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L'actualité est particulièrement agitée par des débats de société, notamment, bien sûr, par celui qui concerne le mariage pour tous. Dans les médias d'abord, mais pas seulement ; en famille, entre amis, dans la rue, avoir son opinion sur le sujet et en débattre semble inévitable. Mais pourquoi aimons-nous débattre ?
Manifestations à Paris en faveur du mariage pour tous, en novembre dernier © Radio France - /N.C.
Réponses d'Anne Laure Gannac, de Psychologie Magazine.
Déjà, ce goût a des racines historiques profondes. Le débat public est un rite de la démocratie depuis Athènes. Ce qui nous plaît dans cette forme particulière, c'est tout simplement qu'elle est la preuve vivante que nos libertés d'expression sont à l'œuvre. Pas de débat sous une dictature.
Ensuite, le débat flatte ce qu'il y a de plus noble en nous, à savoir notre raison. C'est d'abord à elle qu'il s'adresse ; qu'on débatte ou qu'on suive un débat de qualité, on est censé faire fonctionner sa capacité de raisonner, d'argumenter. Et cela, c'est très jouissif.
Mais ça l'est d'autant plus qu'il n'y a pas que de la raison, dans un débat, il y a aussi de la passion, de l'emportement, de l'agressivité aussi. C'est un combat : combat de mots, combat d'idées, en tout cas on a là de quoi exprimer nos pulsions agressives sans trop de risque pour soi et pour autrui. C'est un lieu de défoulement, qu'on soit partie prenante ou qu'on en soit le simple spectateur.
Le débat comme lieu de spectacle ?
Oui, c'est un spectacle ! Ca l'était à l'époque des rhéteurs athéniens et romains, ça l'est d'autant plus à l'heure du tout écran et de l'hyper-médiatisation. Le débat, ce sont des slogans, des petites et des grandes phrases, mais aussi des manifestations dans la rue, avec des déguisements et des banderoles.
Derrière cette idée de participer à un débat il y a l'idée d'un engagement, un acte de citoyenneté
Bien sûr, un acte de citoyenneté, un acte républicain au sens propre : on participe à la chose publique, la "res publica". Cela nous donne un sentiment d'appartenance. Mais l'enjeu est également individuel ! Prendre position, c'est s'affirmer avec tout son "moi, je", si l'on peut dire. C'est affirmer ses valeurs, son identité sociale, religieuse, culturelle, sexuelle... Pour se sentir reconnu et exister. Derrière ce goût pour le débat, il y a ce désir, ce besoin de revendiquer son identité personnelle aussi, pas que collective.
Prendre position, c'est s'affirmer avec tout son "moi, je"
Dans le cas du mariage pour tous, le but de tous ceux qui s'y engagent c'est d'aider à prendre une décision concrète, à savoir la légalisation ou non du mariage homosexuel...
C'est vrai, mais c'est là que le débat montre une limite : il repose, par essence, sur un désaccord, sur un dissensus. S'il y a consensus, il n'y a pas débat ! Autrement dit, deux forces opposées sont à l'œuvre, mais dont nous attendons que leur combat aboutisse à la victoire de l'une sur l'autre. Comment ? Par quel miracle ? Du fait que l'une sera plus convaincante que l'autre, mais le problème est de savoir suivant quels critères. Ceux du fond ou ceux de la forme ? Ceux des arguments posés ou ceux de la finesse d'esprit, de la capacité de conviction, la force dont fera davantage preuve l'un des clans ?
Le risque de manipulation
Oui, mais aussi par soi-même : quand on choisit un clan, on sent bien qu'on ne peut plus lâcher et qu'il ne doit plus y avoir de place pour le doute, pour la remise en question. "Dès qu'on tient une opinion, elle nous tient" dit le philosophe Alain. C'est-à-dire qu'elle nous clôt, nous limite. Alors que penser c'est douter, c'est revenir en arrière, c'est s'interroger...
Sauf qu'il faut bien avoir une opinion pour faire avancer le débat, non ?
