L’intérêt pour les libertaires d’étudier la question de la « dictature du prolétariat », mais aussi beaucoup d’autres questions, est double :
1. C’est utile dans une discussion avec des marxistes révolutionnaires, parce qu’en général ils ont l’expression plein la bouche, l’utilisent toutes les trois phrases et laissent entendre que les anarchistes sont des abrutis, voire carrément des contre-révolutionnaires, parce qu’ils refusent d’exercer la « dictature du prolétariat ». Or Marx emploie l’expression quatre ou cinq fois, deux fois dans les années 1850 quand il était très jeune et influencé par les blanquistes (ça lui passera vite), et 25 ans plus tard dans des textes qui n’étaient pas destinés au public. Ça remet les choses en perspective.
2. C’est utile pour comprendre ce que Marx voulait vraiment dire, et savoir est toujours mieux que de ne pas savoir et en rester au niveau des idées reçues. Or ce qui est clair, c’est que la dictature du prolétariat n’était pas pour Marx une question programmatique mais un concept historico-sociologique.
Je veux dire par là qu’il n’a jamais dit que la dictature du prolétariat figurait dans le programme du parti communiste ou du mouvement ouvrier, comme par exemple :
« 1. Conquête du pouvoir d’Etat ;
« 2. Expropriation des capitalistes
« 3. Dictature du prolétariat…etc. »
Il dit simplement que la dictature d’une classe quelconque, donc celle du prolétariat éventuellement, est une situation de fait qui apparaît lorsqu’une classe sociale renverse une autre classe jusqu’alors dominante et instaure les institutions qui assurent son hégémonie et qui empêchent le retour à l’ordre ancien. Ce n’est pas du tout la même chose.
Les choses étant formulées de cette façon, les anarchistes peuvent être parfaitement d’accord avec ça. Le meilleur moyen d’exercer la « dictature du prolétariat » est sans doute de mettre en place les institutions qui assureront à la classe ouvrière, aux travailleurs, la maîtrise des choix concernant les orientations politiques et économiques qui les concernent.
Marx utilisait le mot « dictature » dans son sens originel, tel qu’il était compris du temps des Romains : l’exercice du pouvoir par un homme, de manière temporaire, dans une situation exceptionnelle. Mais même dans ce sens-là, le mot est particulièrement maladroit.
Ce qui est intéressant, à mon avis, c’est : pourquoi diable une expression qui apparaît si peu chez Marx a-t-elle été reprise d’enthousiasme par tous les courants communistes ? Cette question, je pense, relève de la psychanalyse, ou plutôt de la psychosociologie. Le concept de « dictature du prolétariat » sert à légitimer le pouvoir sur la classe ouvrière des intellectuels bourgeois plus ou moins déclassés qui dirigeaient les partis social-démocrates (c’était le cas de la quasi-totalité des cadres du parti bolchevik).
L’utilisation de l’expression dictature du prolétariat par Lénine est extrêmement intéressante, et mérite d'être analysée.
Pour conclure, je voudrais faire une remarque sur ce que dit Mr Plok :
« Je suis vraiment impressionné par tant de connaissances, c'était très instructif merci ».
Il est évident que je suis heureux de constater que mes interventions sont appréciées ; ce serait parfaitement hypocrite de le nier. Il est toujours gratifiant de savoir qu’on sert à quelque chose.
Mais je considère que les libertaires qui ont acquis au fil des années un savoir doivent le transmettre. J’ai vu beaucoup trop de camarades tellement subjugués par le marxisme comme corps de doctrine prétendument « cohérent » qu’ils ont fini par en intégrer les dogmes, y compris parfois celui de la « dictature du prolétariat », ou encore du « matérialisme historique » (alors que Marx n’emploie jamais cette expression !!!).
Cet assujettissement de l’anarchisme au marxisme théorique (et pour moi le « marxisme libertaire » en est une forme) est la conséquence de l’absence tragique de formation théorique et politique qui frappe de très nombreux libertaires.
Gaston Leval, à qui je dois énormément, disait : « On ne fait pas de bons militants avec des ignorants. »
Ce qui serait intéressant, ce serait de créer une structure de formation sur le modèle du Centre de sociologie libertaire de Gaston Leval, mais une structure «transversale» comme on dit, commune à l’ensemble des organisations libertaires, et qui se chargerait de mettre sur pied des programmes de formation communs. Ça pourrait se faire sous la forme de forums, partiellement, mais je pense que le contact direct est important. Je reconnais que cela poserait des problèmes concrets, comme par exemple la tentation pour les uns ou les autres de tirer la couverture à soi, mais ce serait un bon test pour voir si une initiative commune tient le coup sur la durée.
R.