un autre travail qui en ait fait davantage pour faire germer l’idée que le genre puisse et doive être fluide. Ma vie de femme transexuelle non binaire aurait été sûrement complètement différente si elle n’avait pas écrit ce livre.

De nouvelles voies pour la SF

Les Faucons du ciel est une fiction psychédélique optimale et une parabole du pouvoir détenu par les artistes et par ceux qui réussissent à imaginer d’autres mondes. Prophétiquement, elle explore une société détruite par le réchauffement global. Pour les enfants de ma génération, la série fantasy de Le Guin, le cycle de Terremer a joué le même rôle qu’Harry Potter actuellement. Je voudrais l’avoir lu enfant même si je ne regrette pas d’avoir lu et relu The Hobbit. Dans le monde de Terremer, les méchants qui menacent le monde ont la fière allure des héros qui doivent le sauver. Les écrits de Le Guin qui ont beaucoup compté pour moi sont cependant ses nouvelles. Si vous voulez comprendre pourquoi tant de personnes ont pleuré sa mort, il suffit de lire Ceux qui se sont éloignés d’Omelas. C’est tout simplement parfait et je ne le dis pas sur le mode de l’hyperbole. Une nouvelle brève et merveilleuse est exactement le genre de récit qui peut changer le monde.

Quand j’étais un enfant anarchiste, je voulais savoir quel était le rapport entre l’anarchisme et la fiction narrative. Ma pensée s’est formée en parlant avec des personnes intelligentes et spéciales, c’est pourquoi aujourd’hui encore je décide de leur poser mes questions. J’ai écrit une lettre à Ursula Le Guin et je l’ai envoyée par la poste. Elle m’a contactée par courriel et je l’ai interviewée pour ce que j’imaginais pouvoir devenir un fanzine. Ce fanzine devint mon premier livre et fut déterminant pour ma carrière et le travail de ma vie. Elle n’avait strictement rien à gagner à m’aider, en m’encourageant et en mettant son énorme reconnaissance sociale au service de mon projet. J’aime à penser que cela l’enthousiasmait de parler ouvertement d’anarchisme sur un mode différent de celui auquel elle était habituée et, moi, je plaçais tous mes espoirs en elle. Je pense à sa gentillesse envers moi comme à un acte de solidarité entre deux personnes qui livrent la même bataille. Voici en premier lieu pourquoi j’ai tant pleuré à sa mort.

Plus tard, je me suis demandée pourquoi cela m’intéressait de savoir si cet auteur s’identifiait comme anarchiste ou travaillait à des projets anarchistes. Je me suis toujours peu intéressée aux frontières de notre idéologie et beaucoup plus aux paroles et aux faits qui encouragent la libre pensée, aux individus autonomes qui agissent sur le mode coopératif. Que Le Guin se soit définie (ou que l’on puisse la définir) ou pas comme anarchiste, ne change rien à ce qu’elle a écrit ou à la façon dont elle a influencé le monde. Beaucoup des meilleurs et généreux écrivains, activistes que je connais ne se définissent pas comme anarchistes et cela ne change rien à l’amour que je leur porte. En outre je ne suis jamais particulièrement enthousiasmée par la culture de la célébrité, l’adoration des idoles ou de la notion de renommée. Et pourtant je tiens à ce que Le Guin ait été anarchiste. Finalement j’ai compris pourquoi. Parce que ces histoires qui ont tellement compté pour moi ont été écrites par quelqu’un qui est dans ma ligne de pensée, avec qui je partage beaucoup de mes propres espoirs et rêves. Parce que je peux employer ses mots pour démentir quiconque essayerait de la récupérer pour un quelconque autre camp — disons capitaliste libéral ou communiste d’État — et se servir de sa célébrité pour promouvoir des causes qu’elle n’a pas défendues ou auxquelles elle ne s’est pas activement opposée. Parce qu’on a écrit sur les succès des anarchistes au cas par cas en dehors de l’histoire officielle et Le Guin est célèbre pour ses indéniables objectifs spécifiques qui seront vraiment difficiles à passer sous silence. Cela tient peut-être de l’adoration divine. Ou peut-être est-ce que je me complais à être dans son aura. Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que ça me rend fière d’être anarchiste. Je ne reconnais pas beaucoup de héros. Pour ce qui est de la plupart de mes écrivains préférés, j’aspire à être leur pair. Ursula Le Guin était mon héros. Elle a été mon inspiratrice sans le savoir. Elle m’a encouragée à écrire aussi bien directement en manifestant son enthousiasme pour ce que j’avais écrit qu’indirectement en racontant pourquoi l’écriture est une chose à laquelle il vaut la peine de se mesurer, en plus de son livre sur comment écrire : Steering the Craft.

« Nous avons besoin de poètes et de visionnaires »

A un moment de ma vie où je me retire de la plupart des organisations, je pense souvent à ce qu’elle m’avait dit de l’importance des mots : « Les militants anarchistes espèrent toujours que je puisse être une activiste mais je crois qu’ils se rendent compte que je serais une piètre militante et me permettent donc de retourner à mes écrits. » Mais elle savait que les mots seuls ne suffisent pas. L’art fait partie du changement social, mais à lui seul il ne suffit pas. Le Guin a fait un travail ingrat en participant à des manifestations et en apportant son aide à toute organisation qui la demandait. C’est cette dichotomie qui en fait mon héros. Je veux qu’on me laisse écrire et qu’on ne s’attende pas à ce que je fasse partie d’une organisation mais je veux aussi me rendre utile autrement.