C'est toute la question ! Il semble qu'il faudrait absolument avoir une opinion. Notre époque raffole des opinions, on fait des sondages d'opinions à tour de bras. On ne sonde pas des réflexions, des interrogations, on sonde des opinions. Même si, comme le disait le sociologue Jean Baudrillard, "à force d'être sondés, les français risquent de ne même plus avoir d'opinion" !
Est-ce que cette envie d'exprimer et d'entendre les opinions de chacun est vraiment nouvelle ?
Sans doute que non, mais le crédit qu'on lui donne, lui, l'est. Historiquement, l'opinion a longtemps été dévalorisée, dans le monde de la pensée, en tout cas. La philosophie l'a toujours combattue. "Rejette une opinion et tu seras sauvé" conseille Marc Aurèle.
L'opinion se contente de peu : d'impressions, de réactions, d'émotions qui vont se cristalliser autour de peurs, de désirs plus inconscients
Platon, lui, la situe juste après l'ignorance mais bien avant la connaissance. Parce qu'elle n'est qu'une représentation subjective de la chose, dans laquelle on a tendance à se complaire. On s'y sent bien, elle est confortable. Alors que la réflexion exige du temps, de l'effort, de la recherche, exige justement de sortir de ses zones de confort, l'opinion se contente de très peu, elle se contente d'impressions, de réactions, d'émotions qui vont se cristalliser autour de peurs, de désirs plus inconscients. L'opinion est figée et fige.
Comment pourrait-on expliquer cette place importante et ce crédit donné à l'opinion aujourd'hui ?
Plus on est en proie au doute, à l'inquiétude, à tout ce qui parle d'un monde en crise, et plus on a besoin de se raccrocher à des certitudes. Or, le propre des opinions c'est de proposer des certitudes. Et puis, c'est aussi que contrairement à l'idée qui a besoin de mûrir, l'opinion ne demande pas de temps, elle vient vite et elle est laconique. Et la vitesse, c'est une banalité de le dire, mais c'est un critère déterminant de notre époque.
Trop de débats de société alimente les opinions mais pas les idées
Soyons clairs : on a besoin de ces débats et notre propre réflexion s'en nourrit, bien sûr, on ne pense pas uniquement par soi-même ! Disons plutôt que le risque, à l'échelle individuelle, c'est de de se faire voler son temps de réflexion, en se laissant happer par trop de débats. Et donc d'en sortir soit avec un peu plus d'eau au moulin de ses propres opinions, soit avec une sensation de fouillis, l'impression qu' " on ne sait plus quoi en penser ", comme on dit.
De l'opinion à l'idée, à la réflexion
Il faut prendre son temps pour réfléchir. En n'étant pas dupe de soi lorsqu'on s'accroche à une opinion, ni dupe des influences que subit notre réflexion. Par exemple, se revendiquer pour ou contre le mariage homosexuel, ce n'est pas seulement revendiquer ses croyances religieuses, ou ses engagement politiques ; c'est parler de sa propre histoire, des parents qu'on a eu, des parents que l'on est, de ceux que l'on voudrait être... Mais cet entremêlement d'influences, nous ne pouvons en prendre conscience et en défaire les nœuds que si nous prenons le temps d'une introspection réflexive et de l'incertitude.
Quoi d'autre sinon le débat ?
Idéalement, le dialogue au sens Socratique. C'est-à-dire le dialogue qui avance posément, davantage par question et non par affirmation, et surtout parce que son but n'est pas d'acquérir le pouvoir mais d'approcher ensemble la vérité. Mais quant à savoir si cela est toujours possible, c'est un autre débat !
commentaire
la jouissance du raisonnement convient aux addictions pathologiques issues de l' anthropocentrisme, la motivation à la révolte face aux obscurantismes n' est pas cérébrale, elle est la réponse d' une translation de l' instinct vers une alternative dénuée d' analyse, la dénonciation du jeu qu' organise le maître pour maintenir l' esclave dans l' espérance provient du coeur