L'anti-intellectualisme chez les idiots.

L'anti-intellectualisme chez les idiots.

Messagede Boehme » 01 Nov 2014, 18:47

La race des idiots est fort répandue en ces temps de débâcle politique. A telle enseigne qu'on finira un jour par oublier à quoi ressemble l'intelligence politique; intelligence critique en ce qu'elle induit un questionnement incessant, intelligence qui dépasse les individus en ce qu'elle affirme un certain sens de l'intervention publique. Dans l'Athènes démocratique, époque de rhéteurs où cette vertu était fondamentale, l' « idiotês » était méprisé à juste raison. L'idiot, c'est celui qui s'occupe uniquement de ses affaires et ne se mêlait surtout pas de reprendre les propos qu'on prononçaient publiquement, — dans la sainte paix des familles. S'occupant constamment de ses propres affaires, il est le plus souvent incapable de comprendre qu'il puisse y avoir des problèmes qui concernent tout le monde; et c'est aussi bien dans la mesure où il en fait sa petite affaire personnelle qu'il croit s'en occuper. Le polemos, ce principe essentiel de la démocratie athénienne, il le réduit à de simples chamailleries. On disait aussi de l'idiot qu'il était semblable à une femme, un être qui n'usait du logos qu'à toute fin de vilipender la personne des politiques. Il était acquis qu'un véritable débat public implique qu'on interroge les propos d'untel, qu'on s'appesantisse sur les activités publiques d'un autre, qu'on examine la pertinence des problèmes que pose un troisième, et tout cela sur un espace a priori accessible à tous. Vous ne trouverez rien de tel chez l'idiot, lequel s'empressera le plus souvent de fantasmer le politique en grand Autre. Pour donner consistance à son rêve, il usera de l'imagination de son temps, de ces images, clichés et caricatures qui traversent le langage de part en part, pour le grimer des couleurs qui sont à la convenance de sa bêtise. Le discours de cet aristocrate n'a-t-il quelque ressemblance avec quelque autre discours, prononcé il y a quelque temps par un rhéteur dont il était notoire qu'il soutenait la tyrannie comme seul régime politique valable ? Son maintien ne rappelle-t-il pas d'ailleurs celui de Codros, le dernier tyran d'Athènes ? Il court aussitôt à l'agora en "informer" la populace. Flattant la propension de chacun à faire aussi de toute question publique une affaire privée, notre idiot réussit son coup, et inhibe toute distance critique chez les citoyens, qui croiront même entendre une véritable critique pour peu qu'ils soient suffisamment inattentifs ! Des rumeurs courront à son sujet et feront office de discussion. A chaque fois qu'ils l'entendront de nouveau discourir, il craindront pour leurs affaires privées et l'ignoreront. Certains se feront perroquets et répèteront avec franchise les rumeurs qui courent à son sujet. Comme il était aussi acquis qu'on ne corrigeait de mesquines dispositions qu'en suscitant la honte de parler aussi bassement devant tout le monde, on usait d'esprit, d'ironie, d'humour, bref, de tout ce qui faisait pour Proudhon un esprit élevé. On trouvait cela le plus souvent insupportable, et cela prouvait seulement qu'on devenait de plus en plus lourd, qu'on focalisait plus encore son attention dans ses affaires privées. Qu'on s'avise de prononcer un discours dans certaines circonstances, et les idiots retiendront seulement les circonstances ( « Mais oui, on sait bien qu'il est pour la tyrannie ! Or, qui est pour la tyrannie est aussi un courtisan qui cherche à s'attirer les faveurs d'un éventuel roi, s'il ne veut pas lui-même le devenir ! »). Le politique montre d'un geste éloquent le seul endroit qui vaille d'être investi, et qui est aussi une solitude dangereuse, et l'idiot regarde le doigt. Et il rit aussi, l'idiot, d'un rire glacial et sinistre.