La nuit dernière, trois d’entre nous avons échangé des messages après sa mort. « Tout dépend de nous à présent », avons-nous dit. « Sans elle, nous devons travailler encore plus à présent », avons-nous ajouté. Les messages sont parfois comme des chuchotements. Dans le cœur de la nuit, nous disons les choses qui nous épouvantent. En 2014, Le Guin a dit au monde entier : « Des temps durs sont proches, nous aurons besoin des voix d’écrivains capables de voir des alternatives à notre mode de vie actuel, capables de voir au-delà d’une société prise dans l’étau de la peur et de l’obsession technologique, d’autres façons d’être et d’imaginer même de nouvelles bases pour l’espoir. Nous avons besoin d’écrivains pour se rappeler la liberté. Des poètes, des visionnaires, des réalistes d’une réalité plus vaste. » Mais, à vrai dire, nous sommes prêts, même si je ne me sens pas prête car personne ne le sera jamais vraiment. Il y a des écrivains qui nous rappellent ce qu’est la liberté. Aujourd’hui plus que jamais sans doute. Il y a des histoires qui doivent être racontées et nous le ferons. Walidah Imarisha le fera. Adrienne Marie Brown le fera. Laurie Penny, Nisi Shawl le feront. Cory Doctorow, Jules Bentley, Mimi Mondal, Lewis Shiner, Rebecca Campbell, Nick Mamatas, Evan Peterson, Alba Roja, Simon Jacobs et tant d’autres personnes encore. Nous tous le feront, par tous les moyens. Nous rappellerons la liberté. Et peut-être que nous la connaîtrons un jour.


https://monde-libertaire.net/?article=P ... anarchiste
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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 27 Oct 2018, 19:38

Écologie et science-fiction

La science-fiction peut devenir un support de réflexion critique. Ce genre littéraire et cinématographique anticipe les évolutions de la société marchande, mais peut aussi inventer d'autres futurs.

Les conséquences du désastre écologique apparaissent souvent dans la science-fiction. La planète devient de moins en moins habitable sous l’ère de la modernité capitaliste. La science-fiction propose une description du futur pessimiste, voire apocalyptique. Mais elle peut aussi dessiner un autre imaginaire pour prendre en compte les enjeux écologiques.

La science-fiction reflète les idées nouvelles et originales. Elle alimente la réflexion sur les enjeux qui traversent la société. La science-fiction nourrit les interrogations et les propositions. Yannick Rumpala explore l’imaginaire du futur dans le livre Hors des décombres du monde.

... http://www.zones-subversives.com/2018/1 ... ction.html
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Re: Science fiction et alternative

Messagede bipbip » 01 Nov 2018, 23:08

Bâtir aussi

Livre : Bâtir aussi

Parce que la fresque glorieuse des lendemains qui chantent suscite aujourd’hui plus de défiance que d’enthousiasme – et à raison –, c’est à la littérature qu’a échu la tâche de donner chair au spectre du communisme.

La science-­fiction d’Ursula K. Le Guin, par sa puissance et sa sensibilité, nous avait déjà permis de nous projeter dans les espoirs, les difficultés et les contradictions d’une société anarchiste ; c’est à elle qu’est dédicacé Bâtir aussi.

En 2011, les Printemps arabes ont trouvé leur prolongement en France : d’une barricade à l’autre, l’Haraka, (la « Révolte ») prend tellement de force que l’État vacille ; Sarkozy se réfugie au Panama après un coup de force manqué, et l’insurrection s’enlise dans une douloureuse guerre civile.

En 2021, l’heure est à la reconstruction, commune par commune, d’une société égalitaire et sans État. Depuis le quartier-forêt toulousain qui a poussé sur les rives de la Garonne, à la commune libre de la Guillotière à Lyon, en passant par une cantine populaire genevoise et les communautés rurales du Vercors, c’est chaque personnage que nous suivons dans ses hésitations, quant à des problèmes que nous pressentons être bien réels : quand policiers et militaires désertent et appellent à rejoindre les barricades sous la bannière d’un nationalisme radical, une alliance opportuniste est-elle possible ?

Comment contenir la violence libérée par l’effondrement de l’État ? Faut-il armer les communes, ou désarmer tout le monde ? Doit-on mettre en place un système général et contraignant de répartition des tâches surplombant une mosaïque de communautés autonomes ? Ou plus prosaïquement, comment réparer les machines à laver si on ne peut plus en fabriquer ? Comment couvrir 300 km quand les réserves de pétrole de la région sont épuisées ? Quel Internet relancer pour rompre l’isolement sans centrales nucléaires ?

La prouesse de cette exploration romanesque est de nous faire vivre ce futur et les questions qu’il pose dans toute leur épaisseur. Rarement un roman n’a rendu aussi tangible l’idée d’une révolution au présent, dans toutes ses contradictions.

Certes, on peut lui reprocher d’une part une écriture inégale (rappelons que c’est un projet collectif !), et d’autre part l’homogénéité des points de vue exposés.

L’imaginaire de la barricade est franchement prédominant et les personnages principales sont toutes des militantes libertaires convaincues et expérimentées, là où l’on aurait aimé voir comment l’insurrection a bousculé des groupes sociaux moins susceptibles de s’y jeter dès les premiers feux.

Mais voyons plutôt dans ces limites une invitation à soi-même prendre la plume pour mettre des images sur cette révolution à venir.

Marco (36)

Bâtir aussi. Ateliers de l’Antémonde, Paris, Editions Cambourakis, 2018, 18 euros.


http://www.alternativelibertaire.org/?Livre-Batir-aussi
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