On l'aura compris, la disqualification politique ne date pas d'hier. Pensant sûrement formuler une critique alors qu'il cherche dans l'opinion commune la légitimité de son discours, l'idiot s'oublie en même temps qu'il oublie qu'il la formule d'un espace public. Afin que ces oublis fonctionnent au mieux, il a fallut en créer les conditions objectives. D'abord un langage taillé pour fonctionner comme mythe; c'est sur ce langage que je m'attarde ici en tant qu'il produit des discours et des grilles de lectures performantes. Notez que ces discours ne s'adressent pas à tout le monde, et ne sont pas prononcés par tout le monde. C'est bien plus souvent la langue qui nous parle, et non l'inverse, dans la mesure où elle est un phénomène social.

En vogue depuis quelques années, un discours anti-intellectualiste qui se prévaut des évidences pour fonctionner comme langage d'exclusion politique. Elle a incontestablement quelque chose qui tient du populisme, pour autant que son fonctionnement implique qu'il doit interpeller un maximum de personne et leur faire croire qu'ils sont le peuple, de les conforter dans leur éternelle sagesse populaire, leur bon sens, leur simplicité, contre l'occultisme et la prétention du discours des "intellos". Elle use pour cela de toute une mythologie de l'intellectuel, d'un ensemble d'images, de qualificatifs, de représentations dont l'effet recherché est de remporter l'adhésion du plus grand nombre. « Comme tout être mythique, le mythe de l'intellectuel participe d'un thème général, d'une substance : l'air, c'est-à-dire (bien que ce soit là une identité peu scientifique) du vide. Supérieur, l'intellectuel vole, il ne "colle" pas, il plane...» (R. Barthes, "Poujade et les intellectuels" in Mythologies, Seuil, p.183). Bien entendu, l'anti-intellectualiste aura feint d'oublier que c'est lui qui a engendré ces effets à travers son propre discours. Le fondement inévitable de tout anti-intellectualisme: « la suspicion du langage, la réduction de toute parole adverse à un bruit, conformément au procédé constant des polémiques petites-bourgeoises, qui consiste à démasquer chez autrui une infirmité qu'on ne voit pas en soi, à charger l'adversaire des effets de ses propres fautes, à appeler obscurité son propre aveuglement et dérèglement verbal sa propre surdité » (Idem). L'idiot anti-intellectualiste feint d'oublier qu'il parle lui aussi, et que son discours a autant de conséquences et génère autant d'effets qu'une action physique. La qualité virtuelle qu'il prête au discours de l'intellectuel n'est que le déni de la réalité de son propre discours; et c'est sur l'oubli de sa propre position que s'entérine cette stratégie inhérente à ce type de discours idéologique, ou plutôt son réflexe régressif d'exclusion. On voit que l'exclusion politique ne s'opère pas délibérément ou consciemment, mais selon des réflexes d'interprétation apolitiques, et dans leurs effets anti-politiques. C'est précisément cela un mythe: un langage qui joue sur le régime du bien-entendu petit-bourgeois et des évidences anhistoriques. Qu'il domine en tant que forme du discours dans l'espace public et celui-ci se privatise et devient le lieu de querelles sans intérêts réels. Il y a éventuellement autre chose, qui a un rapport avec cette tendance chez l'idiot à s'occuper uniquement de ses affaires publiques, et objectivement des affaires publiques comme ses affaires privées : sa grande paresse d'esprit. Encore une fois, il a fallut créer des conditions objectives inhibant toute critique pour que les hommes puissent en faire montre. Chez les Grecs, elle a donné la chute politique d'Athènes, quelques compromis plus loin le monde petit-bourgeois de Barthes, et encore plus de démissions plus tard et plus loin la connerie abrutissante des cyniques les plus malins du notre. C'est avec cette situation très difficile qu'il faudra compter, et l'histoire ne concerne pas seulement l'intellectuel et l'homme de la rue, ces deux versants d'un même mythe qui n'a que trop duré.
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